James Ferraro, cauchemars sublimes

























A lire ici

Paul Harding, prix cadeau






































Entretien en deux parties, à lire ici et ici.

Julián Ríos, la spirale et le livre (paru dans Chronic'art, janvier 2010)



Né en 1941, le géant espagnol Julián Ríos fait partie de cet étrange cénacle d’auteurs peu connus du grand public mais adorés par leurs « lecteurs électeurs », lesquels, si on le leur demandait, leur décerneraient immédiatement un Prix Nobel. Admiré par ses pairs (Goytisolo, Páz, Fuentes, Coover) comme par sa descendance (une très vivace génération spontanée d’auteurs en Espagne, encore inédite en français), « Ríos Grande » a d’abord longtemps existé pour et à travers les autres, les faisant parler (ses livres d’entretiens avec Octavio Páz ou R.B. Kitaj) ou les faisant éditer (la collection « Espiral » a fait découvrir Arno Schmidt ou Thomas Pynchon aux lecteurs espagnols). Jusqu’à Larva, en 1983,  labyrinthique tour de Babel plantée à Londres que ses lecteurs considèrent comme le Finnegans Wake espagnol. Protéiforme et obsessionnelle à la fois, son œuvre base ses architectures méticuleuses et circulatoires sur la zone d’échanges entre l’auteur et le lecteur. Lui-même revenant perpétuel d’une vie de voyages dans les textes, il y converse sans cesse avec ses grands ancêtres encyclopédiques (Cervantès, Sterne, Nabokov, Joyce et leurs descendances) en même temps qu’il ausculte le monde et invente sans cesse de nouvelles stratégies pour faire avancer la course de relai de la littérature. Passionné par la construction des mythes, au passé comme au présent, il plonge aujourd’hui avec délice dans le vortex d’histoires et de faux-semblants lié à la mort de la Princesse Diana pour tisser une spirale plus dense encore d’intertextes, d’anecdotes et de coïncidences : Pont de l’Alma, son nouveau palimpseste, ingurgite tout sur son passage (les personnages de fiction et les sosies, les chiens et les écrivains, les objets trouvés et les objets perdus) et ambitionne plus que jamais de « transformer le lecteur en inventeur de son propre roman ». Avec un seul mensonge attaché à sa proue (« Les accidents se produisent rarement par accident »), ce Livre des morts virtuose jusqu’à la magie souligne surtout le lien viscéral qui unit le monde à la littérature d’invention, aussi triviales que ses jongleries puissent parfois paraître : comme tous les romans de Ríos, c’est une cosmologie infiniment cohérente où les mots et les choses, l’écriture et la vie, le réel et la littérature sont les deux faces d’une même dimension. Il nous a reçu chez lui, à Saint-Martin-La-Garenne.

Pour commencer, j’aimerais vous soumettre une phrase prononcée par William T. Vollmann à propos de son dernier livre, Imperial : « Je pense que toutes les métaphores sont équitablement pertinentes, que l’on peut projeter ce qu’on veut sur un paysage ou un personnage ; du moment que l’on s’y prend avec sincérité, des vérités très profondes en jailliront ». Elle évoque la première phrase de Nouveaux Chapeaux pour Alice : « Un chapeau n’est pas un chapeau ». Vous concentrer sur un sujet pour mieux vous en détourner, c’est ce que vous faites dans Pont de l’Alma, qui est finalement tout sauf sur un livre sur la mort de Lady Di…

En ce qui concerne « Un chapeau n’est pas un chapeau », cette exclamation est la négation d’une phrase de Joyce qui se trouve à la fin de Nouveaux Chapeaux pour Alice et qui dit tout le contraire. C’est une façon de retourner le chapeau : les choses peuvent paraître à la fois exactement ce qu’elles sont, mais aussi le contraire. Ainsi, Pont de l'Alma est et n'est pas un roman sur la Princesse Diana. La Princesse est la pierre qui tombe dans l'eau, et qui y fait naître des histoires en cercles concentriques de plus en plus grands. Dans la littérature, quand l’écrivain est un peu illusionniste – ce qui arrive souvent aux écrivains –, un objet comme un chapeau peut se transformer en n’importe quoi. Pensons au chapeau qui figure dans Le Petit Prince ! Je ne connais pas le livre de Vollmann que vous mentionnez, mais de mon point de vue le paysage n'est pas un écran de projection mais un champ de découvertes. Le paysage appartient autant à la Géographie qu'à l'Histoire. Pour moi, l'écrivain doit découvrir l’âme ou l’essence d’un paysage, sa force d’attraction. Prenez cette pièce, cette maison : nous sommes au bord de la Seine, juste en face de là où habitait la peintre Joan Mitchell et où elle a passé une partie de sa vie créative en peignant ses grandes toiles. Des critiques à New-York ont classé son œuvre dans l’abstraction lyrique. Et moi qui connais ces paysages par cœur, je sais que son point de départ était figuratif, même si elle est allée bien au-delà de la figuration. Un paysage n’est pas une toile blanche, c’est une source d’informations. La géographie est pleine d’histoires, du moment qu’on la met en relation avec l’Histoire, avec les hommes et avec la vie. J’ai envie d'emprunter et de détourner un titre de l’écrivain Guy Davenport : « L'imagination de la géographie ». J’y crois beaucoup.

Est-ce la raison pour laquelle les villes (Londres, Paris ou Berlin) jouent un rôle aussi importants dan vos livres ?

Ce sont les décors de la littérature contemporaine. Les grandes villes sont surtout pour moi des sources d’ambiguïté permanente. Vous voyez quelqu’un faire rentrer de force une personne dans une voiture et vous n’avez aucune idée sur le sens réel de la scène : s'agit-il d'un kidnapping, le premier individu aide-t-il le second ? La ville est semée de signes, la ville est polysémique : Polys sémique.

Les villes sont aussi des espaces très denses d’informations et de possibilités. En lisant vos livres, on a cette impression que des passages s’ouvrent et se dérobent dans tous les coins et recoins des histoires et des décors.

C'est la structure labyrinthique. En même temps, dans le labyrinthe, il y a un ordre parfait qui structure le chaos. Je fais partie des écrivains qui aspirent à contrôler le chaos, et le labyrinthe est la forme parfaite pour arriver. Il y a aussi la spirale, qui est plus belle et plus parfaite encore. La spirale en expansion me permet d'avancer plus loin à chaque fois, tout en revenant sur mes obsessions.

Le labyrinthe pourrait-il servir de topologie modèle à la manière dont se construit (et se déconstruit) Pont de l'Alma ?

Oui, sans doute. Même si je pourrais citer une autre figure : l'octaèdre. Il y a huit chapitres, huit facettes dans ce roman. Et pour revenir sur la Princesse, qui est comme le Chapeau que le Chapelier Fou offre à Alice, elle est au centre sans y être, elle est le centre autour duquel gravitent tous les personnages. Je n'aurais jamais cru que Diana Spencer pourrait m'intéresser à ce point. C'est seulement après sa mort, quelques jours après, en voyant la foule au-dessus de l'entrée du tunnel du Pont de l'Alma, que l'étincelle s'est produite, comme à chaque fois que je vais commencer un roman... Ce genre d'illumination dont parlait Faulkner quand il évoquait la vision de la culotte d'une gamine descendant la façade de sa maison et qui avait déclenché l'écriture du Bruit et la Fureur. La flamme du roman est née en voyant celle du Pont de l'Alma. Le reste est venu après : le souvenir d'avoir vu Diana dans sa Jaguar à un feu rouge à Londres dans les années 1980. En y repensant bien, j'ai réalisé ce qui m'intéressait tant dans la figure de la Princesse : il est rare à notre époque de voir naître un mythe, et d'observer la manière dont il se construit. Un mythe grossit au fur et à mesure qu'il circule et qu'on le pervertit. Tout ce qu'on dit sur le mythe l'alimente. La Princesse est un palimpseste extraordinaire, dans lequel chacun de ses adorateurs ou détracteurs, selon ses intérêts et ses obsessions, se retrouve. Mais indépendamment de l'intérêt pour la naissance du mythe, je ne veux pas occulter les secrets du roman. C'est une œuvre qui en cache beaucoup. Il y a quelques jours, mon éditeur espagnol m'a envoyé une critique très intéressante : le journaliste cite un passage du roman où l'œuvre est comparée à un iceberg dont la partie invisible soutient l'ensemble ; et peu après, il évoque avec générosité la précision et la beauté des phrases, et en cite une, où vole un papillon : « Volant libre aux domaines invisibles merveilleux intenses rutilants ». Or dans cette phrase [p.233 de l'édition française, ndlr] se cache précisément, via un « VLADIMIR », l'âme de Nabokov qui s'enfuit comme un papillon s'envole, puisque la scène où la tante du narrateur est en train de mourir se passe au moment et à l'endroit précis où Nabokov est en train d'expirer [Nabokov était un éminent lépidoptérologiste et les papillons apparaissent partout dans son œuvre, ndlr]. C'est aussi, bien sûr, une référence à « The Vane Sisters », cette célèbre nouvelle de Nabokov où la présence des fantômes des deux sœurs est signalée par un acrostiche. C'est la part invisible du texte. J'aime bien dire que j'écris aussi pour l'œil de Dieu, même si aucun critique ou lecteur ne s'en rendra compte. La vie du texte, la manière dont il sera compris, incompris et bien sûr amélioré par les lecteurs qui y découvriront des choses auxquelles l'auteur n'avait pas pensé, me passionne. Savez-vous que pendant la guerre, une bombe a décroché un pan de la jupe d'une figure de la façade de la cathédrale de Chartres, et a révélé un serpent enroulé autour de sa jambe? Ce sculpteur aussi avait travaillé pour l'œil de Dieu. J'écris pour les lecteurs, mais aussi pour les relecteurs. Le texte grossit au fur et à mesure qu'il est lu et relu. Le Quichotte qu'on lit aujourd'hui est considérablement plus riche que celui du XVIIe siècle. Un texte sans lecteur est plus triste encore qu'un auteur sans lecteur : il est mort. Heureusement, il ressuscite dès qu’un œil l'anime.

Vous pourriez presque réécrire vos livres en partant des mêmes situations de départ et en suivant des bifurcations différentes…

On peut le faire avec tous les livres. Tous les livres pourraient bien sûr être décrits avec le titre de la fameuse nouvelle de Borgès, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ». Ou qui trifurquent, quelquefois. Dès le deuxième chapitre de Don Quichotte, les personnages pourraient prendre un autre chemin. Dans le roman, les personnages sont organiques, en évolution, plutôt que des stéréotypes fixés.

Par rapport à Larva, tous vos textes offrent un premier niveau de lecture narratif. S'agit-il de votre part d'une forme de concession ?

C'est une stratégie, pas une concession. Je ne pourrais pas refaire Larva une deuxième fois. Joyce, après Finnegans Wake, avait prévu d'écrire un livre très simple et très court. Depuis quelques temps, j'essaye de gratifier le lecteur pressé. Mais le bon lecteur n'est jamais dupe. Il sait qu'en passant plus de temps sur le texte, voire en le relisant, il trouvera plus de richesses et plus de plaisir. C'est le signe de la littérature. Dans Larva, il y avait beaucoup d'histoires mais je privilégiais le travail sur la langue. Parfois, comme dans les Nouveaux chapeaux pour Alice, j'ai privilégié la passion de raconter, d’autres fois les personnages et leur densité comme dans Monstruaire. Ma devise vient de Pessoa : « Sois pluriel comme l'univers ». Dans les années 1970, j'ai collaboré à la revue mexicaine Plural et Octavio Paz, qui dirigeait la revue, m'avait dédicacé la première édition de son livre sur Duchamp en faisant allusion à sa phrase « Water Writes Always in Plural » : « Pour Julián Ríos, dont l'écriture est aussi plurielle ». Mais pluriel ne signifie pas contradictoire, et la diversité a toujours un centre d'intérêt. C'est pour ça que j'affectionne tant la spirale : on repasse par le même endroit pour aller ailleurs, et plus loin.

En termes d'équilibre entre la surface et les choses cachées, vous atteignez avec Pont de l'Alma une sorte d'achèvement formel…

Nabokov s'amusait beaucoup à inviter des fantômes dans ses récits, même si les lecteurs ne pouvaient pas déceler leur présence. J'ai très à cœur de faciliter la tâche à mes lecteurs. Ce que j'ai réussi, j'espère, dans Pont de l'Alma, c'est de faire en sorte que l'on puisse suivre le fil du texte naturellement, malgré la quantité des histoires et des faits réels qui soutiennent l'iceberg. Je pense par exemple au chapitre intitulé « Bonzo », qui évoque notamment la vie de Céline. Le lecteur doit pouvoir se laisser porter par le récit, par le flot du fleuve, comme on descend la Seine. Bien sûr, il doit aussi pouvoir revenir sur les lieux pour enquêter, comme le fait le protagoniste du chapitre « Opération Dent » qui démêle et emmêle les conspirations autour de la mort de Diana.

Ce chapitre sur Céline est le plus vertigineux du livre, mais son sujet est plutôt le lien mystérieux avec la Princesse que Céline en lui-même, comme un « whodunit » purement littéraire.

Le chapitre sur Céline est d'après moi un chapitre-charnière. Il permet de comprendre le rapport du roman avec la mort, un roman que j'appelle parfois mon livre des morts : c'est un livre plein de morts qui circulent, vont et viennent, ont un poids. De la même manière, la croisière du chapitre « Champs-Elysées » est pleine de fantômes : au premier degré, c'est une surprise-party sur un bateau avec des sosies de Marlene Dietrich ou Bette Davis ; au deuxième, c'est un grand rassemblement de figures disparues à Paris. C'est le livre des étrangers morts à Paris. Le narrateur fréquente des lieux d'étrangers à Paris, qui se sentent étrangers. Il vient là où Joyce et Picasso venaient, là où ils se sont tenus face à face mais ne se sont jamais adressé la parole.

Vous abordez le sujet de manière très biaisée, avec ce dispositif de sosies...

Bien sûr, il y a les doublures mais aussi les protagonistes. Il faudrait parler du personnage de Camille, qui est bien réel, et du narrateur, deux invités de chair et d'os parmi les fantômes... C'est comme dans le Tour d'écrou d’Henry James, que l'on peut lire de plusieurs façons, en croyant à l'histoire de fantômes ou en privilégiant la piste psychanalytique. L'important, c'est que l'ambiguïté demeure, et c'est ce qui en fait la meilleure histoire de fantômes que je connaisse. Pour « Champs-Elysées », on peut lire le chapitre comme un récit réaliste, comme une allégorie d'un bateau des morts descendant la Seine, ou comme la projection de la pauvre Camille dans son coma.

Vous parlez de possibilité réaliste. Or, à l'instar des astres de votre constellation, vous lisez le réel comme on lirait un livre... Est-ce la complexité du réel qui vous inspire votre littérature, ou est-ce que la littérature est plus large que le réel?

Ce sont deux choses différentes. Dans Quichotte et fils, je commente l'opinion de Nabokov selon laquelle il faut toujours prendre le mot « réalisme » avec des pincettes ou des guillemets. Je crois infiniment à la réalité, car elle permet de mieux avoir les pieds sur terre pour prendre le premier élan, s'en éloigner et arriver à quelque chose de plus vrai que nature... Pour donner de la vraisemblance à la littérature, il faut être plus vrai que nature. Même si tout est inventé, il faut bâtir un monde. Si l'écrivain écrit de la fiction, c'est moins pour sortir du réel que pour en bâtir un nouveau. Le Sud de Faulkner permet de mieux voir le Vieux Sud des Etats-Unis, mais il n'a rien à voir avec le véritable Vieux Sud des Etats-Unis. Le réalisme est un tremplin.

Parfois, la réalité que vous construisez est encore plus littéraire que les livres eux-mêmes.

Les Anglais ont cette expression : « Stranger than Fiction », qui au fond est l'évidence même ; bien sûr, le réel est parfois si loufoque que même la fiction n'oserait pas le décrire, par peur d'invraisemblance. Mais quand on aime, comme moi, tourner autour du pot, on apprécie surtout ces coïncidences qui finissent par s'agglutiner sans que l'on sache comment ni pourquoi, entre des choses qui n'ont rien à voir. Par exemple, dans le chapitre sur la peintre Camille Larocque, s'agglutinent des faits historiques (le tableau de Corot, la scène finale de Jules et Jim tournée sur ce même pont, la mort du premier soldat mort à cet endroit précis pendant la traversée de la Seine après le Débarquement…) et des détails figurant sur un tableau accroché dans ma cuisine, une huile d'un certain Laroque, sans c, et que je regardais tous les matins pendant mon petit déjeuner depuis que je l'avais chinée dans une brocante. C'est en découvrant tout ce réseau de coïncidences que ce tableau a commencé à me raconter son histoire, que j'ai retranscrite dans le texte.

Tout, dans ce nœud des coïncidences, laissait présager que le tableau était imaginaire, comme ceux de Mons dans Monstruaire.

Dans Monstruaire, en plus de la vie du peintre Mons, j'ai inventé son œuvre. Mais heureusement pour moi, je peux aussi être tenté de raconter une histoire à partir d'un cendrier ou d'un tableau bien réels. J'ai devant moi la Seine, l’Île Saint-Martin, peinte maintes fois par Monet. Parfois, la lumière me rappelle certains de ses tableaux. Je sais bien que Monet n’a pas épuisé cette lumière. Tous les jours, j’ai un Monet différent devant mes fenêtres. Sa leçon, c’est la valeur qu’il a donnée à l’instant. C’est ce qui m’intéresse dans la littérature : l’écrivain, comme le photographe et le peintre, doit savoir fixer des instants uniques, qui disparaissent ensuite pour toujours. Il sait les capturer pour la postérité, c’est son humble privilège.

N’êtes-vous pas tenté d'écrire un livre sans toutes ces dates, ces écrivains, ces livres qui peuplent vos romans?

Il ne faut pas oublier les personnages ! Camille, par exemple, ou bien le photographe Carrion et tant d'autres, ne viennent de nulle part, sinon de mon imagination romanesque. Par ailleurs, penser que l'on peut écrire sans le passé de la littérature est une erreur d'appréciation prétentieuse. Don Quichotte est le livre des livres et il est plein de livres. La littérature est pleine de littérature comme la peinture est pleine de peinture. Il n'existe aucun tableau important qui ne contienne toute l'histoire de la peinture. Vous connaissez sûrement cette définition de la littérature américaine qui sépare les écrivains en peaux rouges et visages pâles [introduite dans les années 1930 par le critique Philip Rahv, fondateur de la Partisan Review, ndlr]. L'épitomé des visages pâles est Henry James, et celui des peaux rouges Mark Twain... Mais en réalité, le monde de Mark Twain est plein de références à la culture de son temps, c'est un vaste intertexte. Et il ne faut pas oublier que les écrivains ont leur tempérament. Je suis un romancier encyclopédique, je viens de Rabelais et Cervantès, de ces romans à l'ambition totalisante. Mais peut-être écrirai-je un jour un roman de méditations sur le désert et le sable plutôt que la forêt.

Emil, qui est comme un fantôme au milieu des histoires et des personnages de vos romans, pourrait-il enfin en devenir le sujet ?

Emil vit pour les autres, c'est sa mission de narrateur. Mais il a tout de même aussi un rôle important de personnage principal dans Larva, quand il décide d'écrivivre, de vivre par l'écriture. Je pense que sa folie est belle : c'est une façon de vivre beaucoup plus belle et plus intense. Le moment de l'écriture est le moment le plus intense de la vie. J'aime aussi beaucoup le moment hésitant où je prépare mon coup, comme le voleur. Mais le moment de l'écriture, de l'action, l'heure de la vérité, comme on dit en tauromachie, est vraiment suprême.

Votre amour de la coïncidence et vos connaissances sont presque votre maladie…

Il y a une belle expression en espagnol: « El conocimiento no ocupa lugar », la connaissance ne prend pas de place. Heureusement. La mémoire, c'est un autre problème. Funès, le personnage de Borgès, devient fou à force de tout se remémorer, et parfois en littérature, il faut oublier des détails pour arriver à une synthèse. Et puisque nous parlons de Borgès, quand on lui reprochait d'introduire souvent dans ses histoires des tigres, des miroirs, des labyrinthes ou trop de livres, sa meilleure réponse se trouve dans son affirmation : « Je suis décidément monotone ». Mais quelle diversité dans cette monotonie !

Vous parlez de mémoire : les récits de Monstruaire ou Pont de l'Alma mélangent tellement les époques qu'ils semblent difficile à dater.

Mes romans s'inscrivent pourtant dans un temps très précis. La seule chose qui me différencie des auteurs de romans réalistes du XIXe siècle, c'est que les dates figurent parfois implicitement, dans les détails. Poundemonium contient des dates. Amores que Atan (Belles Lettres en français), pour lequel il faudrait un jour trouver un autre titre français, est plein de références à l'actualité. Le roman se déroule sur une durée de vingt-six jours, associés aux vingt-six lettres de l'alphabet qui sont chacune l'initiale d'une héroïne littéraire : de A pour Albertine à Z pour Zazie. Quand, dans la dernière ligne du chapitre P, la lune se présente telle une parenthèse lumineuse qui se referme, cela correspond exactement à l'aspect que présentait la lune sur le ciel de Londres cette nuit-là. Par déduction, et avec une lecture attentive, on peut situer très précisément les lieux et les époques. Larva, par exemple, est bourré de détails, vestimentaires, architecturaux... Même les photographies à la fin permettent de situer le roman, puisque beaucoup des lieux qui y figurent n'existent plus. C'est un roman historique, si vous voulez. Tous les romans d'aspect réaliste deviennent historiques avec le temps, d'ailleurs. Et au fond, je suis un fanatique du réalisme à la Zola ; j'ai toujours un calepin sous la main pour noter des détails qui m'intéressent.

Vos livres offrent tout de même une vision du temps qui est loin d'être réaliste.

Ca doit être vrai, puisque des universitaires ont consacré des études entières à ma conception du temps. Je sais aussi que ça complique la tâche à mes traducteurs. Evidemment, le temps est un autre mystère et le temps de la littérature n'a rien à voir avec celui de la montre. La littérature a le pouvoir de le ralentir ou de le condenser, dans l'illusion de la lecture mais pas seulement : les livres ont le pouvoir de nous faire pénétrer dans les dimensions cachées du temps. Sterne et Cervantès l'ont démontré de manière extraordinaire.

Dans Solo à deux voix, votre livre d'entretiens avec Octavio Paz, Paz évoquait le nouveau temps qui venait, qui ne serait « ni un futur ni un passé ».

Tout temps à venir se prétend nouveau. Dans l'édition actualisée et définitive de ce livre, qui est encore inédite en français, il y a un dialogue final en forme d'épilogue qui a été rajouté, réalisé 25 ans après. J'avais proposé à Octavio d'évoquer le XXe siècle finissant à travers un dernier dialogue, sous le titre « Entre utopie et entropie ». C'est un peu son testament.

Il y a aujourd’hui en Espagne une nouvelle génération d'auteurs très créative et très vivace, qui se réclame entre autres de votre œuvre et des livres que vous avez fait publier en Espagne dans la collection Espiral, comme Pynchon ou Arno Schmidt : Juan Francisco Ferré, Robert Juan-Cantavella ou Agustin Fernandez Mallo. Vous reconnaissez-vous dans leurs œuvres ?

Tout à fait. Car ils ont compris qu'on ne peut pas écrire la littérature du XXIe siècle avec les formes du XIXe. C'est un groupe très hétérogène tant par le style que par l’âge, et je suis leur œuvre avec intérêt. Je pourrais citer par exemple, publiés récemment : El Dorado de Robert Juan-Cantevalla, Intente usar otras palabras de German Sierra et Providence de Juan Francisco Ferré. Voilà trois romans très intéressants, très vivants. Homo Sampler, le récent essai d’Eloy Fernandez Porta, où il poursuit son exploration de l'ère Afterpop, est aussi très créatif. L'Espagne a de la chance d'avoir ces auteurs. Quand j'ai commencé à écrire, j'étais très isolé. Je ne crois pas beaucoup au mot « génération », mais c'est là un très beau groupe. Ils se comprennent, pensent ensemble, s'informent ensemble. Ils sont la preuve que l'Espagne n'est pas restée engluée dans les vieilles recettes du roman commercial.

Vous pensez que l'on peut encore innover en littérature?

Plus que ça ! La littérature est une course de relais, dans laquelle chaque écrivain suit son propre chemin avec un témoin en main, avant de le passer à un autre auteur. Le roman n'existe que par ses innovations. Le grand mensonge de l'histoire conventionnelle du roman, c'est qu'il existerait une forme normale et centrale, qui viendrait du XIXe siècle. Or, depuis ses origines, il n'a jamais cessé d'être réinventé. C'est la forme littéraire la plus lue et la plus difficile à définir car elle est en constante rénovation. D'ailleurs, le mot « roman » en espagnol ou en anglais, par exemple, vient – via l'italien – du latin novus, neuf. On m'a demandé de rédiger un « blurb [les citations qu'on trouve au dos des livres anglo-saxons, ndlr] pour le premier volume d'une extraordinaire histoire du roman qui doit sortir en avril : The Novel, An Alternative History, Beginnings to 1600 de Steven Moore [spécialiste de l'œuvre de William Gaddis et éditeur chez Dalkey Archives et à la Review of Contemporary Fiction, ndlr]. Par une révolution copernicienne, Moore y démontre que le dicton de Ezra Pound, « Make it new », était la motivation et l'obligation de tous les auteurs de romans depuis les origines, de la Chine jusqu'en Europe. Quand la formule se répète, la littérature meurt, tout simplement. L'écrivain doit emmener le roman un peu plus loin avec lui, selon sa personnalité et son tempérament. Evidemment, Don Quichotte n'est pas Ulysse. Mais la littérature n'est pas morte avec Joyce, et Joyce souhaitait tout sauf la mettre à mort. Nous sommes tous ses maillons. Je suis donc optimiste. Un seul phénomène récent et très sournois m'inquiète : la littérature commerciale qui devient de plus en plus arrogante et qui s'érige désormais en modèle. La littérature de distraction a toujours existé, et elle jouait son rôle. Mais depuis peu, certains de ces honnêtes fabricants, qui ont déjà l'intégralité du pouvoir commercial, aspirent à être considérés comme des maîtres. Je ne sais plus quel quotidien anglais a sacré Dan Brown plus grand auteur de la décennie... Quand l'industrie et l'écriture créative se confondent, c'est très problématique. Que faire si le lecteur préfère le surimi au poisson frais?

Outre ce phénomène, nous assistons à une mutation essentielle avec l'émergence du livre électronique. En tant qu'écrivain encyclopédique et amoureux du livre, êtes-vous inquiet de cette évolution?

L'écrivain ne doit pas craindre la technologie. L'objet livre n'a jamais cessé d'évoluer. Bien sûr, la technologie va modifier notre manière de lire et d'écrire. J'ai du mal à imaginer que la lecture d'un livre puisse se faire sans contact physique, parce que je sais en distinguer certains à l’odeur. Mais le livre électronique permettra de remplacer le papier des encyclopédies ou d'autres livres de consultation, et de sauver des forêts. On épargnera aussi à des forêts entières d'être transformées en best-sellers, pensons à ça! Je me rappelle d'une discussion que j'ai eue il y a très longtemps avec Robert Coover, qui est entre autres un précurseur de l'hypertexte et du livre sur CD-Rom... Pour moi, l'hypertexte n'a pas besoin d'autre support que le papier, puisqu'il existe dans tous les textes quoi qu'il arrive. Outre Finnegans Wake, tous les romans sont des écheveaux infinis de fenêtres à ouvrir. Mais les ordinateurs influencent les écrivains depuis longtemps déjà. La machine à écrire en elle-même fut une révolution qui changea radicalement la façon d'écrire des écrivains : Henry James fut l'un des premiers à être transformé et à dicter ses livres à une mécanographe. J'ai dû écrire et réécrire Larva à la main, je n'utilisais la machine à écrire que pour les pages finales, et je rêvais déjà de pouvoir me corriger comme on peut se corriger avec un ordinateur... Mais je suis content d'avoir connu ça. La nature artisanale du travail à la main et à la machine a été déterminante dans mon travail sur les acrostiches, les anagrammes, et a sûrement empêché mes livres de devenir trop mécaniques. Je me souviens qu'à la Foire du livre de Madrid, l'année de la parution du roman, ça avait été le livre le plus volé parce qu'il était gros et cher ; les jeunes gens le volaient surtout parce qu'ils avaient l'impression que c'était un livre futuriste : ils disaient « c'est comme un ordinateur ». Larva est un livre pré-ordinateur. Seule la littérature est capable d'imaginer le futur à ce point.

Et que dire de Google, qui refond tout notre rapport au savoir ?

Je me rappelle, quand j’étais enfant, avoir parfois assisté à cette forme défendue de pêche qui consiste à utiliser un grand filet très dense et qui attrape toutes les sortes de poissons entre ses mailles, y compris les tout petits et ceux qui ne sont pas comestibles. Google fonctionne comme ça : il faut savoir trier. Et pour savoir trier, il faut connaître beaucoup de choses. Peut-être faut-il savoir son Gogol avant son Google !

Dans « Le cauchemar qui se mord la queue », un texte d’Album de Babel, vous mentionnez un « prochain volume de Larva », Auto de Phénix. Bien sûr, vous m'avez déjà répondu que vous ne souhaitiez pas écrire un deuxième Larva. Mais je ne peux m'empêcher de vous interroger sur l'existence de ce livre...

Après le roman que je suis en train d'écrire, L'homme dans la Lune, titre emprunté à un célèbre pub londonien aujourd'hui disparu, je publierai probablement Auto da Phénix, qui reprend de nombreux fils narratifs de Larva. Le noyau dur de ce roman, ce sont des chapitres déjà publiés en revue avant même la publication de Larva et que ne n'avais pas utilisés alors. C’est dans ces pages que j'ai poussé la langue espagnole le plus loin que j'ai pu. Voilà pourquoi j'en dis qu'elles sont le noyau dur de ce livre à venir. Mais comme pour le noyau d'un fruit, le futur lecteur n'aura pas l'obligation de s'y casser les dents. Même si je garde toujours présent le conseil de Rabelais : il faut sucer la substantifique moelle.
  














Fragments de Babel

Pas de chance pour le néophyte : toute l’œuvre de Julián Ríos est indispensable. Parce que la vie est trop courte, nous avons choisi six livres, en tout arbitraire. 

Larva (1983)

Monstrueux monument, ce « Babel d’une nuit de la Saint-Jean » incandescent vola à son auteur une décennie de sa vie. A se perdre dans les couloirs infinis de son labyrinthe à l’échelle de Planck, on comprend pourquoi. Ce qu’y fait Ríos avec les langues et la littérature n’est pas joycien, mais bel et bien ríos-ien.

Monstruaire (1998-2010)

Il ne manque au très incarné Victor Mons que ses tableaux pour exister ici-bas. Parallèlement aux Portraits d’Antonio Saura (peintre aragonais très réel qui polarisa Quichotte et Sancho Panza en quelques traits), ce palimpsestes d’histoires et de coïncidences est un tour de force romanesque.

Quichotte et fils (2008)

Débordant d’extase démonstrative, ces lumineux essais de généalogie littéraire (toujours Cervantès, Nabokov et Schmidt, mais aussi Richter ou Mann) condensent une vie d’obsession et d’érudition sur cette littérature « où la chasse au trésor est le trésor ». A lire comme un roman des romans.

Nouveaux Chapeaux pour Alice (1994-2001)

Tiraillé entre l’hyperdensité du roman encyclopédique et la ligne claire de la poésie, Ríos choisit la libérature. Ivre de la jouissance du raconteur, il s’improvise Chapelier Fou, emmène Alice partout où les mots ont déjà été (en Chine ou chez Kafka), et c’est tout l’ADN de la créature littéraire qui semble exposer ses parties intimes.

Cortège des ombres (1968)

Ecrit entre 1966 et 1968 c’est-à-dire une éternité avant Larva, ce roman de jeunesse publié pour la première fois en 2008 n’offre presque aucune jonglerie (si ce n’est une magnifique collection de mots-valises) mais renferme au moins autant de morts et de fantômes que Pont de l’Alma.

La vie sexuelle des mots (1991)

Revenant à sa forme bien aimée du dialogue, Ríos tire un trait entre l’essai et la fiction, la critique et de l’oralité. Emil, Babelle et Herr Narrator, les trois protagonistes de Larva, s’y aiment et y babillent d’Arno Schmidt, Joyce, Goytisolo ou des peintres Eduardo Arroyo et RB Kitaj. Et c’est renversant.

Vladimir Nabokov, "L'Original de Laura"






























Article à lire ici

Damián Tabarovsky : Pour une littérature inutile









































Entretien à lire ici.

Dave Ohle, Motorman






































Article à lire ici.

Rodrigo Fresán – Zappeur de mondes (paru dans Chronic'art, septembre 2010)

Expérimentateur impénitent mais hospitalier des formes kaleïdoscopiques, l’Argentin Rodrigo Fresán connaît depuis ses débuts un succès critique remarquable, notamment en France où le monumental Mantra l’a consacré chef de file d’un certain renouveau sud-américain aux côtés de ses amis Roberto Bolaño et Alan Pauls. Ce grand frère tutélaire se définit pourtant plus volontiers comme un éternel adolescent et, à l’instar de Borgès en son temps, déteste être défini comme un auteur argentin : il vit d’ailleurs à Barcelone et s’exprime volontiers en anglais. Surtout, en dépit d’hérédités incontestables (le roman encyclopédique, la métafiction américaine), ses œuvres mutantes, interconnectées et sans cesse mises à jour forment un estuaire très à part de la littérature contemporaine, à mi-chemin entre la tradition expérimentale et le roman de genre. Le Fond du ciel et Vies de Saints, les deux œuvres majeures et fatalement interconnectées qui paraissent en France en cette rentrée datent respectivement de 1993 et 2010 et permettent autant, en regard, de juger l’exceptionnelle marge de progression de son auteur que la cohérence de son univers et la profondeur de ses obsessions.


A bien des égards, Le Fond du ciel ressemble à une nouvelle étape dans votre carrière: il est plus court dans sa forme que n’importe lequel de vos romans précédents, et vous y tentez des expériences inédites.

On ne peut réellement se rendre compte de la taille du chemin parcouru qu’avec de la distance. Mais l’impression d’avoir franchi une nouvelle étape est effectivement tenace. J’ai essayé et, je crois, j’ai réussi à enchaîner des numéros inédits, presque du premier coup et sans entraînement : c’est la première fois que j’écris une histoire d’amour, c’est mon livre le plus sentimental et le plus passionné, et c’est un roman relativement court. Pour la plupart des écrivains, ça serait une plaisanterie ; pour moi, c’est un bouleversement technique majeur. La première version du roman, qui était très avancée, était trois ou quatre fois plus longue, et assez proche des Jardins de Kensington, de Vies de Saints et, dans une certaine mesure, de Mantra : des livres qui incluent tout et n’excluent rien et qui font de leur trop plein leur principal argument esthétique et métaphysique. Faire la même chose avec la galaxie de la science-fiction était très tentant, mais c’était finalement hors-sujet avec mon projet. J’avais peur d’écrire un deuxième Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, et je tenais à laisser les sentiments occuper le premier plan et remettre les paysages et les décors à leur « juste » place. Ca pourra paraître paradoxal à mes lecteurs, mais je tenais aussi à laisser plus de place au langage : le fait que ces trois garçons se retrouvent être le même nécessitait trois langues différentes. Et j’ai pris énormément de plaisir à me glisser dans ces langues, notamment celle très élégiaque qu’on peut lire dans les descriptions de fins du Monde.

C’est aussi votre roman le moins linéaire, puisqu’il est construit selon un schéma circulaire.

C’est Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, et c’est un procédé vieux comme la littérature. On m’a dit que c’était le plus romanesque de mes livres. C’est en tout cas le plus ambitieux en termes de structure. J’ai beaucoup pensé à Abattoir 5 de Vonnegut, et à la définition des romans infinis des Trafalmadoriens, les extraterrestres du livre, où toutes les scènes et tous les points de vue peuvent se lire en même temps : je voulais écrire un livre trafalmadorien.

Selon vous, cette volonté d’écrire un roman du point de vue d’un extraterrestre s’apparent à une envie de renouveler le roman tout court ?

Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je me sens de plus en plus comme un romancier extraterrestre parmi les romanciers terriens. Je déteste m’imaginer comme un écrivain argentin ; je suis seulement un écrivain qui se trouve être né en Argentine. Je dis toujours que j’aimerais que soit écrit sur ma pierre tombale : « Il est né Argentin mais mort Ecrivain ». Tous les écrivains argentins que j’admire sont des aliens : Cortázar, Borgès, Piglia et surtout, surtout, Bioy Casarès. Je me demande souvent pourquoi les écrivains canoniques argentins pratiquaient tous le genre fantastique, mais si je suis d’une tradition, c’est de celle-ci. Les grands écrivains argentins écrivent toujours depuis une planète extérieure, et ils abordent toujours le fantastique comme un élément réaliste. La littérature argentine de testament et militaire qui est la plus médiatisée actuellement ne m’intéresse pas, parce qu’elle est inscrite dans la pierre. Le titre original de mon premier roman était Historia argentina (traduit en français sous le titre L’homme du bord extérieur, ndr), mais c’était par pure provocation.

Votre sujet est pourtant très terre-à-terre, puisque c’est l’Humain.

C’est une histoire d’amour, sujet humain par excellence. J’ai façonné une  petite formule à répéter aux journalistes dont je suis assez fier : c’est une histoire d’amour dans une combinaison de cosmonaute. Je parle d’amour, mais depuis très loin, dans très longtemps. L’amour inscrit dans l’infini, c’est la plus belle histoire d’amour jamais racontée. Bien sûr, j’ai pris un malin plaisir à la faire conter à un personnage incapable d’aimer parce qu’on a opéré sur elle une ablation de la glande d’amour.

Avez-vous vu ce remake récent de Star Strek, dont le défi du récit était de raconter l’histoire d’amour de Spock, qui est par définition incapable d’amour ?

Bien sûr. Il y a d’ailleurs le même paradoxe au cœur de L’invention de Morel de Bioy Casarès. J’ai surtout pris beaucoup de plaisir à écrire du point de vue d’une femme, perdue dans la jungle verte des banlieues américaines. Le parallèle entre la maîtresse de maison parfaite des années 50 et le robot est assez évident.

Vous dites que Le fond du ciel est moins surchargé et encyclopédique que vos précédents romans ; vous avez tout de même pris un malin plaisir à y faire apparaître plusieurs écrivains totémiques de la science-fiction.

C’est presque plus fort que moi. En fait, c’est l’un des mes plus grands plaisirs de lecteur. Mais je n’oserais plus mettre un vrai écrivain au premier plan d’un de mes livres, comme je l’ai fait avec Barrie dans Jardins de Kensington. C’est pour ça que j’ai changé les noms dans la version finale, et aussi parce que la narratrice se fout complètement de Philip K. Dick et Lovecraft. Elle est une victime de la science-fiction.

Ces deux écrivains connurent, à la fin de leur vie, la malédiction de croire en ce qu’ils écrivaient. Dans Vie de saints, un de vos personnages écrit, de manière très borgèsienne: «  Au commencement était le Verbe, et le Verbe était croire ». Faites-vous un parallèle entre la nature kaléidoscopique de vos livres et les théories de la nature multiple de l’univers ?

Je hais la définition de l’écrivain créateur comme Dieu ; mais je crois que la tâche de créer des mondes crédibles, donc possibles, fait partie de sa malédiction. Et un  monde n’a pas besoin d’être décrit de manière réaliste pour être vraisemblable. 

En postface du Fond du ciel, vous répétez à plusieurs reprises qu’il ne s’agit pas d’un roman de science-fiction, et que vous exécrez cette manie de la plupart des œuvres du genre à empiler les détails incongrus et les descriptions pour justifier ce qu’elles racontent.

Je hais la science-fiction qui veut vous faire croire à la moindre de ses voitures volantes, parce que leur décor devient leur raison d’être ; généralement, ces romans ne racontent rien d’autre que des histoires de guerre, des calques de mythes ou des mauvais whodunit. Les grands écrivains de science-fiction comme Dick, Sturgeon ou Ballard se fichent du futur.

L’idée du futur a été remplacée par une nouvelle eschatologie.

Le futur, en 2010, c’est la prochaine génération de l’iPad. Personne ne s’en est rendu compte. Et plus personne ne souhaite voyager dans l’espace : les nouvelles frontières sont à l’intérieur de nos corps, dans notre ADN. Aucun extraterrestre n’aura le temps de venir sur la Terre pour nous détruire, nous nous serons autodétruits avant. Les vrais aliens de l’Occident sont les Irakiens.

Vous passez pourtant une partie du livre à détruire le Monde. Un nombre incalculable de fois.

La première fois que j’ai détruit le Monde, c’était dans Historia Argentina. Kurt Vonnegut a dit qu’il était de la responsabilité de tout écrivain de détruire le Monde au moins une fois dans sa carrière.

Vonnegut avait vu le monde détruit une fois devant ses yeux, à Dresde.

J’imagine que dans son cas, il s’agissait de raconter le jour d’après, quand les hommes le reconstruiraient. Dans mon cas, je ne sais pas d’où vient le bonheur de raconter la fin du Monde. Il y a une vraie ivresse de l’imagination à en imaginer les détails, à en établir des listes. Les listes me permettent de ne rien jeter. C’est un processus écologique.

Détruire le Monde, n’est-ce pas une manière de repartir à zéro et de se débarrasser de ces monceaux d’information qui sont cette grande malédiction des temps modernes ?

Il y a de ça. Sans les montagnes d’information et le contenu infini des bibliothèques qui est devenu plus lourd que la planète, je ne serais probablement pas devenu écrivain. Mais nous vivons une époque de transition, et nous avons la chance probable d’avoir connu le monde avant internet. Je ne sais pas comment penseront et écriront nos enfants qui n’ont pas connu l’ère du papier.

Dans Le Fond du ciel, vous dites que les livres électroniques sont déjà obsolètes.

Leur talon d’Achille, c’est qu’ils ont besoin d’électricité pour diffuser leur contenu. C’est la vraie fin du Monde qui nous arrivera probablement : quand le savoir universel ne sera plus disponible que sous forme de mémoire électronique et qu’un grand black out effacera tout. Il y a trop d’électricité dans le monde, trop d’ondes, trop de mini-satellites dans nos poches.

Auriez-vous été un écrivain différent à une autre époque ? Comme le 19ème siècle ?

Il y avait une sacré quantité d’écrivains très étranges au 19ème siècle. Et d’autres avant ça, comme Laurence Sterne. Mais quand on me demande sur quel roman j’aimerais apposer mon nom, je répondrais sans hésiter Les Hauts de Hurlevent ou Dracula, ces romans gothiques où les personnages passent leur temps à écrire.

Dans de nombreux interviews, vous dites souvent détester les « livres pour lecteurs ».

Selon moi, il y a deux types d’écrivain : l’écrivain qui lit et le lecteur qui écrit. Je suis un lecteur qui écrit, sans hésiter. C’est pour ça que je ne planifie jamais rien à l’avance avant d’écrire. J’ai besoin de découvrir mes livres au fur et à mesure que je les écris. Je suis conscient qu’outre quelques lecteurs égarés, mes lecteurs sont des écrivains en puissance ; ils font partie de la même secte que moi, même s’ils n’ont pas forcément de livres à leur actif. Pour chaque lecteur qui me découvre, j’aime à penser que c’est « le début d’une belle amitié », pour citer la fin de Casablanca

Dix-sept ans séparent Vies de Saints et Le Fond du ciel : comment jugez-vous votre évolution ?

J’ai beaucoup changé et très peu évolué en même temps. Le Fond du ciel est le livre qui m’a demandé le plus d’efforts, mais c’est mon livre le plus humble. A l’époque de Vies de Saints, mon premier plaisir était de faire compliqué. Je faisais des claquettes. C’est un livre assez immature, et j’étais surtout préoccupé à l’idée de me reconstruire après l’énorme succès en Argentine de Historia argentina. L’idée de m’en prendre à Dieu, c’est un pétage de plombs de jeunesse.

Vous ne cessez de mettre vos livres à jour, et la version Vies de Saints que découvre le lectorat français contient des référence au 11 septembre, à la télé-réalité et à vos livres ultérieurs, comme Mantra.  Il devient difficile de remettre le livre dans son contexte, voir dans la chronologie de votre oeuvre.

Je me vois en apprentissage permanent, tous mes livres ne sont que des étapes. J’ai tendance à voir toute mon oeuvre comme un seul long livre dont les parties s’interpénètrent, ou pour faire référence à K. Dick,  une grande planète avec plusieurs continents. Ou mieux : une grande maison avec plusieurs pièces, le grenier, les toilettes, la salle de bains… Et chaque nouvelle n’est qu’un objet, une chaise ou un cendrier… Banville, Nabokov, Borgès ou Vila-Matas sont de ce genre d’auteur. C’est peut-être pour ça que je ressens le besoin de mettre mes livres à jour. C’est ma revanche contre la pop music, où l’on ne cesse de rééditer des albums légendaires avec des démos et des inédits, ou le cinéma, où les director’s cuts ont toujours la préférence des cinéphiles. Je dois avoir huit versions différentes de Forever Changes de Love.

La littérature devrait être préservée de ça. Nabokov disait que seul le résultat final d’un livre importe. Changer un signe de ponctuation dans un livre de Beckett peut suffire à faire s’écrouler l’édifice.

Nabokov est Nabokov, Beckett est Beckett. Je suis plutôt comme Tolstoï, qui pensait que ses livres étaient toujours perfectibles. Mais j’imagine que Le Fond du ciel est mon livre le plus « terminé » à ce jour. J’aime assez l’idée qu’il sorte en même temps que Vies de Saints, parce qu’en dépit du temps qui les sépare, il y a beaucoup de liens plus ou moins dicibles entre les deux. Vies de Saints parle de la religion catholique comme d’un sous-genre de science-fiction. Les Actes des Apôtres sont plein de chevaliers Jedi. Le romancier de science-fiction Philip Pullman vient de sortir sa version de la vie de Jésus, dont l’argument principal est qu’il avait un frère jumeau : je l’ai fait avec vingt ans d’avance (rires). Et d’un point de vue purement littéraire, j’aime bien cette vieille théorie des années 70 qui dit que les Pyramides ont été construites par des extraterrestres. Ca aurait été tellement chouette que ce soit vrai…

Dans Vies de Saints, vous opérez un véritable blasphème en utilisant Dieu comme personnage littéral.

C’est un personnage de littérature fabuleux, je n’ai pas pu m’en empêcher. Il a créé le monde dans ses moindres détails en sept jours ! Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en des gens qui croient en Dieu, comme ma femme ; bien sûr, je hais le Vatican et toutes les religions organisées comme je hais les groupies autour des rockstars.

Dans cette version mise-à-jour de Vies de Saints, vous écrivez avec une facilité déconcertante une parodie remarquable du DaVinci Code.

J’aurais pu en écrire trente autres. Je crois que nous vivons moins une crise de la littérature que du bestseller. Il n’y a pas moins de bons livres qui paraissent, ni moins de lecteurs de bons livres ; en revanche, on se fiche vraiment des lecteurs occasionnels qui n’aiment pas la littérature. L’offre est de plus en plus lamentable. Quand on compare les livre de Irving Wallace, Morris West ou Robert Ludlum à ceux de Dan Brown, ou les livres de Ann Rice à ceux de Stephanie Meyer, on dirait du Proust. Et je ne parle même pas de Dickens, Thomas Mann ou Somerset Maugham… Que s’est-il passé ? J’imagine que l’argent oblige les auteurs à écrire de plus en plus vite. Surtout, on vise le lectorat en le sous-estimant.  L’idée de ces livres pour les adolescents ou les « jeunes adultes » est atroce. Et je ne parle même pas des vampires qui peuvent se balader en plein jour. C’est un scandale.

Vous êtes l’un des rares auteurs à ne pas faire de distinction entre littérature et bestseller, ou tout du moins à réellement affectionner la littérature de genre.

Ca vient de ma vie de lecteur. Mais mes auteurs préférés sont tous des deux côtés de la barrière : des auteurs de best-sellers, et des innovateurs. Je n’aime pas prendre parti pour l’avant-garde ou la littérature populaire, parce que je pense qu’ils ne sont pas en opposition. William Burroughs, qu’on taxait toujours d’être expérimental, disait que les seuls livres expérimentaux sont des expériences qui n’ont pas marché. Je crois qu’aux expérimentations qui marchent, comme Moby Dick ou A la recherche du temps perdu.

Herbert - Autofiction (paru dans Trax, avril 2010)



Imprévisible et insatiable, Herbert n’est jamais là où on l’attend. En près de quinze ans d’agitations élastiques entre inventions furieuses et pop électronique ludique, on l’a entendu réinventer la house et la musique de big-band, secouer le cocotier électronique avec son « Personal Contract for the Composition of Music» dans lequel il se refusait à utiliser les instruments électroniques de masse, attaquer frontalement quelques multinationales, l’industrie agroalimentaire et enregistrer dans les Chambres du Parlement. Il nous surprend pourtant encore avec One, trilogie à contrainte et à tiroirs dans laquelle il force les traits pour mieux se réinventer. En attendant One Club (pour lequel il prévoit d’utiliser exclusivement des sons enregistrés au Robert Johnson de Francfort) et surtout le déjà polémique One Pig (récit de la vie d’un cochon, de sa naissance à son égorgement), One One voit l’Anglais abandonner les délires symphoniques pour une pop électronique intimiste, rayonnante, discrètement expérimentale, entièrement jouée et, c’est une première, chantée par ses soins. Il nous parle de cette parenthèse émouvante, presque enchantée.

Qu’est-ce qui a motivé la contrainte d’un album en solitaire à ce moment de ta carrière?

Sur There’s Me and There’s You, il y avait plus de 300 participants, et j’avais l’impression de ne pas tout à fait avoir le contrôle sur mes chansons. C’était comme du téléphone arabe, je donnais des instructions à tout le monde mais je me retrouvais avec des morceaux de musique différents de ceux que j’avais en tête. Je pensais probablement que je maîtriserais plus le résultat final en faisant tout moi-même.

Scale, ton album de 2006, était signé Herbert mais était entièrement joué et chanté par d’autres.  Tu en avais assez de cette schizophrénie ?

Le music business manque de mots pour décrire les objets qu’il vend. Par exemple, on me parle toujours de concept album, mais est-ce qu’on demande à Paul Auster s’il écrit des romans concept ? Pour moi, Herbert n’est qu’un nom. Je ne veux pas avoir l’air de faire partie des arcanes. Je suis un homme du peuple.

Et pourtant, cet album est centré exclusivement autour de toi, et il est entièrement de ton fait.

Ce n’est pas si surprenant pour un disque de pop électronique. Tout le monde semble obnubilé par sa petite personne. Ce qui est très triste, quand on pense à toutes les grandes histoires désespérantes qui se racontent chaque jour dans le monde.

Le sujet des chansons de One : One est rarement toi.

C’est le disque le plus honnête et les plus intime que j’ai jamais enregistré, mais j’y raconte beaucoup d’histoires.

Cette honnêteté est une contrainte?

Les tours de magie mis à part, je n’aime pas la supercherie. Je suis privilégié de pouvoir faire ce que je fais et il est de ma responsabilité de remettre ce privilège en question, plutôt que de chanter sur les belles voitures que mes royalties m’ont permis d’acheter.

Jusqu’à quel point les contraintes que tu t’imposes sont-elles essentielles ?

Elles sont très importantes. Pour cet album particulièrement. J’aurais pu appeler Dave de The Invisible pour qu’il vienne jouer de la guitare à ma place, et Eska, du Big Band, aurait chanté n’importe quelle chanson de l’album cent fois mieux que moi. Mais il fallait que je me restreigne dans cette volonté systématique de faire mieux, pour faire autrement. Se contraindre soi-même est douloureux. Mais c’est aussi excitant. C’est le contraire d’une canette de Coca Cola.

Tu penses sincèrement que l’album aurait été meilleur s’il avait été joué par les meilleurs musiciens du monde ?

C’est un problème presque métaphysique. Prends Paul McCartney : c’est un génie du songwriting, il a les meilleurs studios à sa disposition, mais la musique qu’il fait maintenant est incroyablement moyenne. Je voulais enregistrer ce disque de la manière la plus juste possible. Et toutes les conséquences furent très positives. J’ai énormément appris sur les guitares. J’ai appris la clarinette pour pouvoir en jouer moi-même. Le fait de se cogner contre les murs d’une méchante contrainte peut-être étrangement libérateur.

Tu as du abandonner des idées en chemin ?

Je n’ai pas réussi à apprendre la trompette. Et je suis vraiment très mauvais à la batterie. Mais je me suis beaucoup amusé, alors que j’étais rentré dans une routine de travail bien trop prévisible à mon goût. Bien sûr, pendant ce temps, je ne pensais pas aux prises de position du Pape sur l’avortement. L’enregistrement de ce disque fut comme un long jour de congé, loin de mes préoccupations habituelles.

Tu continues à te mettre en danger à chaque disque.

Je suis un privilégié. Il est de ma responsabilité de continuer à faire des disques stimulants, le contraire serait un désastre intime. Et je veux que mes œuvres soient plus importantes que moi. La pochette de There’s Me and There’s You était une pétition qui disait : « Nous pensons que la musique est encore une force politique et pas nécessairement la bande-son d’une surconsommation effrénée ». Et en dépit des 25000 exemplaires vendus, nous n’en avons pas reçu une seule. C’est assez déprimant, et je veux éviter ça avec mon oeuvre. C’est pour ça que  la prochaine étape est un film.

Un film ?

Une comédie musicale sur le son. C’est la seule idée que j’ai trouvé pour centraliser toutes les facettes de mon travail et pour clarifier certaines choses. Par exemple, le troisième volet de la trilogie One raconte la vie d’un cochon, et est devenu un objet de controverse indécent en Angleterre à cause de la dernière étape du disque, pour laquelle j’ai enregistré la mort du cochon. Les associations de défense des animaux en ont après moi alors que le cochon est mort des mains d’un éleveur. Par contre, personne ne s’est offusqué quand j’ai utilisé les bruits de Palestiniens en train se de faire tirer dessus dans un spot pour l’Eurovision, aucun journaliste ne m’a même interviewé à ce sujet. Il m’est de plus en plus difficile de raconter ces choses à travers la musique et le son.

László Krasznahorkai – Paradis en vain (paru dans Chronic'art, juin 2011)

Auteur bien connu du Tango de Satan et de La mélancolie de la résistance, collaborateur inséparable du cinéaste Béla Tarr et intime d’Allen Ginsberg, László Krasznahorkai est un monstre des lettres hongroises. Malgré une immense notoriété mondiale, seuls ses deux premiers romans étaient disponibles en français jusqu’à récemment chez Gallimard, malgré l’activisme de la traductrice Joëlle Dufeuilly. C’est à deux indépendants qu’incombe désormais la tâche de rattraper le temps perdu : Cambourakis, qui a déjà publié l’étonnante parenthèse Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau et qui prépare l’édition du monstre Guerre et guerre, et Vagabonde, qui nous fait découvrir le dérangeant Thésée universel dont il est question ici. Un texte à la colère sourde, aux idées acérées, et empli d’une tristesse infinie dont nous parle le plus crucial des kafkaïens contemporains.

En égard au récit lui même, Thésée universel est un titre complexe. Pourriez-vous nous éclairer sur ce choix?

Il y a un passage dans le troisième discours du livre où le narrateur demande trois choses : un fil de 220 kilomètres, un revolver, et tous les objets du grenier de son enfance. L’usage qu’il veut faire de son fil d’Ariane est très différent de celui du mythe et le parcours qu’il doit parcourir est inverse : les monstres qui le menacent sont à l’intérieur de lui, dans ses souvenirs d’enfance. Le revolver lui servira probablement à se suicider, car il trouve plus noble de se tuer lui-même que d’attendre que ses geôliers s’en chargent. Et j’ai glissé un indice basés sur ma vie privée dans la longueur du fil : la ville où se terre l’académie secrète du livre n’est pas nommée mais elle est basée sur Budapest, et les 220 kilomètres correspondent à la distance qui la sépare de la ville de mon enfance. Par là, je ne souhaite pas dire que le personnage principal du livre et moi ne faisons qu’un, mais j’inscris le livre dans le reste de mon œuvre, car j’ai souvent fait semblant que les protagonistes de mes romans me ressemblent. En réalité, mes personnages ont beau s’appeler Krasznahorkai, ils ne sont jamais moi. Et le personnage principal de Thésée universel n’est pas un Thésée: disons que c’est presque un symbole de la situation presque universelle, c’est-à-dire pleine d’échos de l’histoire de ces dernières décennies, dans laquelle il se trouve. Une fonction mathématique, où chaque destin humain est réductible à une fonction, serait la manière la plus claire d’illustrer le lien entre le personnage et les lecteurs : peu importe le destin humain par lequel on multiplie le Thésée universel, le résultat est toujours le même, c’est à dire zéro.

Vous sous-entendez que les geôliers du conférencier qui sont aussi son seul public en ont après sa vie. Ce n’est pas aussi explicite dans le livre.


Non, ce n’est pas exprimé littérairement de cette manière. Mais il y a un mouvement dans les conclusions des trois conférences : à la fin de la première, il s’en va librement ; à la fin de la deuxième, il peine à s’en aller ; à la fin de la dernière, on comprend clairement qu’il est retenu prisonnier. Quelque chose de l’ordre d’une menace mortelle plane lourdement. Le narrateur, qui est notre seul lien avec le monde du texte, joue bien sûr avec les mots, avec beaucoup d’esprit et d’humour. Mon intention était d’exprimer sa peur à travers ses jeux de langage.

Que se cache-t-il derrière le terrible dispositif dont il est la victime ? Le but de ses tortionnaires, en le faisant discourir, est-il de lui faire ressentir à quel point son intelligence et son éducation sont devenues inutiles ? Pire encore que la censure, ce serait le cauchemar ultime de l’intellectuel.

C’est une vaste métaphore. Plus l’articulation et la syntaxe d’un discours sont élaborées, plus le sens à des chances de se perdre. Plus une pensée est élevée, comme celle de Bouddha ou des métaphysiciens, moins elle a de chance d’être comprise. Les hommes ne comprennent plus rien correctement, et il me semble qu’il est pire de mal comprendre que de ne rien comprendre du tout. Paradoxalement, les grandes cultures humaines sont toutes des cultures de l’incompréhension. Le narrateur du Thésée universel bouillonne de se faire comprendre, et les stratagèmes qu’il invente pour expliciter sa parole sont à la limite de la folie, une folie de l’intelligibilité. Les héros de mes livres ont tendance à faire trop confiance à la langue. Souvent, ils s’expriment avant même de pouvoir nommer et expliquer les choses. Mais ils n’ont rien d’autre en leur possession pour s’exprimer. Dans le Thésée universel, plus le narrateur désespère de ne pas arriver à articuler l’objet de sa pensée, plus la langue l’éloigne de l’objet en question. Dans Guerre et guerre, qui paraitra bientôt en France, le personnage principal exprime son angoisse de cette essence de l’être qui nous échappe indéfiniment par un flot de paroles ininterrompu. Le discours est la seule manifestation de l’être.

Est-ce parce que vous étiez épuisé de cette problématique que vous avez fait disparaître presque tous les hommes dans Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau ?

Au nord par une montagne m’a été entièrement dicté par un fantôme. Et pourtant je suis une personne très rationnelle. J’ai vécu pendant un an dans un monastère bénédictin en Suisse. Depuis le séjour de mon appartement, j’avais vue sur un petit jardin et sur un cimetière. Je me suis retrouvé avec un choix cornélien : travailler ou mourir. J’ai choisi le travail, et j’ai commencé une œuvre de longue haleine sur Georg Cantor. Mais je me suis découragé un moment. Alors que je passais mes journées à dormir et à éviter de regarder du côté du cimetière, j’ai senti un léger frôlement sur mon épaule. Et une voix a commencé à me dicter le roman.

Au nord par une montagne n’a donc aucun rapport avec Cantor ?

Aucun. S’il a un seul rapport avec quelque chose, c’est avec mon vieux désir impossible d’écrire un livre dénué de toute présence humaine. J’ai toujours en tête cette histoire qui concerne Maupassant ou Flaubert, je ne sais plus bien. Quoi qu’il en soit, l’auteur reçut un jour la visite d’un jeune écrivain qui le supplia de lui expliquer comment écrire un grand roman. Il lui répondit de manière très cruelle, en pointant un arbre au milieu d’un champ du doigt : « Ecrivez sur cet arbre et sur rien d’autre». L’écrivain savait que c’était impossible : il fallait soit faire pivoter l’arbre, soit faire tourner un protagoniste observateur autour. Un écrivain immobile ne peut écrire sur un arbre immobile. J’ai vécu ce paradoxe moi-même : que ce soit à Kyôto dans la montagne de l’est, à 500km au nord de Helsinki ou à New York au bord de l’Hudson, j’ai souvent eu cette vision sublime d’un paradis sur terre. A chaque fois, l’entrée d’un homme dans le paysage m’a ramené sur terre. Ces deux histoires illustrent mon désir désespéré d’écrire le premier roman qui décrirait le paradis. Bien sûr, j’ai échoué. Dans Au nord par une montagne, la présence de l’esprit du petit fils du prince Genji est l’incarnation de mon échec. Sans humain, pas de roman. Avec un humain, pas de paradis. C’est ma tragédie. Mais mes livres sont toujours des échecs. A une époque, j’ambitionnais très sérieusement d’écrire un livre qui décrirait tout le destin humain, de la passion à la mort. Un livre autonome, bouclé sur lui-même. J’ai même sommé Béla Tarr de transcrire cet idéal au cinéma quand nous avons adapté le Tango de Satan au cinéma, mais il a refusé de boucler la fin. 7h30, ce n’est encore pas assez pour exprimer l’infini.