A lire ici.
James Ferraro, cauchemars sublimes
Paul Harding, prix cadeau
Julián Ríos, la spirale et le livre (paru dans Chronic'art, janvier 2010)
En ce qui concerne « Un chapeau n’est pas un chapeau », cette exclamation est la négation d’une phrase de Joyce qui se trouve à la fin de Nouveaux Chapeaux pour Alice et qui dit tout le contraire. C’est une façon de retourner le chapeau : les choses peuvent paraître à la fois exactement ce qu’elles sont, mais aussi le contraire. Ainsi, Pont de l'Alma est et n'est pas un roman sur la Princesse Diana. La Princesse est la pierre qui tombe dans l'eau, et qui y fait naître des histoires en cercles concentriques de plus en plus grands. Dans la littérature, quand l’écrivain est un peu illusionniste – ce qui arrive souvent aux écrivains –, un objet comme un chapeau peut se transformer en n’importe quoi. Pensons au chapeau qui figure dans Le Petit Prince ! Je ne connais pas le livre de Vollmann que vous mentionnez, mais de mon point de vue le paysage n'est pas un écran de projection mais un champ de découvertes. Le paysage appartient autant à la Géographie qu'à l'Histoire. Pour moi, l'écrivain doit découvrir l’âme ou l’essence d’un paysage, sa force d’attraction. Prenez cette pièce, cette maison : nous sommes au bord de la Seine, juste en face de là où habitait la peintre Joan Mitchell et où elle a passé une partie de sa vie créative en peignant ses grandes toiles. Des critiques à New-York ont classé son œuvre dans l’abstraction lyrique. Et moi qui connais ces paysages par cœur, je sais que son point de départ était figuratif, même si elle est allée bien au-delà de la figuration. Un paysage n’est pas une toile blanche, c’est une source d’informations. La géographie est pleine d’histoires, du moment qu’on la met en relation avec l’Histoire, avec les hommes et avec la vie. J’ai envie d'emprunter et de détourner un titre de l’écrivain Guy Davenport : « L'imagination de la géographie ». J’y crois beaucoup.
Ce sont les décors de la littérature contemporaine. Les grandes villes sont surtout pour moi des sources d’ambiguïté permanente. Vous voyez quelqu’un faire rentrer de force une personne dans une voiture et vous n’avez aucune idée sur le sens réel de la scène : s'agit-il d'un kidnapping, le premier individu aide-t-il le second ? La ville est semée de signes, la ville est polysémique : Polys sémique.
C'est la structure labyrinthique. En même temps, dans le labyrinthe, il y a un ordre parfait qui structure le chaos. Je fais partie des écrivains qui aspirent à contrôler le chaos, et le labyrinthe est la forme parfaite pour arriver. Il y a aussi la spirale, qui est plus belle et plus parfaite encore. La spirale en expansion me permet d'avancer plus loin à chaque fois, tout en revenant sur mes obsessions.
Oui, sans doute. Même si je pourrais citer une autre figure : l'octaèdre. Il y a huit chapitres, huit facettes dans ce roman. Et pour revenir sur la Princesse, qui est comme le Chapeau que le Chapelier Fou offre à Alice, elle est au centre sans y être, elle est le centre autour duquel gravitent tous les personnages. Je n'aurais jamais cru que Diana Spencer pourrait m'intéresser à ce point. C'est seulement après sa mort, quelques jours après, en voyant la foule au-dessus de l'entrée du tunnel du Pont de l'Alma, que l'étincelle s'est produite, comme à chaque fois que je vais commencer un roman... Ce genre d'illumination dont parlait Faulkner quand il évoquait la vision de la culotte d'une gamine descendant la façade de sa maison et qui avait déclenché l'écriture du Bruit et la Fureur. La flamme du roman est née en voyant celle du Pont de l'Alma. Le reste est venu après : le souvenir d'avoir vu Diana dans sa Jaguar à un feu rouge à Londres dans les années 1980. En y repensant bien, j'ai réalisé ce qui m'intéressait tant dans la figure de la Princesse : il est rare à notre époque de voir naître un mythe, et d'observer la manière dont il se construit. Un mythe grossit au fur et à mesure qu'il circule et qu'on le pervertit. Tout ce qu'on dit sur le mythe l'alimente. La Princesse est un palimpseste extraordinaire, dans lequel chacun de ses adorateurs ou détracteurs, selon ses intérêts et ses obsessions, se retrouve. Mais indépendamment de l'intérêt pour la naissance du mythe, je ne veux pas occulter les secrets du roman. C'est une œuvre qui en cache beaucoup. Il y a quelques jours, mon éditeur espagnol m'a envoyé une critique très intéressante : le journaliste cite un passage du roman où l'œuvre est comparée à un iceberg dont la partie invisible soutient l'ensemble ; et peu après, il évoque avec générosité la précision et la beauté des phrases, et en cite une, où vole un papillon : « Volant libre aux domaines invisibles merveilleux intenses rutilants ». Or dans cette phrase [p.233 de l'édition française, ndlr] se cache précisément, via un « VLADIMIR », l'âme de Nabokov qui s'enfuit comme un papillon s'envole, puisque la scène où la tante du narrateur est en train de mourir se passe au moment et à l'endroit précis où Nabokov est en train d'expirer [Nabokov était un éminent lépidoptérologiste et les papillons apparaissent partout dans son œuvre, ndlr]. C'est aussi, bien sûr, une référence à « The Vane Sisters », cette célèbre nouvelle de Nabokov où la présence des fantômes des deux sœurs est signalée par un acrostiche. C'est la part invisible du texte. J'aime bien dire que j'écris aussi pour l'œil de Dieu, même si aucun critique ou lecteur ne s'en rendra compte. La vie du texte, la manière dont il sera compris, incompris et bien sûr amélioré par les lecteurs qui y découvriront des choses auxquelles l'auteur n'avait pas pensé, me passionne. Savez-vous que pendant la guerre, une bombe a décroché un pan de la jupe d'une figure de la façade de la cathédrale de Chartres, et a révélé un serpent enroulé autour de sa jambe? Ce sculpteur aussi avait travaillé pour l'œil de Dieu. J'écris pour les lecteurs, mais aussi pour les relecteurs. Le texte grossit au fur et à mesure qu'il est lu et relu. Le Quichotte qu'on lit aujourd'hui est considérablement plus riche que celui du XVIIe siècle. Un texte sans lecteur est plus triste encore qu'un auteur sans lecteur : il est mort. Heureusement, il ressuscite dès qu’un œil l'anime.
C'est une stratégie, pas une concession. Je ne pourrais pas refaire Larva une deuxième fois. Joyce, après Finnegans Wake, avait prévu d'écrire un livre très simple et très court. Depuis quelques temps, j'essaye de gratifier le lecteur pressé. Mais le bon lecteur n'est jamais dupe. Il sait qu'en passant plus de temps sur le texte, voire en le relisant, il trouvera plus de richesses et plus de plaisir. C'est le signe de la littérature. Dans Larva, il y avait beaucoup d'histoires mais je privilégiais le travail sur la langue. Parfois, comme dans les Nouveaux chapeaux pour Alice, j'ai privilégié la passion de raconter, d’autres fois les personnages et leur densité comme dans Monstruaire. Ma devise vient de Pessoa : « Sois pluriel comme l'univers ». Dans les années 1970, j'ai collaboré à la revue mexicaine Plural et Octavio Paz, qui dirigeait la revue, m'avait dédicacé la première édition de son livre sur Duchamp en faisant allusion à sa phrase « Water Writes Always in Plural » : « Pour Julián Ríos, dont l'écriture est aussi plurielle ». Mais pluriel ne signifie pas contradictoire, et la diversité a toujours un centre d'intérêt. C'est pour ça que j'affectionne tant la spirale : on repasse par le même endroit pour aller ailleurs, et plus loin.
Nabokov s'amusait beaucoup à inviter des fantômes dans ses récits, même si les lecteurs ne pouvaient pas déceler leur présence. J'ai très à cœur de faciliter la tâche à mes lecteurs. Ce que j'ai réussi, j'espère, dans Pont de l'Alma, c'est de faire en sorte que l'on puisse suivre le fil du texte naturellement, malgré la quantité des histoires et des faits réels qui soutiennent l'iceberg. Je pense par exemple au chapitre intitulé « Bonzo », qui évoque notamment la vie de Céline. Le lecteur doit pouvoir se laisser porter par le récit, par le flot du fleuve, comme on descend la Seine. Bien sûr, il doit aussi pouvoir revenir sur les lieux pour enquêter, comme le fait le protagoniste du chapitre « Opération Dent » qui démêle et emmêle les conspirations autour de la mort de Diana.
Le chapitre sur Céline est d'après moi un chapitre-charnière. Il permet de comprendre le rapport du roman avec la mort, un roman que j'appelle parfois mon livre des morts : c'est un livre plein de morts qui circulent, vont et viennent, ont un poids. De la même manière, la croisière du chapitre « Champs-Elysées » est pleine de fantômes : au premier degré, c'est une surprise-party sur un bateau avec des sosies de Marlene Dietrich ou Bette Davis ; au deuxième, c'est un grand rassemblement de figures disparues à Paris. C'est le livre des étrangers morts à Paris. Le narrateur fréquente des lieux d'étrangers à Paris, qui se sentent étrangers. Il vient là où Joyce et Picasso venaient, là où ils se sont tenus face à face mais ne se sont jamais adressé la parole.
Bien sûr, il y a les doublures mais aussi les protagonistes. Il faudrait parler du personnage de Camille, qui est bien réel, et du narrateur, deux invités de chair et d'os parmi les fantômes... C'est comme dans le Tour d'écrou d’Henry James, que l'on peut lire de plusieurs façons, en croyant à l'histoire de fantômes ou en privilégiant la piste psychanalytique. L'important, c'est que l'ambiguïté demeure, et c'est ce qui en fait la meilleure histoire de fantômes que je connaisse. Pour « Champs-Elysées », on peut lire le chapitre comme un récit réaliste, comme une allégorie d'un bateau des morts descendant la Seine, ou comme la projection de la pauvre Camille dans son coma.
Ce sont deux choses différentes. Dans Quichotte et fils, je commente l'opinion de Nabokov selon laquelle il faut toujours prendre le mot « réalisme » avec des pincettes ou des guillemets. Je crois infiniment à la réalité, car elle permet de mieux avoir les pieds sur terre pour prendre le premier élan, s'en éloigner et arriver à quelque chose de plus vrai que nature... Pour donner de la vraisemblance à la littérature, il faut être plus vrai que nature. Même si tout est inventé, il faut bâtir un monde. Si l'écrivain écrit de la fiction, c'est moins pour sortir du réel que pour en bâtir un nouveau. Le Sud de Faulkner permet de mieux voir le Vieux Sud des Etats-Unis, mais il n'a rien à voir avec le véritable Vieux Sud des Etats-Unis. Le réalisme est un tremplin.
Les Anglais ont cette expression : « Stranger than Fiction », qui au fond est l'évidence même ; bien sûr, le réel est parfois si loufoque que même la fiction n'oserait pas le décrire, par peur d'invraisemblance. Mais quand on aime, comme moi, tourner autour du pot, on apprécie surtout ces coïncidences qui finissent par s'agglutiner sans que l'on sache comment ni pourquoi, entre des choses qui n'ont rien à voir. Par exemple, dans le chapitre sur la peintre Camille Larocque, s'agglutinent des faits historiques (le tableau de Corot, la scène finale de Jules et Jim tournée sur ce même pont, la mort du premier soldat mort à cet endroit précis pendant la traversée de la Seine après le Débarquement…) et des détails figurant sur un tableau accroché dans ma cuisine, une huile d'un certain Laroque, sans c, et que je regardais tous les matins pendant mon petit déjeuner depuis que je l'avais chinée dans une brocante. C'est en découvrant tout ce réseau de coïncidences que ce tableau a commencé à me raconter son histoire, que j'ai retranscrite dans le texte.
Dans Monstruaire, en plus de la vie du peintre Mons, j'ai inventé son œuvre. Mais heureusement pour moi, je peux aussi être tenté de raconter une histoire à partir d'un cendrier ou d'un tableau bien réels. J'ai devant moi la Seine, l’Île Saint-Martin, peinte maintes fois par Monet. Parfois, la lumière me rappelle certains de ses tableaux. Je sais bien que Monet n’a pas épuisé cette lumière. Tous les jours, j’ai un Monet différent devant mes fenêtres. Sa leçon, c’est la valeur qu’il a donnée à l’instant. C’est ce qui m’intéresse dans la littérature : l’écrivain, comme le photographe et le peintre, doit savoir fixer des instants uniques, qui disparaissent ensuite pour toujours. Il sait les capturer pour la postérité, c’est son humble privilège.
Il ne faut pas oublier les personnages ! Camille, par exemple, ou bien le photographe Carrion et tant d'autres, ne viennent de nulle part, sinon de mon imagination romanesque. Par ailleurs, penser que l'on peut écrire sans le passé de la littérature est une erreur d'appréciation prétentieuse. Don Quichotte est le livre des livres et il est plein de livres. La littérature est pleine de littérature comme la peinture est pleine de peinture. Il n'existe aucun tableau important qui ne contienne toute l'histoire de la peinture. Vous connaissez sûrement cette définition de la littérature américaine qui sépare les écrivains en peaux rouges et visages pâles [introduite dans les années 1930 par le critique Philip Rahv, fondateur de la Partisan Review, ndlr]. L'épitomé des visages pâles est Henry James, et celui des peaux rouges Mark Twain... Mais en réalité, le monde de Mark Twain est plein de références à la culture de son temps, c'est un vaste intertexte. Et il ne faut pas oublier que les écrivains ont leur tempérament. Je suis un romancier encyclopédique, je viens de Rabelais et Cervantès, de ces romans à l'ambition totalisante. Mais peut-être écrirai-je un jour un roman de méditations sur le désert et le sable plutôt que la forêt.
Emil vit pour les autres, c'est sa mission de narrateur. Mais il a tout de même aussi un rôle important de personnage principal dans Larva, quand il décide d'écrivivre, de vivre par l'écriture. Je pense que sa folie est belle : c'est une façon de vivre beaucoup plus belle et plus intense. Le moment de l'écriture est le moment le plus intense de la vie. J'aime aussi beaucoup le moment hésitant où je prépare mon coup, comme le voleur. Mais le moment de l'écriture, de l'action, l'heure de la vérité, comme on dit en tauromachie, est vraiment suprême.
Il y a une belle expression en espagnol: « El conocimiento no ocupa lugar », la connaissance ne prend pas de place. Heureusement. La mémoire, c'est un autre problème. Funès, le personnage de Borgès, devient fou à force de tout se remémorer, et parfois en littérature, il faut oublier des détails pour arriver à une synthèse. Et puisque nous parlons de Borgès, quand on lui reprochait d'introduire souvent dans ses histoires des tigres, des miroirs, des labyrinthes ou trop de livres, sa meilleure réponse se trouve dans son affirmation : « Je suis décidément monotone ». Mais quelle diversité dans cette monotonie !
Mes romans s'inscrivent pourtant dans un temps très précis. La seule chose qui me différencie des auteurs de romans réalistes du XIXe siècle, c'est que les dates figurent parfois implicitement, dans les détails. Poundemonium contient des dates. Amores que Atan (Belles Lettres en français), pour lequel il faudrait un jour trouver un autre titre français, est plein de références à l'actualité. Le roman se déroule sur une durée de vingt-six jours, associés aux vingt-six lettres de l'alphabet qui sont chacune l'initiale d'une héroïne littéraire : de A pour Albertine à Z pour Zazie. Quand, dans la dernière ligne du chapitre P, la lune se présente telle une parenthèse lumineuse qui se referme, cela correspond exactement à l'aspect que présentait la lune sur le ciel de Londres cette nuit-là. Par déduction, et avec une lecture attentive, on peut situer très précisément les lieux et les époques. Larva, par exemple, est bourré de détails, vestimentaires, architecturaux... Même les photographies à la fin permettent de situer le roman, puisque beaucoup des lieux qui y figurent n'existent plus. C'est un roman historique, si vous voulez. Tous les romans d'aspect réaliste deviennent historiques avec le temps, d'ailleurs. Et au fond, je suis un fanatique du réalisme à la Zola ; j'ai toujours un calepin sous la main pour noter des détails qui m'intéressent.
Ca doit être vrai, puisque des universitaires ont consacré des études entières à ma conception du temps. Je sais aussi que ça complique la tâche à mes traducteurs. Evidemment, le temps est un autre mystère et le temps de la littérature n'a rien à voir avec celui de la montre. La littérature a le pouvoir de le ralentir ou de le condenser, dans l'illusion de la lecture mais pas seulement : les livres ont le pouvoir de nous faire pénétrer dans les dimensions cachées du temps. Sterne et Cervantès l'ont démontré de manière extraordinaire.
Tout temps à venir se prétend nouveau. Dans l'édition actualisée et définitive de ce livre, qui est encore inédite en français, il y a un dialogue final en forme d'épilogue qui a été rajouté, réalisé 25 ans après. J'avais proposé à Octavio d'évoquer le XXe siècle finissant à travers un dernier dialogue, sous le titre « Entre utopie et entropie ». C'est un peu son testament.
Tout à fait. Car ils ont compris qu'on ne peut pas écrire la littérature du XXIe siècle avec les formes du XIXe. C'est un groupe très hétérogène tant par le style que par l’âge, et je suis leur œuvre avec intérêt. Je pourrais citer par exemple, publiés récemment : El Dorado de Robert Juan-Cantevalla, Intente usar otras palabras de German Sierra et Providence de Juan Francisco Ferré. Voilà trois romans très intéressants, très vivants. Homo Sampler, le récent essai d’Eloy Fernandez Porta, où il poursuit son exploration de l'ère Afterpop, est aussi très créatif. L'Espagne a de la chance d'avoir ces auteurs. Quand j'ai commencé à écrire, j'étais très isolé. Je ne crois pas beaucoup au mot « génération », mais c'est là un très beau groupe. Ils se comprennent, pensent ensemble, s'informent ensemble. Ils sont la preuve que l'Espagne n'est pas restée engluée dans les vieilles recettes du roman commercial.
Plus que ça ! La littérature est une course de relais, dans laquelle chaque écrivain suit son propre chemin avec un témoin en main, avant de le passer à un autre auteur. Le roman n'existe que par ses innovations. Le grand mensonge de l'histoire conventionnelle du roman, c'est qu'il existerait une forme normale et centrale, qui viendrait du XIXe siècle. Or, depuis ses origines, il n'a jamais cessé d'être réinventé. C'est la forme littéraire la plus lue et la plus difficile à définir car elle est en constante rénovation. D'ailleurs, le mot « roman » en espagnol ou en anglais, par exemple, vient – via l'italien – du latin novus, neuf. On m'a demandé de rédiger un « blurb [les citations qu'on trouve au dos des livres anglo-saxons, ndlr] pour le premier volume d'une extraordinaire histoire du roman qui doit sortir en avril : The Novel, An Alternative History, Beginnings to 1600 de Steven Moore [spécialiste de l'œuvre de William Gaddis et éditeur chez Dalkey Archives et à la Review of Contemporary Fiction, ndlr]. Par une révolution copernicienne, Moore y démontre que le dicton de Ezra Pound, « Make it new », était la motivation et l'obligation de tous les auteurs de romans depuis les origines, de la Chine jusqu'en Europe. Quand la formule se répète, la littérature meurt, tout simplement. L'écrivain doit emmener le roman un peu plus loin avec lui, selon sa personnalité et son tempérament. Evidemment, Don Quichotte n'est pas Ulysse. Mais la littérature n'est pas morte avec Joyce, et Joyce souhaitait tout sauf la mettre à mort. Nous sommes tous ses maillons. Je suis donc optimiste. Un seul phénomène récent et très sournois m'inquiète : la littérature commerciale qui devient de plus en plus arrogante et qui s'érige désormais en modèle. La littérature de distraction a toujours existé, et elle jouait son rôle. Mais depuis peu, certains de ces honnêtes fabricants, qui ont déjà l'intégralité du pouvoir commercial, aspirent à être considérés comme des maîtres. Je ne sais plus quel quotidien anglais a sacré Dan Brown plus grand auteur de la décennie... Quand l'industrie et l'écriture créative se confondent, c'est très problématique. Que faire si le lecteur préfère le surimi au poisson frais?
Je me rappelle, quand j’étais enfant, avoir parfois assisté à cette forme défendue de pêche qui consiste à utiliser un grand filet très dense et qui attrape toutes les sortes de poissons entre ses mailles, y compris les tout petits et ceux qui ne sont pas comestibles. Google fonctionne comme ça : il faut savoir trier. Et pour savoir trier, il faut connaître beaucoup de choses. Peut-être faut-il savoir son Gogol avant son Google !
Fragments de Babel
Vladimir Nabokov, "L'Original de Laura"
Damián Tabarovsky : Pour une littérature inutile
Dave Ohle, Motorman
Rodrigo Fresán – Zappeur de mondes (paru dans Chronic'art, septembre 2010)
Herbert - Autofiction (paru dans Trax, avril 2010)
László Krasznahorkai – Paradis en vain (paru dans Chronic'art, juin 2011)
Auteur bien connu du Tango de Satan et de La mélancolie de la résistance, collaborateur inséparable du cinéaste Béla Tarr et intime d’Allen Ginsberg, László Krasznahorkai est un monstre des lettres hongroises. Malgré une immense notoriété mondiale, seuls ses deux premiers romans étaient disponibles en français jusqu’à récemment chez Gallimard, malgré l’activisme de la traductrice Joëlle Dufeuilly. C’est à deux indépendants qu’incombe désormais la tâche de rattraper le temps perdu : Cambourakis, qui a déjà publié l’étonnante parenthèse Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau et qui prépare l’édition du monstre Guerre et guerre, et Vagabonde, qui nous fait découvrir le dérangeant Thésée universel dont il est question ici. Un texte à la colère sourde, aux idées acérées, et empli d’une tristesse infinie dont nous parle le plus crucial des kafkaïens contemporains.
En égard au récit lui même, Thésée universel est un titre complexe. Pourriez-vous nous éclairer sur ce choix?
Il y a un passage dans le troisième discours du livre où le narrateur demande trois choses : un fil de 220 kilomètres, un revolver, et tous les objets du grenier de son enfance. L’usage qu’il veut faire de son fil d’Ariane est très différent de celui du mythe et le parcours qu’il doit parcourir est inverse : les monstres qui le menacent sont à l’intérieur de lui, dans ses souvenirs d’enfance. Le revolver lui servira probablement à se suicider, car il trouve plus noble de se tuer lui-même que d’attendre que ses geôliers s’en chargent. Et j’ai glissé un indice basés sur ma vie privée dans la longueur du fil : la ville où se terre l’académie secrète du livre n’est pas nommée mais elle est basée sur Budapest, et les 220 kilomètres correspondent à la distance qui la sépare de la ville de mon enfance. Par là, je ne souhaite pas dire que le personnage principal du livre et moi ne faisons qu’un, mais j’inscris le livre dans le reste de mon œuvre, car j’ai souvent fait semblant que les protagonistes de mes romans me ressemblent. En réalité, mes personnages ont beau s’appeler Krasznahorkai, ils ne sont jamais moi. Et le personnage principal de Thésée universel n’est pas un Thésée: disons que c’est presque un symbole de la situation presque universelle, c’est-à-dire pleine d’échos de l’histoire de ces dernières décennies, dans laquelle il se trouve. Une fonction mathématique, où chaque destin humain est réductible à une fonction, serait la manière la plus claire d’illustrer le lien entre le personnage et les lecteurs : peu importe le destin humain par lequel on multiplie le Thésée universel, le résultat est toujours le même, c’est à dire zéro.
Vous sous-entendez que les geôliers du conférencier qui sont aussi son seul public en ont après sa vie. Ce n’est pas aussi explicite dans le livre.
Non, ce n’est pas exprimé littérairement de cette manière. Mais il y a un mouvement dans les conclusions des trois conférences : à la fin de la première, il s’en va librement ; à la fin de la deuxième, il peine à s’en aller ; à la fin de la dernière, on comprend clairement qu’il est retenu prisonnier. Quelque chose de l’ordre d’une menace mortelle plane lourdement. Le narrateur, qui est notre seul lien avec le monde du texte, joue bien sûr avec les mots, avec beaucoup d’esprit et d’humour. Mon intention était d’exprimer sa peur à travers ses jeux de langage.
Que se cache-t-il derrière le terrible dispositif dont il est la victime ? Le but de ses tortionnaires, en le faisant discourir, est-il de lui faire ressentir à quel point son intelligence et son éducation sont devenues inutiles ? Pire encore que la censure, ce serait le cauchemar ultime de l’intellectuel.
C’est une vaste métaphore. Plus l’articulation et la syntaxe d’un discours sont élaborées, plus le sens à des chances de se perdre. Plus une pensée est élevée, comme celle de Bouddha ou des métaphysiciens, moins elle a de chance d’être comprise. Les hommes ne comprennent plus rien correctement, et il me semble qu’il est pire de mal comprendre que de ne rien comprendre du tout. Paradoxalement, les grandes cultures humaines sont toutes des cultures de l’incompréhension. Le narrateur du Thésée universel bouillonne de se faire comprendre, et les stratagèmes qu’il invente pour expliciter sa parole sont à la limite de la folie, une folie de l’intelligibilité. Les héros de mes livres ont tendance à faire trop confiance à la langue. Souvent, ils s’expriment avant même de pouvoir nommer et expliquer les choses. Mais ils n’ont rien d’autre en leur possession pour s’exprimer. Dans le Thésée universel, plus le narrateur désespère de ne pas arriver à articuler l’objet de sa pensée, plus la langue l’éloigne de l’objet en question. Dans Guerre et guerre, qui paraitra bientôt en France, le personnage principal exprime son angoisse de cette essence de l’être qui nous échappe indéfiniment par un flot de paroles ininterrompu. Le discours est la seule manifestation de l’être.
Est-ce parce que vous étiez épuisé de cette problématique que vous avez fait disparaître presque tous les hommes dans Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau ?
Au nord par une montagne m’a été entièrement dicté par un fantôme. Et pourtant je suis une personne très rationnelle. J’ai vécu pendant un an dans un monastère bénédictin en Suisse. Depuis le séjour de mon appartement, j’avais vue sur un petit jardin et sur un cimetière. Je me suis retrouvé avec un choix cornélien : travailler ou mourir. J’ai choisi le travail, et j’ai commencé une œuvre de longue haleine sur Georg Cantor. Mais je me suis découragé un moment. Alors que je passais mes journées à dormir et à éviter de regarder du côté du cimetière, j’ai senti un léger frôlement sur mon épaule. Et une voix a commencé à me dicter le roman.
Au nord par une montagne n’a donc aucun rapport avec Cantor ?
Aucun. S’il a un seul rapport avec quelque chose, c’est avec mon vieux désir impossible d’écrire un livre dénué de toute présence humaine. J’ai toujours en tête cette histoire qui concerne Maupassant ou Flaubert, je ne sais plus bien. Quoi qu’il en soit, l’auteur reçut un jour la visite d’un jeune écrivain qui le supplia de lui expliquer comment écrire un grand roman. Il lui répondit de manière très cruelle, en pointant un arbre au milieu d’un champ du doigt : « Ecrivez sur cet arbre et sur rien d’autre». L’écrivain savait que c’était impossible : il fallait soit faire pivoter l’arbre, soit faire tourner un protagoniste observateur autour. Un écrivain immobile ne peut écrire sur un arbre immobile. J’ai vécu ce paradoxe moi-même : que ce soit à Kyôto dans la montagne de l’est, à 500km au nord de Helsinki ou à New York au bord de l’Hudson, j’ai souvent eu cette vision sublime d’un paradis sur terre. A chaque fois, l’entrée d’un homme dans le paysage m’a ramené sur terre. Ces deux histoires illustrent mon désir désespéré d’écrire le premier roman qui décrirait le paradis. Bien sûr, j’ai échoué. Dans Au nord par une montagne, la présence de l’esprit du petit fils du prince Genji est l’incarnation de mon échec. Sans humain, pas de roman. Avec un humain, pas de paradis. C’est ma tragédie. Mais mes livres sont toujours des échecs. A une époque, j’ambitionnais très sérieusement d’écrire un livre qui décrirait tout le destin humain, de la passion à la mort. Un livre autonome, bouclé sur lui-même. J’ai même sommé Béla Tarr de transcrire cet idéal au cinéma quand nous avons adapté le Tango de Satan au cinéma, mais il a refusé de boucler la fin. 7h30, ce n’est encore pas assez pour exprimer l’infini.