Rodrigo Fresán – Zappeur de mondes (paru dans Chronic'art, septembre 2010)

Expérimentateur impénitent mais hospitalier des formes kaleïdoscopiques, l’Argentin Rodrigo Fresán connaît depuis ses débuts un succès critique remarquable, notamment en France où le monumental Mantra l’a consacré chef de file d’un certain renouveau sud-américain aux côtés de ses amis Roberto Bolaño et Alan Pauls. Ce grand frère tutélaire se définit pourtant plus volontiers comme un éternel adolescent et, à l’instar de Borgès en son temps, déteste être défini comme un auteur argentin : il vit d’ailleurs à Barcelone et s’exprime volontiers en anglais. Surtout, en dépit d’hérédités incontestables (le roman encyclopédique, la métafiction américaine), ses œuvres mutantes, interconnectées et sans cesse mises à jour forment un estuaire très à part de la littérature contemporaine, à mi-chemin entre la tradition expérimentale et le roman de genre. Le Fond du ciel et Vies de Saints, les deux œuvres majeures et fatalement interconnectées qui paraissent en France en cette rentrée datent respectivement de 1993 et 2010 et permettent autant, en regard, de juger l’exceptionnelle marge de progression de son auteur que la cohérence de son univers et la profondeur de ses obsessions.


A bien des égards, Le Fond du ciel ressemble à une nouvelle étape dans votre carrière: il est plus court dans sa forme que n’importe lequel de vos romans précédents, et vous y tentez des expériences inédites.

On ne peut réellement se rendre compte de la taille du chemin parcouru qu’avec de la distance. Mais l’impression d’avoir franchi une nouvelle étape est effectivement tenace. J’ai essayé et, je crois, j’ai réussi à enchaîner des numéros inédits, presque du premier coup et sans entraînement : c’est la première fois que j’écris une histoire d’amour, c’est mon livre le plus sentimental et le plus passionné, et c’est un roman relativement court. Pour la plupart des écrivains, ça serait une plaisanterie ; pour moi, c’est un bouleversement technique majeur. La première version du roman, qui était très avancée, était trois ou quatre fois plus longue, et assez proche des Jardins de Kensington, de Vies de Saints et, dans une certaine mesure, de Mantra : des livres qui incluent tout et n’excluent rien et qui font de leur trop plein leur principal argument esthétique et métaphysique. Faire la même chose avec la galaxie de la science-fiction était très tentant, mais c’était finalement hors-sujet avec mon projet. J’avais peur d’écrire un deuxième Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, et je tenais à laisser les sentiments occuper le premier plan et remettre les paysages et les décors à leur « juste » place. Ca pourra paraître paradoxal à mes lecteurs, mais je tenais aussi à laisser plus de place au langage : le fait que ces trois garçons se retrouvent être le même nécessitait trois langues différentes. Et j’ai pris énormément de plaisir à me glisser dans ces langues, notamment celle très élégiaque qu’on peut lire dans les descriptions de fins du Monde.

C’est aussi votre roman le moins linéaire, puisqu’il est construit selon un schéma circulaire.

C’est Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, et c’est un procédé vieux comme la littérature. On m’a dit que c’était le plus romanesque de mes livres. C’est en tout cas le plus ambitieux en termes de structure. J’ai beaucoup pensé à Abattoir 5 de Vonnegut, et à la définition des romans infinis des Trafalmadoriens, les extraterrestres du livre, où toutes les scènes et tous les points de vue peuvent se lire en même temps : je voulais écrire un livre trafalmadorien.

Selon vous, cette volonté d’écrire un roman du point de vue d’un extraterrestre s’apparent à une envie de renouveler le roman tout court ?

Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je me sens de plus en plus comme un romancier extraterrestre parmi les romanciers terriens. Je déteste m’imaginer comme un écrivain argentin ; je suis seulement un écrivain qui se trouve être né en Argentine. Je dis toujours que j’aimerais que soit écrit sur ma pierre tombale : « Il est né Argentin mais mort Ecrivain ». Tous les écrivains argentins que j’admire sont des aliens : Cortázar, Borgès, Piglia et surtout, surtout, Bioy Casarès. Je me demande souvent pourquoi les écrivains canoniques argentins pratiquaient tous le genre fantastique, mais si je suis d’une tradition, c’est de celle-ci. Les grands écrivains argentins écrivent toujours depuis une planète extérieure, et ils abordent toujours le fantastique comme un élément réaliste. La littérature argentine de testament et militaire qui est la plus médiatisée actuellement ne m’intéresse pas, parce qu’elle est inscrite dans la pierre. Le titre original de mon premier roman était Historia argentina (traduit en français sous le titre L’homme du bord extérieur, ndr), mais c’était par pure provocation.

Votre sujet est pourtant très terre-à-terre, puisque c’est l’Humain.

C’est une histoire d’amour, sujet humain par excellence. J’ai façonné une  petite formule à répéter aux journalistes dont je suis assez fier : c’est une histoire d’amour dans une combinaison de cosmonaute. Je parle d’amour, mais depuis très loin, dans très longtemps. L’amour inscrit dans l’infini, c’est la plus belle histoire d’amour jamais racontée. Bien sûr, j’ai pris un malin plaisir à la faire conter à un personnage incapable d’aimer parce qu’on a opéré sur elle une ablation de la glande d’amour.

Avez-vous vu ce remake récent de Star Strek, dont le défi du récit était de raconter l’histoire d’amour de Spock, qui est par définition incapable d’amour ?

Bien sûr. Il y a d’ailleurs le même paradoxe au cœur de L’invention de Morel de Bioy Casarès. J’ai surtout pris beaucoup de plaisir à écrire du point de vue d’une femme, perdue dans la jungle verte des banlieues américaines. Le parallèle entre la maîtresse de maison parfaite des années 50 et le robot est assez évident.

Vous dites que Le fond du ciel est moins surchargé et encyclopédique que vos précédents romans ; vous avez tout de même pris un malin plaisir à y faire apparaître plusieurs écrivains totémiques de la science-fiction.

C’est presque plus fort que moi. En fait, c’est l’un des mes plus grands plaisirs de lecteur. Mais je n’oserais plus mettre un vrai écrivain au premier plan d’un de mes livres, comme je l’ai fait avec Barrie dans Jardins de Kensington. C’est pour ça que j’ai changé les noms dans la version finale, et aussi parce que la narratrice se fout complètement de Philip K. Dick et Lovecraft. Elle est une victime de la science-fiction.

Ces deux écrivains connurent, à la fin de leur vie, la malédiction de croire en ce qu’ils écrivaient. Dans Vie de saints, un de vos personnages écrit, de manière très borgèsienne: «  Au commencement était le Verbe, et le Verbe était croire ». Faites-vous un parallèle entre la nature kaléidoscopique de vos livres et les théories de la nature multiple de l’univers ?

Je hais la définition de l’écrivain créateur comme Dieu ; mais je crois que la tâche de créer des mondes crédibles, donc possibles, fait partie de sa malédiction. Et un  monde n’a pas besoin d’être décrit de manière réaliste pour être vraisemblable. 

En postface du Fond du ciel, vous répétez à plusieurs reprises qu’il ne s’agit pas d’un roman de science-fiction, et que vous exécrez cette manie de la plupart des œuvres du genre à empiler les détails incongrus et les descriptions pour justifier ce qu’elles racontent.

Je hais la science-fiction qui veut vous faire croire à la moindre de ses voitures volantes, parce que leur décor devient leur raison d’être ; généralement, ces romans ne racontent rien d’autre que des histoires de guerre, des calques de mythes ou des mauvais whodunit. Les grands écrivains de science-fiction comme Dick, Sturgeon ou Ballard se fichent du futur.

L’idée du futur a été remplacée par une nouvelle eschatologie.

Le futur, en 2010, c’est la prochaine génération de l’iPad. Personne ne s’en est rendu compte. Et plus personne ne souhaite voyager dans l’espace : les nouvelles frontières sont à l’intérieur de nos corps, dans notre ADN. Aucun extraterrestre n’aura le temps de venir sur la Terre pour nous détruire, nous nous serons autodétruits avant. Les vrais aliens de l’Occident sont les Irakiens.

Vous passez pourtant une partie du livre à détruire le Monde. Un nombre incalculable de fois.

La première fois que j’ai détruit le Monde, c’était dans Historia Argentina. Kurt Vonnegut a dit qu’il était de la responsabilité de tout écrivain de détruire le Monde au moins une fois dans sa carrière.

Vonnegut avait vu le monde détruit une fois devant ses yeux, à Dresde.

J’imagine que dans son cas, il s’agissait de raconter le jour d’après, quand les hommes le reconstruiraient. Dans mon cas, je ne sais pas d’où vient le bonheur de raconter la fin du Monde. Il y a une vraie ivresse de l’imagination à en imaginer les détails, à en établir des listes. Les listes me permettent de ne rien jeter. C’est un processus écologique.

Détruire le Monde, n’est-ce pas une manière de repartir à zéro et de se débarrasser de ces monceaux d’information qui sont cette grande malédiction des temps modernes ?

Il y a de ça. Sans les montagnes d’information et le contenu infini des bibliothèques qui est devenu plus lourd que la planète, je ne serais probablement pas devenu écrivain. Mais nous vivons une époque de transition, et nous avons la chance probable d’avoir connu le monde avant internet. Je ne sais pas comment penseront et écriront nos enfants qui n’ont pas connu l’ère du papier.

Dans Le Fond du ciel, vous dites que les livres électroniques sont déjà obsolètes.

Leur talon d’Achille, c’est qu’ils ont besoin d’électricité pour diffuser leur contenu. C’est la vraie fin du Monde qui nous arrivera probablement : quand le savoir universel ne sera plus disponible que sous forme de mémoire électronique et qu’un grand black out effacera tout. Il y a trop d’électricité dans le monde, trop d’ondes, trop de mini-satellites dans nos poches.

Auriez-vous été un écrivain différent à une autre époque ? Comme le 19ème siècle ?

Il y avait une sacré quantité d’écrivains très étranges au 19ème siècle. Et d’autres avant ça, comme Laurence Sterne. Mais quand on me demande sur quel roman j’aimerais apposer mon nom, je répondrais sans hésiter Les Hauts de Hurlevent ou Dracula, ces romans gothiques où les personnages passent leur temps à écrire.

Dans de nombreux interviews, vous dites souvent détester les « livres pour lecteurs ».

Selon moi, il y a deux types d’écrivain : l’écrivain qui lit et le lecteur qui écrit. Je suis un lecteur qui écrit, sans hésiter. C’est pour ça que je ne planifie jamais rien à l’avance avant d’écrire. J’ai besoin de découvrir mes livres au fur et à mesure que je les écris. Je suis conscient qu’outre quelques lecteurs égarés, mes lecteurs sont des écrivains en puissance ; ils font partie de la même secte que moi, même s’ils n’ont pas forcément de livres à leur actif. Pour chaque lecteur qui me découvre, j’aime à penser que c’est « le début d’une belle amitié », pour citer la fin de Casablanca

Dix-sept ans séparent Vies de Saints et Le Fond du ciel : comment jugez-vous votre évolution ?

J’ai beaucoup changé et très peu évolué en même temps. Le Fond du ciel est le livre qui m’a demandé le plus d’efforts, mais c’est mon livre le plus humble. A l’époque de Vies de Saints, mon premier plaisir était de faire compliqué. Je faisais des claquettes. C’est un livre assez immature, et j’étais surtout préoccupé à l’idée de me reconstruire après l’énorme succès en Argentine de Historia argentina. L’idée de m’en prendre à Dieu, c’est un pétage de plombs de jeunesse.

Vous ne cessez de mettre vos livres à jour, et la version Vies de Saints que découvre le lectorat français contient des référence au 11 septembre, à la télé-réalité et à vos livres ultérieurs, comme Mantra.  Il devient difficile de remettre le livre dans son contexte, voir dans la chronologie de votre oeuvre.

Je me vois en apprentissage permanent, tous mes livres ne sont que des étapes. J’ai tendance à voir toute mon oeuvre comme un seul long livre dont les parties s’interpénètrent, ou pour faire référence à K. Dick,  une grande planète avec plusieurs continents. Ou mieux : une grande maison avec plusieurs pièces, le grenier, les toilettes, la salle de bains… Et chaque nouvelle n’est qu’un objet, une chaise ou un cendrier… Banville, Nabokov, Borgès ou Vila-Matas sont de ce genre d’auteur. C’est peut-être pour ça que je ressens le besoin de mettre mes livres à jour. C’est ma revanche contre la pop music, où l’on ne cesse de rééditer des albums légendaires avec des démos et des inédits, ou le cinéma, où les director’s cuts ont toujours la préférence des cinéphiles. Je dois avoir huit versions différentes de Forever Changes de Love.

La littérature devrait être préservée de ça. Nabokov disait que seul le résultat final d’un livre importe. Changer un signe de ponctuation dans un livre de Beckett peut suffire à faire s’écrouler l’édifice.

Nabokov est Nabokov, Beckett est Beckett. Je suis plutôt comme Tolstoï, qui pensait que ses livres étaient toujours perfectibles. Mais j’imagine que Le Fond du ciel est mon livre le plus « terminé » à ce jour. J’aime assez l’idée qu’il sorte en même temps que Vies de Saints, parce qu’en dépit du temps qui les sépare, il y a beaucoup de liens plus ou moins dicibles entre les deux. Vies de Saints parle de la religion catholique comme d’un sous-genre de science-fiction. Les Actes des Apôtres sont plein de chevaliers Jedi. Le romancier de science-fiction Philip Pullman vient de sortir sa version de la vie de Jésus, dont l’argument principal est qu’il avait un frère jumeau : je l’ai fait avec vingt ans d’avance (rires). Et d’un point de vue purement littéraire, j’aime bien cette vieille théorie des années 70 qui dit que les Pyramides ont été construites par des extraterrestres. Ca aurait été tellement chouette que ce soit vrai…

Dans Vies de Saints, vous opérez un véritable blasphème en utilisant Dieu comme personnage littéral.

C’est un personnage de littérature fabuleux, je n’ai pas pu m’en empêcher. Il a créé le monde dans ses moindres détails en sept jours ! Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en des gens qui croient en Dieu, comme ma femme ; bien sûr, je hais le Vatican et toutes les religions organisées comme je hais les groupies autour des rockstars.

Dans cette version mise-à-jour de Vies de Saints, vous écrivez avec une facilité déconcertante une parodie remarquable du DaVinci Code.

J’aurais pu en écrire trente autres. Je crois que nous vivons moins une crise de la littérature que du bestseller. Il n’y a pas moins de bons livres qui paraissent, ni moins de lecteurs de bons livres ; en revanche, on se fiche vraiment des lecteurs occasionnels qui n’aiment pas la littérature. L’offre est de plus en plus lamentable. Quand on compare les livre de Irving Wallace, Morris West ou Robert Ludlum à ceux de Dan Brown, ou les livres de Ann Rice à ceux de Stephanie Meyer, on dirait du Proust. Et je ne parle même pas de Dickens, Thomas Mann ou Somerset Maugham… Que s’est-il passé ? J’imagine que l’argent oblige les auteurs à écrire de plus en plus vite. Surtout, on vise le lectorat en le sous-estimant.  L’idée de ces livres pour les adolescents ou les « jeunes adultes » est atroce. Et je ne parle même pas des vampires qui peuvent se balader en plein jour. C’est un scandale.

Vous êtes l’un des rares auteurs à ne pas faire de distinction entre littérature et bestseller, ou tout du moins à réellement affectionner la littérature de genre.

Ca vient de ma vie de lecteur. Mais mes auteurs préférés sont tous des deux côtés de la barrière : des auteurs de best-sellers, et des innovateurs. Je n’aime pas prendre parti pour l’avant-garde ou la littérature populaire, parce que je pense qu’ils ne sont pas en opposition. William Burroughs, qu’on taxait toujours d’être expérimental, disait que les seuls livres expérimentaux sont des expériences qui n’ont pas marché. Je crois qu’aux expérimentations qui marchent, comme Moby Dick ou A la recherche du temps perdu.

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