Sur la scène électrisée d'un Super Deluxe plein à craquer, il respire, hulule, danse, explose. Un peu plus encore qu'à Paris, Londres, partout en France et en Europe la saison passée, ce soir à Tokyo la foule la plus au fait, généreuse et élégamment colorée, se propulse avec lui. On l'avait vu, tenant d'un certain « folklore à la dérive » (drifting folklore, du nom de son album de 2007) dont il avait fait sa marque de fabrique, défoncer des gamelans à coups de cutter informatiques, engloutir le chaudron dancehall via l'entonnoir des Residents ou s'envoler dans les chambres d'écho d'un hôtel de passe pour touristes exotica. Ce soir, aux commandes de son nouveau Cosmic Coco, Singing For A Billion Imu’s Heavenly Pi, on sent qu'il resserre méticuleusement ses outils: beats frontaux, arpégiateur follement désynchronisé ou coulée de cordes impromptue pour mieux creuser ses compositions. C’est inespéré mais ça arrive bel et bien: Oorutaichi, dont vous n’avez probablement jamais entendu parler, est en route vers la gloire.
Et le futur lui appartient peut-être.
Jamais entendu ça
La quête de l’inouï en musique, dans le sens propre du terme (comme jamais entendu auparavant) est une marotte trop peu estimée depuis quelques années: on ne vas pas vous refaire le récit de l’enlisement dans la postmodernité, mais entre les daguerréotypes sonores de l’hantologie (voir Chronic’art 61) et les réflexions sépia de la pop hypnagogique (deux hypothèses conceptuelles plutôt pertinentes dont la propagation pandémique dans les articles de presse fait certes froid dans le dos), on en oublierait presque que la musique peut encore nous étonner sans caresser notre mémoire involontaire. Découvert hors du Japon il y a quelques années via deux réseaux qui n’avaient rien à voir (un maxi sur Bear Funk, le label disco house des Idjut Boys, et un album autoédité monté en épingles par quelques magazines branchés comme un cousin dément d’Animal Collective), Oorutaichi nous replongerait presque dans cet âge d’or de la musique indie japonaise quand, des Boredoms à Harpy ou Yximalloo, il ne se passait pas une semaine sans qu’un nouveau groupuscule sublimement absurdiste vienne bousculer nos certitudes sur l’essence de la musique, du bonheur et de la douleur. Né en 1979, Taichi Moriguchi est issu d’une génération de musiciens bien moins isolée (et spontanée), forcément biberonnée à la sono mondiale d’internet, à la musique électronique et à quelques vagues successives de syncrétisme Orient-Occident (de YMO jusqu’au Shibuya Kei de Cornelius et Pizzicato 5, uniques dans leur capacité à digérer et synthétiser 40 ans d'influences phonographiques mondiales). Ce faisant, le Japonais semble débarquer d’un pan de réalité parallèle où folklore et futur seraient les deux faces d’une même pièce, avec autour de lui une petite galaxie de projets parallèles et de cousins plus ou moins proches. Dans cette nacelle on croise ainsi l'écriture pop de son groupe Urichipangoon, la voix et les percussions boisées de sa femme Ytamo, ou la folie live de son partenaire de Kyôto, Shabushabu. Un peu plus loin, on forcerait un peu plus le trait pour pouvoir faire un parallèle avec une hétéroclite «nouvelle scène» d'Osaka, pouvant englober à la fois OOIOO (le girl group dément de Yoshimi des Boredoms) ou les incursions pygmées de feu Afrirampo. Aucun des musiciens passionnants des souterrains nippons contemporains n’est pourtant singulier comme Oorutaichi.
Futur Matsuri
Dans le doublon bien nommé Yori Yoyo (2003) / Drifting my Folklore (2007), Taichi enfantait effectivement un truc irréel: l’évocation d'un ailleurs folklorique démesurément riche à travers un grand bazar presque exclusivement synthétique de percussions, de mélopées instables et de chœurs d’outre-monde. Pour sa part japonaise, ce folklore inventé n’a pourtant plus rien à voir avec les mélanges de synthèse de l’enka ou du shima-uta d’Okinawa (combinaisons de traditions harmoniques ancestrales et d’arrangements occidentaux très populaires des années 40 aux années 70). Consciemment ou non, il s'ancre sans doute plus dans l’exultation chaleureuse et immémoriale des matsuri, ces fêtes folkloriques très populaires qui animent presque toutes les villes du Japon en été, et dont les incarnations (processions, danses, fanfares de matsuri-bayashi, feux d’artifices) sont liées à des célébrations shintô. A l’inverse de la plupart des fêtes folkloriques européennes, dont la survivance et la préservation sont largement artificielles, les matsuri rythment l’année japonaise et continuent à faire vibrer jusqu’aux plus jeunes générations. C’est particulièrement flagrant dans l’univers musical et visuel semi-improvisé de Obakejaa, le duo étrange qu’il forme avec Shabushabu. Outre son nom (une référence aux obake, ces fantômes métamorphes qui comptent parmi les créatures les plus malveillantes du folklore culturel nippon), le duo emmène son maelstrom de samples éventrés et de beats de récup, bavard comme du rakugo (le stand up traditionnel japonais), sur les traces d’un matsuri imaginaire dédié à un kami cochon. Mais plutôt que de revendiquer une recréation de laboratoire, Taichi invoque une inspiration de l’ordre du remous inconscient, de la résurgence: «Contrairement à des musiciens comme Haruomi Hosono ou Yoshihide Otomo, mon intérêt pour la culture traditionnelle japonaise est celui d’un outsider: le Nô, par exemple, me fascine, mais mon point de vue est plutôt similaire à celui d’un étranger. J’ai beau être japonais, je n’y connais pas grand chose, au Nô. Je suis le premier surpris de toutes ces choses étranges de la culture japonaise».
Mondo Bizzarro
Ces éléments de typisme japonais ne seraient ainsi qu'un matériau parmi d'autres, saisi au hasard des bonnes pioches et des heureuses combinaisons. Car le maelström d'un grand recyclage folklorique éclate aussi chez lui dans toute sa dimension mondo: louchant sur l'Indonésie comme sur la Jamaïque, greffant à l'envie un marimba sautillant sur une batterie afrofunk, avec en fil conducteur cette voix haut perchée si singulièrement expressive, multipliée au gré des overdub jusqu'à devenir chorale. Si le folklore est affaire de collectivité, ou de moments musicaux s'inventant et circulant dans le quotidien (comptines et jeux, fêtes et célébrations, un deux trois soleil), on sent dans cette entreprise de one-man band l'ode peut-être inconsciente à une communauté ou à un âge perdus: une situation typique de la réappropriation d'éléments folkloriques par certains musiciens de laboratoire, que l'on retrouve parfois chez les contemporains Lucky Dragons, dans les premiers travaux de Goodiepal ou chez le patriarche Moondog. Sur Cosmic coco, le virage est pris: «Dans la composition du précédent album, j'avais porté beaucoup d'attention aux détails. Les rythmes y étaient plus lents, plus swing. Celui-ci est beaucoup plus direct et sincère par rapport à ce que je souhaitais réaliser, basé sur des rythmes plus francs, plus net». Citant ici l'influence des Dirty Projectors, mû plus généralement par une conscience techno assumée, Taichi navigue désormais vers un territoire et un matériau à l'élégance plus abstraite, flottant dans les lumières d'une techno-pop de mégalopole au détour de laquelle surgissent, pied au plancher, des nuées d'idées saillantes. Autre miroir forcément involontaire de notre temps et lointaine accointance de Panda Bear et d’Animal Collective, Oorutaichi ne résume pas tout à fait l’esthétique diffractée du zeitgeist musical, mais il contracte exactement la musique que l’on a envie d’entendre.
Oorutaichi, Cosmic Coco, Singing For A Billion Imu’s Heavenly Pi (Out One Disc/Darla)
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