Avec son cortège de fans gros comme une petite république, Depeche Mode est assuré de transformer le moindre fond de tiroir en disque de platine. Les mélomanes et les aficionados de la chose électronique auraient pourtant tort de bouder Remixes 2 : 1981–2011, deuxième méga anthologie de remixes qui continue (sans compléter) un dantesque premier Remixes 81 – 04. Car adepte des versions extended depuis leur deuxième single en 1981, la bande de Martin Gore n’a jamais cessé de multiplier les versions de ses morceaux comme Jésus les pains. Traverser ces trois décennies de revisitations étranges et de versions alternatives, c’est aussi traverser trois décennies cruciales de la musique électronique. Martin Gore nous évoque cette histoire d’amour si particulière avec l’art du remix.
Remixes 2: 81–11 fait suite à un premier volume dont l’édition de luxe s’étalait déjà sur 3 CD. Pourquoi une telle exhaustivité ?
Disons que nous avons à cœur de soigner un peu tout le monde, les fans hardcore autant que les DJ. Le premier volume était disponible en simple compilation, en version double un peu plus complète, et en version triple pour les obsessionnels. On avait suffisamment de contenu pour faire pareil avec ce deuxième volume, qui nous a vite semblé indispensable. On était assez frustrés de tous les remixes que l’on avait du écarter du premier volume, et j’ai le souvenir de choix cornéliens très douloureux. Nous avions donc tout un stock de vieilleries au chaud pour la suite. Et entre 2004 et aujourd’hui, nous avons sortis deux albums et beaucoup de nouveaux remixes formidables sont parus. Pour compléter tout ça, on a demandé à quelques artistes actuels que l’on aime beaucoup de réaliser des remixes inédits.
De 1981 à 2011, la musique électronique a immensément changé. Pourtant, il semblerait que les producteurs soient à ce point obsédés par le passé que les passerelles esthétiques entre les genres actuels et ceux d’il y a trente ans abondent. Est-ce que ça vous a facilité la tâche pour compiler tout ça ?
On n’avait pas envie de faire une compilation thématique, ou un gros coffret d’archives. Du coup, le tracklisting historique et chronologique était hors de question. On a beaucoup travaillé pour arriver à une mixture satisfaisante avec ses mouvements, ses ruptures, ses continuités et ses discontinuités. Et toutes ces permutations sont effectivement simplifiées par le fait que beaucoup de la musique électronique des années 2000 fait lourdement référence aux années 80.
La premier remix de Depeche Mode, vous l’avez réalisé vous-mêmes…
On a commencé très tôt. Il y a d’abod un premier remix qui n’est jamais sorti. « Dreaming of Me » n’est sorti qu’en 45 tours avec « Ice Machine » en face B, donc ce n’était pas nécessaire. Mais quand « New Life » est sorti en version maxi, il a fallu rallonger « Shout ». C’est le fameux « Rio Remix » avec lequel tout a commencé, si j’ose dire. Et c’est vraiment devenu créatif sur le « Schizo Mix » de « Just Can’t Get Enough », qui est sorti quelques mois plus tard. Le morceau est beaucoup plus long, avec plein de parties supplémentaires. On commençait à peine à découvrir les possibilités de l’editing et du processing électronique, et c’était très excitant.
Tu parles d’euphorie créative, mais le propos du remix au début des années 80 était très différent, beaucoup plus limités. Les morceaux étaient surtout rallongés et boostés dans certaines fréquences pour être jouables dans les clubs. Les fabuleux édits de Walter Gibbons, John Morales et Larry Levan mis à part, c’était rarement créatif.
Bien sûr, le côté créatif était collatéral. Quand Mute nous a suggéré d’allonger nos morceaux, le but était de faire un peu plus d’argent et de faire diffuser notre musique de manière plus large. Mais on a adoré le processus : retravailler ses propres pistes, les étirer, les creuser, les re-mélanger… Quand tu es amoureux du son et que tu participes à une petite révolution esthétique en cours, c’est vraiment euphorisant. Surtout, on ne se fixait aucune limite : on changeait les grooves, on ajoutait des parties. Le « Schizo Mix » de « Just Can’t Get Enough » est reconnu par certains fans comme la version définitive du morceau, à cause des parties que l’on a rajouté. Certains pensent même que ces parties supplémentaires étaient dans la composition originale du morceau.
Est-ce qu’il existait déjà une culture du remix ? Vous étiez au courant de ce qui se faisait à New-York, par exemple ?
On sortait un peu, on connaissait les morceaux sans vraiment connaître les producteurs cachés derrière. Vince (Clarke, ndr), était le plus au courant, au début. Je dois dire que pour moi, ce n’était pas très nouveau. Nous étions au milieu d’une continuum musical qui remontait à la soul des 60s, avec ces singles dont les face b étaient des versions instrumentales ou des mixes légèrement différents. De même que la musique que l’on passait dans les clubs : nous étions à la suite du disco, qui lui même était un immense mélange de soul, de funk, de musique africaine, de rock… Ca sonnait très naturel à mes oreilles.
Est-ce que vous choisissez vous mêmes tous les remixes avec lesquels vous travaillez ?
Oui, nous avons toujours été très impliqués. Nous ne nous sommes jamais laissés imposer un seul remixer par un agent ou une maison de disques. Personnellement, je suis toujours passionné par les trends du moment. Il y a une fertilité dans la musique électronique qui n’existe pas ailleurs. Du coup, je tiens toujours une liste avec mes derniers coups de cœur, et il suffit de piocher dedans quand on a un morceau à faire remixer. Aussi, je mixe encore de temps en temps, et je dois renouveler mon stock de nouveautés. Le plus important, c’est de différencier ce que l’on aime e ce que l’on n’aime pas.
En 30 ans de carrière et 30 ans de remixes, vous avez traversé un nombre incalculable de genres et sous-genres plus ou moins secondaires de musique électronique. A l’inverse de nombre de groupes nés en même temps que vous, vous avez pourtant réussi à vous préserver des modes et des genres dominants comme l’acid house, la jungle ou la minimal…
On a beaucoup, beaucoup dansé sur de l’acid house. Mais on a vite compris que se faire happer par les modes n’étaient pas la meilleure manière de garder son identité. Voire ce qui nous rend uniques. Mais si l’on écoute bien tous nos morceaux, on peut retrouver beaucoup d’éléments empruntés ici et là à d’autres artistes. Quand nous avons fait appel à Mark Bell de LFO pour produire Exciter, nous savions que nous avions besoin d’un apport extérieur pour évoluer. D’une manière plus générale, je dois avouer que l’on a très à cœur de se préserver des petites affaires du monde actuel quand on rentre en studio. A chaque fois que l’on commence à enregistrer un disque, on essaye d’être frais, créatif, et de ne pas se laisser corrompre par le monde extérieur, la peur de vieillir ou les attentes imaginaires de nos fans. Notre but, c’est tout de même de créer des œuvres d’art. Rien ne doit parasiter notre liberté ou notre inspiration. Les remixes sont complètement séparés des arrangements originaux, que l’on considère comme les versions définitives des chansons. Ceci dit, j’ai l’impression que Depeche Mode a plusieurs avatars très différents. Le groupe en studio n’a rien à voir avec le groupe sur scène, par exemple, où nous sommes incapables de nous passer d’un batteur. Alors que sur disque, la batterie live semble généralement complètement incongrue.
En réécoutant tous ces remixes, est-ce qu’une période de la musique électronique a ta préférence ?
C’est une bonne question. Je trouve que ces cinq dernières années ont été très généreuses en très bonne musique. Mais je dois dire que l’époque des raves en Angleterre fut un moment particulièrement fertile. L’ecstasy aidant peut-être, la musique de cette époque résonne encore dans ma tête d’une manière très particulière, très émouvante. Quand j’entends un kick de 909, quelque chose se déclenche encore systématiquement dans mon cerveau, de manière pavlovienne (rires). Mais je ne suis pas sûr que ce soit très positif…
Parmi vos remixeurs récents, il y a plusieurs groupes comme SixToes ou Peter, Björn and John qui ne font pas de la musique électronique à proprement parler.
L’idée du remix et la technologie ont tellement évolué avec le temps qu’il serait dommage de cantonner les remixes de Depeche Mode à la dance. Ces deux groupes proposent plutôt des réinterprétations que des remixes, et c’est assez passionnant. Je trouve la manière dont Röyksopp, par exemple, ont modifié les harmonies de « Puppets », absolument passionnantes. C’est comme s’ils avaient eu accès à nos inconscients et qu’ils avaient modifiés les codes génétiques des mélodies. SixToes nous ont été conseillés par les gens Mute. La première fois que j’ai entendu leur remix de « Jezebel », j’ai eu l’impression de découvrir un tout nouveau morceau. La dernière fois que j’avais été autant surpris par un remix, c’était pour le remix de « Halo » par Goldfrapp. En tant que songwriter, c’est une sensation très étrange d’entendre sa chanson revampée à travers les oreilles, la sensibilité et la culture de quelqu’un de complètement différent de soi.
Pourquoi avoir sollicité Vince Clarke et Alan Wilder pour qu’ils remixent « Behind the Wheel » ? Est-ce une manière de prendre de la distance avec l’histoire, après tout ce temps ?
On a pensé que ça raconterait une jolie histoire sur qui nous sommes encore, après toutes ces années. Alan est remonté sur scène avec nous l’année dernière, et ce fut un moment très émouvant. Alan et Vince furent deux membres absolument essentiels de la carrière de Depeche Mode. Quelque part, leur esprit ne nous a jamais quittés.
(Propos recueillis par téléphone, mai 2011)
Remixes : Le haut de la pile
Plutôt qu’un hypothétique best of pioché dans une malle bourrée à craquer, voici notre petite sélection - forcément trop partiale pour être honnête – des plus beaux remixes du groupe en 30 ans de carrière.
Shout (Rio Remix)
Fatalement en avance sur son temps, cet extended mix bricolé avec Daniel Miller était en face B du premier single du groupe à monter en haut dans les charts anglais. Le break gros kick+congas idiots du milieu a traumatisé plus d’un ado au cœur en chou fleur.
Get the Balance Right (Combination Mix)
Version extended originale du premier morceau enregistré avec Alan Wilder qui venait de rejoindre le groupe, ce « Combination Mix » produit par Eric Radcliffe est un sublime terrain d’entente entre les basslines salaces de l’electro américaine et l’aménité mélodique de Martin Gore.
Something To Do (Metal Mix Version by Gareth Jones)
Relifté de manière pas très finaude par Blackstrobe, l’ouverture ambiguë de Some Great Reward a connu une première vie sur les dancefloors goth via ce « Metal Mix » dantesque du producteur Gareth Jones, tout en percus tubulaires et cuts de voix méphistophéliques.
Behind the Wheel (Vince Clarke Remix)
Le morceau le plus badass de Music for the Masses revu et corrigé par Vince Clarke, l’ancien cerveau du groupe parti former Yazoo et Erasure ? Musicalement c’est anecdotique, symboliquement c’est trop émouvant pour qu’on fasse l’impasse dessus.
Barrel of a Gun (Underworld Hard Mix)
Réalisé par Underworld alors qu’ils étaient au pinacle absolu de leur popularité post Trainspotting, ce monstre au groove équivoque et désarticulé propulse idéalement l’atmosphère délétère, limite nihiliste de l’original (Dave Gahan sortait à peine d’une méchante tentative de suicide à l’héroïne).
Policy of Truth (François Kevorkian Capitol Mix)
Aux manettes du mixage de Violator pour un résultat formidable (c’est comme pour Electric Café de Kraftwerk, on vénère ou on déteste), Kevorkian choisit un groove curieusement suave et ensoleillé pour ce beau remix qui emmène en avance le groupe aux Baléares.
Strangelove (Tim Simenon and Mark Saunders Mix)
On a un souvenir ému du Maximix maison, mais c’est ce remix de Messieurs Bomb the Bass et Mark Saunders que les gars ont décidé de sauver pour la postérité. Et c’est eux qui ont raison : de toutes les versions upbeat de la plus belle pop song de Music for the Masses, c’est probablement la meilleure.
The Darkest Star (James Holden Mix)
Holden en pleine baraka trancey qui rebosse le grand final de Playing the Angel, ça aurait pu donner une horrible tranche de progressive dark et dégoulinante. Tout au contraire, l’Anglais ronge sa bassline jusqu’à la moelle et fait cracher à l’avance la fascinante radicalité de The Idiots Are Winning.
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