Ce n’est pas parce que la formule est éculée qu’il n’arrive pas qu’elle soit vraie : Stanley Elkin (1930 – 1995) est l’un des secrets les mieux gardés de la littérature américaine. Ou plus précisément, il fait partie des très grands auteurs américains les plus injustement méconnus du 20ème siècle. Y compris dans son propre pays où, ne serait-ce l’activisme de l’éditeur mécène Dalkey Archives, il ne serait plus lisible du tout. En France, il a été traduit ici ou là dans les années 70 et 80 (chez Plon, Denoël, au Seuil ou au Mercure de France) mais suivre la trace de ses livres tous épuisés tient du parcours du combattant. A le lire, c’est à la fois trop vraisemblable et incompréhensible. A l’instar de son ami Saul Bellow ou de Philip Roth, Elkin fait partie de ces auteurs qu’on étiquette « juifs » avant d’évoquer sa littérature, et dont on brandit l'humour noir comme un inéluctabilité, un obligatoire trait folklorique. Sur l’autre versant des clichés, on le rattache parfois à l’école post-moderne pour l’extravagance de sa langue, et s’il n’est pas faux que ses plus ardents défenseurs s’appellent William H. Gass (un temps son collègue à l’université de Washington) et Tom LeClair et que l’auteur dont il se sentait le plus proche était John Barth, ses préoccupations littéraires n’avaient rien à voir avec les ambitions cybernétiques des troueurs de page. Au moment où les éditions Cambourakis rééditent Un sale type, le roman qui l’a fait connaître à la fin des années soixante, tâchons donc pour une fois d’évoquer Stanley Elkin comme la singularité absolue qu’il était.
A serious funny writer
Né à Brooklyn en 1930 et disparu l’année où son dernier roman Mrs. Ted Bliss lui valut de remporter le National Book Critics Circle Award pour la deuxième fois (1995), Elkin fit sa carrière loin de New-York, confortablement caché au fin fond du Midwest. Il ne connut pas le succès et n’eut jamais les faveurs du lectorat populaire, ce qui ne fait pas pour autant de lui un « écrivain pour écrivains » (a writer’s writer). Il faut dire que le ton unique qui traverse ses livres est absolument insaisissable. Une formule en américain dans le texte existe, mais elle est intraduisible: « a serious funny writer ». Sans le « and » : Elkin n’était pas drôle et sérieux, il était selon les pages drôlement sérieux, ou sérieusement drôle. De la même manière, ses histoires sont simultanément banales et majestueuses, absurdes et trop signifiantes, paraboliques et douloureusement réalistes. Son sujet était l’homme (américain) de son époque dans tous ses vices et sa splendeur pathétique, mais jamais un millilitre de morale ne perle à la surface de ses histoires. Ses personnages toujours ambigus sont souvent aux prises avec des conjonctures dantesques (George Mills débute pendant les Croisades, The Living End se passe entre le Paradis et l’Enfer, la Vierge Marie fait une apparition dans Le rabbin de Lud) mais ils ne prononcent jamais une seule sentence métaphysique. Ses intrigues sont redoutablement édifiées mais ne sauraient en aucun cas se priver de leurs détours, anomalies et flottements cryptiques. Ses romans prennent des airs de critique acerbe de l’âge pop mais tournent systématiquement le dos à la cohérence obligée des romans sociaux et propres sur eux. Tout ça pour dire que Elkin avait les fesses entre trois chaises : il aimait trop se délecter de gros mots pour le commun de l’avant-garde, et laissait trop volontiers sa prose « aigre et frénétique » diffracter la substance romanesque de ses livres pour le grand public. Fatalement, c’est ce paradoxe qui le rend majeur. Evoquant Un sale type dans l’essai On Being Blue, Gass comparait ainsi Elkin à un pur poète, et un idéal pourvoyeur de « phrases sexuelles » : « Il faudrait être aveugle au point de ne pouvoir distinguer un homme d’une femme pour ne pas se rendre compte qu’aucun écrivain de notre temps n’écrit une poésie plus chaleureuse, plus opulente ».
Humain trop humain
Paru la même année que le Blanche-Neige de Donald Barthelme (1967), le deuxième roman d’Elkin lui valut d’être plutôt rangé dans le même sac que Mel Brooks et Terry Southern. Première méprise : gigotant et feuilleté, Un sale type ne fait jamais rire aux éclats et ne saurait se conformer à un seul genre de littérature. En premier lieu, il contourne l’exercice de style existentialiste attendu puisqu’en dépit de son titre, personne ne saurait dire si son héros Leo Feldman en est effectivement un, de sale type. Patron d’un grand magasin, il est coupable volontaire de faveurs cradingues monnayées en sous-main dans son sous-sol, mais c’est un bug informatique qui l’envoie derrière les barreaux. Enfermé dans un établissement pénitentiaire kafkaïen jusqu’au burlesque, on le retrouve presque victimisé par les exactions d’un chef de prison curieusement pervers, et fatalement incapable de se trouver sur la grande échelle du bien et du mal. Pris dans une tempête extatiques de flashbacks vils ou émouvant et de dialogues beckettiens en diable, le lecteur lui-même est sollicité sur tous les fronts, poussé ici à croire à une reconstitution de l’Ancien Testament où tous les protagonistes arborent des noms allégoriques (Feldman pour « fell man », homme déchu), là à un flagrant délit d’autobiographie ou un pensum sordide sur la misère sexuelle du couple contemporain. Alliage incassable de cruauté entière, d’humanisme total et de finesse intense, Un sale type fait surtout une expérience de lecture impossible à résumer, dont on sort aussi crevé et abasourdi que d’un grand roman russe. Ou d’un match de boxe. Elkin livrait d’ailleurs le secret de son art à Tom LeClair en 1976 : « Je ne crois pas que le moins soit l’ennemi du mieux. Je crois que le plus fait le plus. Je crois que le moins fait le moins, le gros fait du gros, le mince fait du mince et que quand y’en a marre, y’en a marre ».
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