
Gute Luft est, jusque dans son artwork, un hommage à Berlin. Tu es considéré comme un musicien berlinois typique, et pourtant, tu n’es même pas allemand.
J’ai commencé la musique en 1979 avec Palais Schamburg, où j’étais venu de Zurich pour étudier à la Hochschule für Bildende Künste de Hambourg. Mais j’ai passé presque toute ma vie adulte à Berlin. Pendant un moment, je suis parti en Angleterre, et j’ai caressé l’idée de déménager à Londres, mais Berlin me manquait trop. Ce fut un bon calcul : peu après, le Mur s’est effondré, et la ville s’est métamorphosée du jour au lendemain. Ensuite, j’ai eu la chance de voir la scène berlinoise naître, grandir, rapetisser, grandir à nouveau, évoluer... J’appartiens corps et âme à cette ville.
Tu habites encore à Berlin Ouest, loin du Mitte et de Prenzlauer Berg. Si tu devais comparer le Berlin des années 80 au Berlin contemporain, lequel aurais ta préférence ?
C’est plus détendu aujourd’hui, bien sûr. Mais ça a toujours été une ville unique. J’ai travaillé plusieurs fois aux Studios Hansa, qui jouxtaient le Mur, et je me rappelle à quel point la vue était étrange une fois le soir tombé: de notre côté, tout était illuminé et de l’autre, tout était noir. Le plus étrange, c’est qu’on profitait de notre petite émulation créative à Berlin Ouest (notamment tous les groupes affiliés à la Neue Deutsche Welle et les électrons libres Einstürzende Neubauten, Der Plan, DAF, Abwärts ou Malaria !, ndr) et que de l’autre côté, il ne se passait presque rien. La chute du Mur fut un événement fantastique, de loin l’événement social le plus intense de ma vie. Surtout quand on considère les développements fondamentaux qui ont eu lieu pour la musique allemande, puis pour la musique européenne… finalement pour la musique mondiale ! Au milieu des années 90, je pensais qu’on avait atteint un tel pinacle qu’il ne nous restait plus qu’à rentrer en récession… Mais non, ça se développe toujours.
Est-ce cet amour pour Berlin qui t’a poussé à accepter de signer la musique de « Berlin 24h Berlin -- A Day in the Life »?
C’est le concept qui m’a plu. Un documentaire de 24 heures sur diffusé à la télévision pendant une journée entière ? Quelle idée superbe ! Volker Heise, le réalisateur, suivait ma carrière depuis longtemps. Il savait aussi que je n’avais presque aucune expérience en la matière, à part la musique d’un documentaire sur le plastique qui vient de sortir en Allemagne, Plastic Planet, composé avec Alex Paterson pour The Orb (dont on entend des extraits sur Baghdad Batteries, ndr). Et je me suis vite rendu compte que la tâche était titanesque. On a à peine eu le temps de parler de ce qu’il voulait, à part quelques instructions minimales du genre « de la musique pour un voyage en hélicoptère ». Du coup, j’ai été un peu déçu du résultat : sur les quatre heures de musique que j’ai composées, ils n’ont utilisé que deux heures et demi. Et j’ai dû travailler à l’aveuglette, puisqu’ils montaient en même temps, dans six ou sept salles de montage en parallèle…
Es-tu satisfait de la manière dont ta musique interagit avec les images ? La contrainte t’a-t-elle compliqué la tâche ?
J’ai essayé de travailler comme d’habitude, en me laissant guider vers mes penchants naturels, les textures et les snappy grooves… La seule contrainte que je me suis imposée c’est le vieux proverbe « Less is more ». Quand tu regardes un film, ton cerveau est déjà très occupé avec ce qui se passe à l’écran, pas la peine de l’embarrasser avec des morceaux trop complexes.
Ta musique est naturellement visuelle, parce qu’elle pleine de matières très denses, pleine de couches, même si elle est très maîtrisée.
Les versions des morceaux sur le disque et celles dans le film sont différentes. Celle utilisées dans le film sont souvent plus minimales. Et pour l’album, j’ai privilégié les morceaux les plus généreux, ceux qui feraient un bon album. « Alles, Immer », qui ouvre l’album, dure une heure dans sa version originale. Surtout, j’ai pu me venger du traitement imposé à mes morceaux dans le film, me réapproprier la musique pour gérer un peu ma frustration. Ca fait partie des choses qu’on apprend en travaillant pour le cinéma : nos décisions sont noyées dans celles d’un nombre incalculable de personnes, des artistes jusqu’à la production. Je suis habitué à prendre mes décisions tout seul.
Tu as pourtant passé la majorité de ta carrière à travailler avec les autres, et pour les autres.
Travailler avec les autres, c’est mon style. J’aime viscéralement communiquer. Le studio avec Alex Paterson, c’est du pur bonheur. Encore dimanche dernier, on a fait une session spontanée avec Alex Moufang et Jonah Sharp… Et ce n’est pas que j’en ai besoin, je suis bien assez créatif dans mon coin. Mais après 30 ans de carrière, je suis heureux de continuer à apprendre des autres, de pouvoir entendre la musique d’une oreille inédite.
D’ailleurs, tu cites comme influence des musiciens beaucoup jeunes que toi, comme Rod Modell ou Flying Lotus.
On apprend à tous les âges de la vie. Bien sûr, Rod Modell a dû beaucoup écouter The Orb et Basic Channel. Mais Flying Lotus a vraiment quelque chose de différent, un swing incroyable qui te fait entendre différemment les choses que tu connais déjà.
Tu arrives encore à écouter les disques qui t’ont donné envie de te lancer dans la musique électronique à la fin des années 80 ?
Certains ont vieilli immédiatement, d’autres n’ont pas pris une ride. Normalement, la pop vieillit plus vite. Mais Inner City fait toujours battre mon cœur plus vite.
Et tes premiers morceaux de dance music, comme ceux de Ready Made ?
Je ne suis pas le mieux placé pour parler de ma musique. Je me rappelle qu’à l’époque, il était beaucoup plus difficile de retranscrire sur bande les idées que l’on avait dans la tête. La rencontre avec Alex a été déterminante, parce qu’il n’a peur de rien. C’est lui qui m’a appris à me jeter à l’eau. Le développement inespéré de la scène berlinoise m’a aussi beaucoup aidé, parce que j’avais enfin le droit de concevoir une musique typique de notre ville. Nous autres Berlinois n’avions plus besoin d’attendre les imports américains ou anglais, parce que les gens se foutaient de savoir si les disques venaient de Detroit ou de Cologne. Quand on a enregistré les morceaux de 3MB avec Moritz et Juan Atkins, on s’est rendu compte qu’on aimait tous la même musique, et que nous cuisinions tous avec de l’eau et des machines.
Vous étiez conscient que le tunnel que vous étiez en train de creuser entre Detroit et Berlin serait aussi déterminant pour le futur de la musique ?
Nous étions d’humbles fans, avant tout. Quand Blake (Baxter, ndr) et Juan sont venus à Berlin la première fois, ils n’avaient pas de gigs la veille ou le jour d’après à Berlin ou Manchester, ils devaient attendre une semaine entre chaque concert. Ils ont passé une semaine à Berlin, et avec Moritz, on s’est dit qu’il serait vraiment dommage de laisser passer l’opportunité. C’est un peu comme dans les années 70, quand les musiciens du free jazz venaient jouer en Europe. C’est ce qu’on a proposé à Juan et Blake. On ne risquait pas grand chose, à part de faire de la mauvaise musique. Et travailler avec eux était si simple ! Avant ça, j’avais bossé avec Trevor Horn ou les Pet Shop Boys. Mais là, plus besoin de passer par une boîte de management… Et surtout, plus besoin de gérer de chanteur ou leur ego. La musique électronique en 1992, c’était la liberté.
Pourquoi avoir attendu autant de temps avant de signer des disques sous ton nom?
J’étais tout le temps occupé à travailler sur tel ou tel projet, en studio avec Alex ou quelqu’un d’autre. Le premier disque que j’ai enregistré tout seul, en 1985, est l’album de Ready Made. Et à l’époque, à moins d’être richissime, il était impossible d’enregistrer un album entier à la maison, sans passer par un studio professionnel. Il fallait de l’argent, un label pour payer. Le processus entier pour passer de la musique que tu avais dans ta tête à un morceau enregistré était long et pénible. Ca a probablement joué dans l’évolution de ma carrière. C’est pour ça que j’ai d’abord décidé de gagner ma vie en tant que producteur. Et ça a marché, jusqu’au jour où la mentalité du business m’a presque dégoûté de la musique. Le succès de The Orb, qui a été énorme malgré une absence totale de compromis de la part d’Alex, m’a redonné la foi.
C’est pour ça que tu n’enregistres plus pour les autres ?
Dans les années 80, le producteur était un nabab. Il était branché. Il était le catalyseur, le magicien avec qui tout le monde voulait travailler. Aujourd’hui, tout le monde s’en fout.
Quand il s’agit de travailler sur ta propre musique, ton immense expérience de studio est-elle plutôt une malédiction ou une bénédiction?
Ce n’est pas une malédiction, non. Ce n’est pas très important, en revanche. J’ai adoré travailler avec Trevor Horn, par exemple, et j’ai quelques histoires à raconter, mais je n’ai pas appris grand chose à part à avoir confiance en mes idées.
Beaucoup de gamins aujourd’hui regardent cette époque de moyens limités avec envie ou nostalgie. La house et la techno sont nées dans des studios minuscules, et ce déterminisme esthétique avait un sens.
Les limitations furent essentielles. La première fois que j’ai rendu visite à Robert Hood, son studio se limitait à une TR-909, un Juno, un quatre-pistes et à une table à repasser pour les poser. Tout était dans sa tête. Aujourd’hui encore, si la technologie a beau être presque sans limites, la musique vient toujours de la tête des musiciens. Ceci dit, je comprends que les gamins soient frustrés de faire leurs morceaux sur le même ordinateur que celui avec lequel ils font leurs devoirs…