Roberto Arlt, Le mal écrivant (paru dans Chronic'art, avril 2011)


« Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres » : cette parabole du Christ, citée dans les dernières pages des Lances-flammes (1931), semble idéale pour évoquer l’art éminemment urbain et viscéral de Roberto Arlt (1900-1942). On présente en effet souvent cette sorte d’anti-José Hernandez (le grand poète national argentin, dont le poème épique Martín Fierro figure parmi les plus célèbres évocations du monde rural des gaúchos) comme le père de la littérature urbaine argentine. De fait, l’arrière-plan de son œuvre romanesque et journalistique est bel et bien le Buenos Aires brutal et bouillonnant des années 1920/1930, et son sujet principal la disparition des êtres dans le bruit de ses usines futuristes. Mais parce que son œuvre est mal comprise dans son pays (Bolaño en parle comme « du plus méprisé de tous ») et méconnue à l’étranger, le cas Arlt est perçu de manière un peu caricaturale. Ainsi, quand bien même la très singulière modernité de son « vin nouveau » saute aux yeux du lecteur de ses chroniques journalistiques (rassemblées dans Eaux fortes de Buenos Aires, traduit à la dernière rentrée chez Asphalte) et de l’indispensable diptyque romanesque que republie Belfond (Les sept fous et Les lance-flammes), elle est à peine mentionnée par l’histoire traditionnelle des lettres argentines, qui retient plutôt de lui sa position diamétralement opposée au plus illustre de ses contemporains, Borges. Si Arlt, après avoir assisté à quelques réunions du groupe d’avant-garde Florida (mené par Ricardo Güiraldes et dont fit un temps partie Borges), devint vite le plus farouche opposant à leur théorie de l’art pour l’art, son propre rapport à l’art, à la réalité et à l’écriture est en réalité bien plus complexe et contradictoire qu’on ne le dit habituellement. 

Street credibility
Comme il s’en explique fougueusement dans « Ce n’est pas ma faute » (qu’on peut lire dans Eaux fortes de Buenos Aires), Roberto Godofredo Christophersen Arlt est fils d’émigrés jusqu’au bout de son nom imprononçable, qu’il portait comme un maléfice délectable : « Du fait de la musicalité et de la poésie de mon nom, j’étais renvoyé de toutes les classes à un rythme alarmant ». Elevé dans un foyer germanophone (son père est prussien, sa mère italienne) et exclu du système scolaire à l’âge de huit ans, il est contraint d’empiler les petits boulots (peintre, mécanicien, ferblantier, libraire, soudeur, ouvrier, docker) avant de dénicher un poste dans un quotidien qui lance sa vocation d’écrivain. Erudite et très écrite, sa littérature n’en est ainsi pas moins celle d’un autodidacte dont l’apprentissage s’est déroulé « dans le désordre et le chaos, par la lecture des pires traductions, dans les égouts et non dans les bibliothèques » (la description est signée Bolaño, dans ses Trois discours insupportables), ce qui lui vaudra le mépris du milieu littéraire argentin, jusqu’à sa réhabilitation tardive par Cortázar ou Gabriel García Márquez. Adepte du vagabondage volontaire, Arlt revendique une proximité – voire une parenté – avec les ouvriers, les couturières et les commerçants, et avec tous ceux dont il raconte les manigances dans Les sept fous et Les lance-flammes : les « cafishios » des bas-fonds, les putes et les maquereaux, « les pervers, les satans de bistrot ». A la fois terrifiants et porteurs d’empathie, les personnages d’Arlt sont prétendument inspirés par ses vraies connaissances. Surtout, la langue de ses livres reconnaît leur idiome : leurs récits sont écrits en castillan classique, mais leurs dialogues sont parlés en lunfardo, ce dialecte portègne et cosmopolite sans cesse permuté par les immigrants européens, qui est aussi la langue du tango. C’est ce vernaculaire vivace et fiévreux, emmené par le rythme des rotatives, qui est le premier responsable de la plus grande méprise sur Arlt : il écrirait mal. Dans l’abyssal Respiration artificielle, Ricardo Piglia (que Bolaño appelle « le Saint Paul de Arlt ») évoque avec lyrisme ce paradoxe littéraire : « Le masochisme qui lui venait de la lecture de Dostoïevski, ce goût de la souffrance à la manière d’Aliocha Karamazov, il le réservait exclusivement à son style. Il écrivait mal, au sens moral du terme, son écriture est une mauvaise écriture, une écriture perverse. Le style de Arlt est le Stavroguine de la littérature argentine, c’est un style criminel. N’importe quelle maîtresse d’école primaire, et même ma tante Margarita, peut corriger une page de Arlt, mais personne ne peut l’écrire ».

« Supercivilisation atroce »
Le récit dément qui s’étale dans les deux volumes de son diptyque rapproche encore un peu plus Arlt de Dostoïevski. Déroulée sur quelques jours funestes, l’intrigue dérisoire met en scène un faux crime et une arnaque somptueusement alambiquée qui évoque immédiatement Crime et Châtiment, mais avec un propos presque opposé et une conception du Mal effarante d’amoralité. C’est qu’Arlt a lu et assimilé Dostoïevski, Flaubert et Joyce, et son principal protagoniste (et alter ego), Erdosain, est bien moins puéril que Raskolnikov : « Qu’est-ce que c’est que cette vie, si nous faisons des horreurs sans rien ressentir ? Tu comprends ça, toi ? D’après ce que nous avons étudié au collège, un crime finit par rendre fou le délinquant, alors comment se fait-il que dans la réalité, lorsqu’on en commet un, on reste tout tranquille ? » Comme les six autres fous qui composent l’inoubliable galerie de portraits des deux romans (l’Astrologue castré, Ergueta le mystique, Haffner le ruffian mélancolique, Hipólita la boiteuse), Erdosain est issu d’une nouvelle espèce dont la principale cohérence est l’incohérence (il s’arrache les cheveux, grimpe dans les arbres pour admonester la société, crache au visage des fillettes, insulte dieu et les chats) mais dont les discours extralucides sur la « supercivilisation atroce » en train de naître confond à l’avance nos commentaires. Incroyablement bavards, ces deux romans écrits à l’orée des années 1930, des fascismes européens et de l’avènement de Ford, de Morgan et de Rockefeller font la part belle aux discours plus ou moins illuminés, presque toujours prophétiques, sur l’hypercapitalisme souverain, l’hégémonie des banques, le complexe militaro-industriel et les génocides rendus possible par la dévotion technique des ingénieurs. Dans son introduction aux Sept fous, Julio Cortázar précise : « Roberto Arlt a dit du Buenos Aires des années 1930 tout ce que les autres intellectuels de son temps ignoraient ou, pis encore, dissimulaient ». Aussi, il faut absolument souligner la modernité insolite et finalement inattendue de l’écrin qu’Arlt conçoit pour ce qu’il entrevoit du monde et de l’humanité à venir. Familier de la psychanalyse, de Bergson et d’Einstein, lecteur passionné du « courant de conscience » joycien, il incorpore à son récit des descriptions des mouvements et de mutations de pensées sans même avoir à briser la barrière de plasma entre le monde de l’esprit et le monde des phénomènes dont le lyrisme renvoie nombre d’avant-postes modernistes et contemporains à l’âge de pierre… Dans un étrange mystère spatio-temporel, Arlt apparaît au fond comme un cousin magique du Döblin de Berlin, Alexanderplatz, cet autre roman traumatisé par Ulysse, paru à Berlin la même année que Les sept fous. A croire Bolaño, l’œuvre d’Arlt serait « une garantie de destruction de la littérature » : à la (re)découvrir 80 ans après, elle nous semble au contraire absolument séminale.

Aucun commentaire: