Autechre (Sean Booth) - Interview 2010 (version intégrale de l'entretien paru dans Trax#133)


Ma chronique de Oversteps est à lire ici.

Le titre de ce nouvel album, « Oversteps » est un vrai mot, ce qui est rare dans votre discographie. Il suggère immédiatement un mouvement dans un espace virtuel…

On a vraiment conçu le disque comme une série de voyages sensoriels. Mais comme à chaque fois, il n’y a pas de sens précis à lire dans ce petit bout de lexique, on en apprécie seulement les résonances.

Le verbe « Overstep » signifie une transgression, un outrepassement. Aller trop loin, c’est ce qu’on vous reproche depuis le début de votre carrière.

Généralement, on est trop absorbé et excité par la recherche pour se préoccuper de savoir si ce qu’on trouve est nouveau ou pas. Tout ce qui compte pour nous est le moment de l’eureka, la découverte d’une texture ou d’une manière inédite de brancher deux trucs ensemble. Mais notre démarche n’est pas seulement une fuite en avant vers l’inconnu.

Votre évolution d’un album à l’autre a pourtant l’air presque dialectique. C’est plus complexe que ça ?

C’est un mouvement rythmé. On fonctionne de la même manière à tous les niveaux : on assemble des patterns pour faire un morceau, on articule des morceaux pour faire un album et on articule les albums dans un ensemble plus grand encore, qui comprend plusieurs processus d’exécution : les disques, les EP, les concerts… Tout ça fait plusieurs arcs qui évoluent presque indépendamment les uns des autres mais dont les filaments se touchent parfois comme dans le cas de certains EP qui découlent des mêmes processus technologiques que les albums. Bien sûr, nous sommes tellement impliqués dans ces processus que ça peut paraître très obscur et opaque de l’extérieur.

Même pour le néophyte, Oversteps ressemble à une véritable rupture. La première, peut-être, depuis Confield.

En fait, il y a un fil conducteur qui traînait depuis Untilted : une approche plus directe, assez old-school, pour laquelle on utilisait des vieux séquenceurs hardware presque comme une contrainte volontaire. On était allé tellement loin dans l’élaboration de systèmes complexes pour générer de la musique qu’on voulait se prouver qu’on était encore d’élaborer de la musique de manière plus directe. En concert, on s’est beaucoup nourri du feedback du public, et on a beaucoup appris… Quaristice, qui est la dernière étape de cette démarche, a été enregistré le plus vite possible pour préserver cette spontanéité dialectique. Mais on a aussi tellement tourné que c’est devenu moins intéressant. Je n’ai même pas rallumé nos machines depuis qu’on est rentré de notre dernière tournée.

Vous êtes donc revenu à l’ordinateur?

On a beaucoup utilisé de synthétiseurs hardware pour les sons, mais l’ordinateur est vraiment au coeur de l’album. On est revenu au séquenceur pour la composition, ce qu’on n’avait pas fait depuis un bail. Contrairement à nos trois albums précédents, tout est réversible, il y a donc moins de travail d’editing et on a pu mieux se concentrer sur la cohérence de l’album. Le disque est vraiment l’embryon d’une nouvelle technique de travail qu’on a à peine commencé à explorer.

Vous aviez une idée esthétique précise en tête avant de commencer à enregistrer ?

Séparer les différentes étapes du processus est vraiment difficile: quand tu écris le programme de tes propres synthétiseurs, le processus créatif commence avant la composition, tes choix esthétiques sont sollicités à toutes les étapes. Pour moi, le choix d’un système de travail est déjà un choix esthétique. Ce n’est pas parce que tu rentres des lignes de code dans un software que ton travail est nécessairement froid.


En tant qu’auditeur, vous êtes encore capable de revenir sur votre musique indépendamment de la manière dont vous l’avez conçue ?


Heureusement ! C’est même tout ce qui nous motive. Les morceaux de Oversteps ont été enregistrés sur une période de 6 ou 8 mois, après avoir passé un an à élaborer un système adapté à ce que nous avions en tête. Mais on a passé presque autant de temps à réécouter tout ce qu’on avait enregistré, au casque, à élaborer l’album. Depuis un mois, je le réécoute, et j’ai l’impression de le découvrir pour la première fois.

Tu en apprends un peu plus sur toi-même ?

Je repère surtout les moments de naïveté. Entre le moment où tu enregistres un morceau et celui où tu le réécoute, tu changes, tu n’es plus la même personne. Et quand tu enregistres en temps réel, tu as tendance à faire appel à ton intuition plus qu’à ton sens critique. Je reste persuadé qu’avec l’expérience, ton intuition musicale évolue et grandit. J’ai tendance à lui faire de plus en plus confiance et à me poser moins de questions.

Tu penses que vos disques sont de plus en plus réussis ?

Je n’en sais rien du tout. Ils sont certainement plus musicaux. Nos mélodies sont bien plus viscérales aujourd’hui. On nous dit que nos morceaux sont diatoniques, modaux, et à vrai dire je n’en sais rien. Je ne sais pas trop comment notre musique fonctionne à ce niveau. Je sais que c’est le territoire de la musique où il nous reste le plus à explorer.

Tu ressens moins le besoin de comprendre votre musique que les instruments que vous utilisez pour la générer. C’est un paradoxe.

C’est exactement ça. J’ai seulement besoin de contrôler tous les aspects de la synthèse. Et pour ça j’ai besoin de comprendre les machines à la perfection. Quand tu conduis une voiture, tu dois savoir à quoi servent tous les boutons sur le tableau de bord.

Mais tu n’as pas besoin de savoir comment le monteur fonctionne.

Ok, la comparaison n’est pas exacte. Disons plutôt un Boeing 747 alors…

Tu laisses parfois les machines te surprendre ?

Je comprends toujours ce qui se passe. Ce qui me dépasse, c’est pourquoi tel ou tel morceau est bon ou mauvais. Le mystère de la musicalité reste entier.

Certains morceaux comme « Known1 » ou « See on See » ont l’air très simple. On devine presque une sorte de nostalgie pour la musique que vous faisiez il y a dix ans.

Il y a de la nostalgie dans ces morceaux. Mais je ne suis pas sûr que ce soit la nôtre. Si on choisit un son, c’est parce qu’on le trouve beau, pas parce qu’il a l’air vieux ou futuriste. On ne pense jamais aux références qu’il peut contenir. On voulait faire un album plus physique, plein de sons palpables. D’une certaine manière, l’aspect autoréflexif de la pop est devenu la norme : tout le monde fait des disques qui font référence au fait que tu es en train d’écouter un disque. Comme si tous les cinéastes du monde étaient devenus Eisenstein. On voulait essayer autre chose de plus subtil. C’est pour ça que d’un point de vue synthétique, les sons sont plus simples, plus directs. C’est aussi une histoire de goût : j’adore les sons FM (la synthèse FM, utilisée pour la première fois dans un synthétiseur commercial par le DX7 de Yamaha, est typique du son des années 80, ndr) et c’était l’occasion ou jamais d’en mettre plein dans les morceaux… Peu importe la mode. Ca a l’air très égoïste, mais je ne supporte pas de penser aux autres quand j’élabore ma musique.

Comment expliques-tu que l’album soit si calme comparé à vos trois derniers albums ?

Tout simplement, on rentrait de tournée. On avait les oreilles fatiguées des beats et du boucan. On a commencé par enregistrer des choses très mélodiques, et on s’est remis aux beats vers la fin.

Il y a quelques années, vous aviez une cohorte de groupes qui copiaient tous vos faites et gestes. Aujourd’hui, vous êtes plus isolés. Donc plus à l’aise ?

Incroyablement plus à l’aise. C’est une libération. On a toujours fait ce qu’on voulait, en toute indépendance, mais ça nous simplifie la tâche. On vit à une époque révisionniste, tout le monde fait du retro même dans la musique électronique… J’ai grandi à une époque qui déifiait la nouveauté… Peut-être que j’étais assez naïf pour croire que les choses qui arrivaient étaient réellement nouvelles, mais il se passait des choses… Tous les disques que je voulais acheter était sortis la semaine précédente, et tous les morceaux que je voulais écouter étaient des morceaux qui étaient censés tout changer. Je ne suis pas nostalgique de cette époque, mais j’ai beaucoup de mal à comprendre le présent. Pour moi, le plaisir de la musique est presque indissociable de celui de la découverte.