A chaque fois que l’on doit présenter Terre Thaemlitz, le même méchant problème se pose : comment diable résumer une carrière aussi follement dense, complexe et contradictoire en quelques lignes ? De notre côté, on a commencé à entendre parler de son œuvre très engagée à la fin des années 90, quand il publiait des disques d’ambient post-digital et fracturé sur le label le plus emblématique du genre, Mille Plateaux. Contrairement à la plupart de ses camarades de jeu de la « laptop music», Thaemlitz nous passionnait pour sa manière d’envisager sa musique comme essentiellement engagée contre la propagande de l’entertainment de masse, et vectrice de « désaliénation » dans la cause de l’émergence de la culture Queer. Et puis en fouillant un peu dans l’historique de sa discographie, on s’était rendus compte que l’on avait raté plusieurs étapes antérieures : une éternité plus tôt, en 1991, l’Américain avait notamment gagné un « Underground Grammy » sous le nom de DJ Sprinkles pour son prosélytisme house dans les très underground fêtes des drag houses et le milieu gay new-yorkais en général.
C’est la réincarnation de ce Terre féru de house music qui a fait beaucoup parler d’elle en 2009 avec la sortie chez les Japonais de Mule Musiq de Midtown 120 Blues, classique annoncé (puis confirmé) de deep house à l’étrange goût de sang et de stupre. Pour beaucoup, le disque fut une découverte et une révélation. Encore une fois, on aurait mieux fait de se renseigner : Terre était déjà revenu à la house plusieurs fois, sous le nom de Teriko et surtout Kami-Sakunobe House Explosion en 2006. Notre seule excuse : un peu loin de Tokyo (où il habite depuis une dizaine d’années), on n’avait pas pensé à se procurer ces quelques sorties très limitées, emballées à la main pour les habitués de ses fameuses soirées DJ Sprinkles Deeperama au Club Module… On peut donc chaleureusement remercier le label parisien Skylax de rééditer ce fabuleux Routes Not Roots, grimoire de « fag-jazz » (un clin d’œil à la fameuse homophobie dans les milieux jazz new-yorkais des années 50), de deep house classique et de « sensibilité dancefloor crossover » à peu près aussi indispensable que Midtown 120 Blues. Moins monotone que l’album de DJ Sprinkles, l’album multiplie les détours (collages enfumés à la Moodymann, deep house dubby et glacée à l’allemande ou parenthèses pianistiques à la Sakamoto) et intègre pour une fois sa partie théorique de manière explicite : entre les tranches club ou rêveuses, plusieurs interludes nous font découvrir l’univers de Saki, transsexuel japonais qu’on ne se lasse pas d’écouter parler. Une porte d’entrée idéale à l’un des territoires esthétique et conceptuel les plus fascinants du royaume électronique mondial.
Kami-Sakunobe House Explosion « Routes Not Roots » (Skylax/Module)
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