Adam Levin explique ses Instructions (initialement paru sur le site de Vogue, octobre 2011)


C’est de loin le roman le plus épais de cette rentrée, mais ce n’est pas pour autant un pavé compliqué ; c’est un récit raconté par un enfant, mais qui parle et pense encore plus vite qu’un personnage d’Aaron Sorkin; c’est un livre plein à rebord des accessoires élaborés de la fiction expérimentale américaine (écheveau de commentaires talmudiques, polyphonie, calligrammes) mais qui file tout droit comme un roman de Tolstoï. Bref, Les Instructions est un livre hors du commun autant dans sa forme que dans son déroulement, et c’est une très bonne nouvelle. Mieux, c’est une nouvelle inattendue. Car découvert par la fameuse maison d’édition indépendante McSweeney’s, le premier roman d’Adam Levin semblait trop respecter au pied de la lettre le cahier des charges du succès de librairie hipster mignon et irrévérencieux (l’axe David Foster Wallace – Jonathan Safran Foer – McSweeney’s, donc) pour être honnête. Grossière erreur de jugement, Les Instructions est un long crescendo pétaradant et glaçant, un page-turner haletant doublé d’un pensum compliqué sur la violence dont l’issue explosive laisse un étrange goût de métal dans la bouche. A l’occasion de la sortie française du roman chez Inculte, nous avons rencontré Adam Levin lors de son premier passage à Paris.

On sait que l’écriture des Instructions vous a presque pris une décennie. Quel a été son point de départ?
Je commence toujours de la même manière : en gribouillant quelques phrases dans le vide. Pour Les Instructions, c’est l’une des toutes premières scènes du roman, qui survient juste après celle du waterboarding…  J’avais cette voix d’enfant dans la tête, et cette vision d’une bagarre brutale à coups de poings. J’ai commencé par suivre ce fil… Et je me suis rapidement retrouvé complètement ailleurs, dans un méandre de mots et d’idées complètement inattendu. L’écriture du roman m’a pris très longtemps, et pas seulement parce qu’il est long, mais parce que je l’ai élaboré au fur et à mesure. A mi-chemin, au bout de quatre ou cinq ans de travail, j’avais savais seulement décidé que le roman se terminerait par une explosion de violence.

McSweeney’s, qui a édité le roman aux Etats-Unis, est réputé pour avoir initié tout une école douce-amère et fantasmagorique à laquelle votre roman semble appartenir dans son synopsis – le narrateur est un gamin surdoué – et pendant ses 200 ou 300 premières pages. Etait ce une manière de mieux prendre le lecteur par surprise ?
Retranscrire de manière réaliste les pensées d’un enfant de dix ans ne m’intéressait absolument pas. Faire parler un phénomène de cirque non plus. Je ne voulais surtout pas que le personnage de Gurion n’inspire que de l’affection, que le lecteur soit « attendri »  par lui. Au fur et à mesure que le livre a grossi, il est devenu de plus en plus intelligent, et de moins en moins mignon. Il est haut comme trois pommes, il a les émotions typiques d’un enfant de son âge, mais il est plus intelligent que la plupart des adultes. Le moment où j’ai accepté qu’il sorte du calque naturaliste a été une grande libération. Les Instructions n’est pas une parabole, mais ce n’est pas un livre réaliste non plus.

Qu’est-ce qui vous a tant attiré dans ces personnages d’enfants ?
C’est lié à mes lectures. Comme beaucoup de lecteurs, j’ai été traumatisé par la découverte de L’attrape-cœurs de J.D. Salinger : il annihile le portrait du gamin passif et attendrissant, il franchit sans cesse la ligne de ce qui est acceptable de faire avec un personnage d’enfant. Les enfants ne voient pas seulement le monde à une hauteur d’yeux inférieure, ils vivent tout de manière démesurée. Cette immaturité émotionnelle est une source dramatique inépuisable : ils deviennent violents en un rien de temps, ils passent à l’attaque dès qu’on les provoque, ils éclatent en sanglot. Ils peuvent être très violents les uns avec les autres. Ils n’ont pas besoin d’être psychotiques pour être impulsifs et imprévisibles. C’est dans leur nature.

Le fait de faire de Gurion le narrateur et le commentateur des événements du livre, ses explosions de violence y compris, semble paradoxalement être une manière de les mettre à distance, pour mieux les interroger.

On pourrait croire que Gurion est un cas classique de narrateur non-fiable. Mais je tenais vraiment à ce que le lecteur puisse en partie s’identifier à lui, partager sa vision du monde, de la justice et des injustices. Quand on lit L’attrape-cœurs à l’âge de quinze ans, Holden est un héros littéral entouré d’idiots. Je tenais à ce que Gurion soit capable d’analyse rhétorique, de conscience de soi et surtout pas le dindon de la farce comme le protagoniste de Paddy Clarke ha ha ha de Roddy Doyle, qui raconte le déchirement progressif de ses parents sans comprendre qu’ils sont sur le point de divorcer.

Gurion se demande sans cesse si le livre qu’il est en train d’écrire est ou n’est pas une nouvelle Torah, et s’il ne serait pas lui-même le meshi'ha tant attendu des Juifs. Et sa rhétorique est si forte que le lecteur est presque encouragé à hésiter avec lui.
Bien sûr, l’équivoque est volontaire. A la fin, elle reste entière. C’est une manière de sauver Gurion, je crois. Même si rien ne prouve de manière providentielle qu’il est bien le messie. Il est seulement le personnage le plus intelligent d’un livre où tout le monde est déjà beaucoup plus intelligent que la moyenne.

Dans le monde de Gurion, tous les enfants de baladent avec des t-shirts arborant des dernières phrases de romans célèbres. Vois frisez le jeu métafictionnel, la fantasmagorie totale, l’offense au réalisme.
Je ne sais pas ce que c’est, le réalisme. Ce qui compte quand je lis une œuvre de fiction, c’est que l’univers décrit soit suffisamment cohérent pour que j’y croie. Infinite Jest de David Foster Wallace  se situe dans un futur hypothétique, mais ce qui s’y passe est incroyablement réel et vraisemblable, parce que les descriptions sont fabuleusement détaillées et cohérentes, parce que la voix de Foster Wallace est totalement juste. Pareil pour DeLillo : quand on lit Bruit de fond,  on sait que personne ne parle comme ça dans la vie. Je ne pense pas que ni Foster Wallace, ni DeLillo se soient jamais posés la question des mondes qu’ils décrivaient en terme de réalisme. Quand je décris un personnage, un lieu, une émotion, tout ce qui m’importe c’est qu’ils me captivent suffisamment pour que j’aie envie de les étendre et de les approfondir.

Les Instructions est tout sauf un roman à thèse. Comment des thématiques aussi gigantesques que la violence et ses justifications, la répression et l’éducation sont elles apparues dans le roman ?
Au départ, le roman était presque une allégorie : un enfant qui se prend pour le messie, qui se comporte comme un messie et qui pourrait bien l’être. Ce n’est que quand j’ai pris ce point de départ au sérieux que les possibilités romanesques ont commencé à se démultiplier : il fallait que ce gamin soit suffisamment brillant pour avoir étudié les écritures saintes en profondeur, que son sentiment soit plus qu’un délire mystique. Lié au principe même de messie, tout un ensemble de thématiques ont commencé à enfler : le choix, la justice…  Tout a coulé naturellement.
Le fait d’avoir nommé le roman Les Instructions, c’est-à-dire la traduction littérale du mot « torah », force la comparaison avec l’Ancien testament, et les nombreuses justifications sauvages du recours à la violence qu’on y trouve. Doit on y lire un commentaire sur les liens entre violence, foi et dogmatisme ?

Quand on lit les Rois  ou Le livre des juges, la violence est tellement brute et totale qu’elle en devient presque ironique. Au pied de la lettre, c’est dément. Aujourd’hui, personne ne peut prendre David, Abraham ou Saül au sérieux. Mais il fut une époque où les gens qui entendaient ces histoires prenaient leurs protagonistes pour des hommes. J’espère que mes personnages sont plus crédibles. Que Gurion ou Nakamook, même s’ils sont effectivement « larger than life », sont plausibles jusque dans leurs contradictions. S’il y a une morale dans le roman, elle est bien plus complexe qu’une simple dénonciation. La structure du livre pousse le lecteur à s’interroger sur la motivation même de Gurion, sur la substance de sa foi. L’événement miraculeux qui survient tout à la fin est surtout là pour rappeler que l’on est dans le domaine de la littérature.

Aviez-vous prévu à l’avance que le récit s’aventurerait dans des territoires aussi littéralement sanglants et glaçants?
J’ai commencé à m’en douter en attaquant le deuxième tiers. Mais c’était d’abord moins pour les problématiques que ça allait soulever que pour le bonheur littéraire. Je savais seulement que les choses allaient mal tourner, et que les opprimés allaient s’insurger contre les oppresseurs. L’attaque du gymnase m’a pris une éternité à écrire.

A bien des égards, Les Instructions est un roman d’action.
Comme je n’ai pas un cerveau très visuel, je ne suis pas un fan des longues descriptions, je préfère les dialogues ou le mouvement. Tous les objets qui apparaissent dans le roman sont donc décrits de manière très sommaire, et toujours dans la perspective du genre d’arme qu’ils pourraient devenir (rires). Ca me vient de mon goût de lecteur : un des auteurs qui m’a le plus influencé, par exemple, est George Saunders. Ses nouvelles  sont pleines de paradoxes et de complexité, mais elles attrapent l’attention lecteur avec un sens du récit et de la tension remarquable. L’idée n’est pas d’accrocher le lecteur avec des artifices faciles, du type cliffhanger, mais en articulant tous les éléments pour les faire converger vers quelque chose de fort. Le livre fait certes plus de 1000 pages, mais j’ai écrit et beaucoup élagué avec cette idée en tête : écluser tout ce qui était superfétatoire. Je suis persuadé que la fiction américaine qui restera de notre temps est celle qui récupère la sophistication du postmodernisme – la polyphonie, les mises en abyme, ce genre de choses – tout en restant distrayante.

L’attirail postmoderne aidait les écrivains des années 60 et 70, comme Gass, Gaddis ou Barthelme, à refléter le monde d’une manière plus juste, plus précise. Pour vous, ce sont seulement des techniques de récit ?
Je dois avouer que je ne suis pas un grand aficionado du « haut modernisme » (celui d’avant la guerre, de T.S. Eliot, Ezra Pound ou Joyce, ndr) : ce sont des livres terriblement difficiles à lire, passionnants mais durs à aimer. Le seul roman de Joyce que j’ai pu terminer est Gens de Dublin.  En revanche, j’ai lu Infinite Jest quatre fois. Je parle d’un point de vue profane, mais j’ai l’impression que le modernisme est ce moment où les techniques sont inventées pour essayer de comprendre comment l’esprit fonctionne et élever l’humanité – et c’est un échec, parce qu’aucune pensée ne ressemble à un courant de conscience  joycien. Ces techniques peuvent pourtant se révéler indispensables quand on essaye de raconter une histoire autrement, d’exposer sa complexité inhérente, à condition qu’ils ne prennent pas le pas sur l’histoire elle-même.  L’essentiel, quand on utilise une technique, est de la faire fonctionner correctement. Dans le cas des Instructions, elles permettent de faire accéder le lecteur à tout un éventail d’informations, de nuances que la seule voix de Gurion, aussi brillant soit-il, ne peut pas porter. Les e-mails, les lettres, ce sont d’autres voix qui témoignent.

Il y a également les calligrammes, les commentaires pseudo-talmudiques, les références à la pop culture ou le caméo non-autorisé de Philip Roth… N’aviez-vous pas peur d’être catalogué dans la catégorie « sous David Foster Wallace » qui  envahit les librairies anglo-saxonnes ? Que ça limiterait la portée de votre histoire ?
Les écrivains auxquels on m’associe généralement, je les connais tous. Je suis très fier d’être associé à eux. Et je sais que l’on écrit tous des livres très différents. La seule chose que l’on partage effectivement, c’est un rejet du clivage littérature expérimentale/littérature réaliste. Ce sont des catégories idiotes, et je ne comprends pas la motivation des écrivains qui se réclament de l’une ou de l’autre.

Il y a aussi un rejet compréhensible de ce qui est devenu une mode. De Safran Foer à Danielewski jusqu’à McSweeney’s, votre éditeur, il y a du bon et du beaucoup moins bon…
Je peux comprendre. Mais si on regarde le catalogue McSweeney’s de près, la critique ne tient pas. Il y a eu quatre ou cinq numéros de la revue qui se ressemblaient à la fin des 90, pleins d’histoires d’enfants tordus et innocents. Mais depuis, ça n’arrête pas d’exploser : il y a eu des nouvelles de Robert Coover, Lydia Davis, Salvador Plascencia… De mon côté, j’ai passé neuf ans à écrire Les Instructions. Et je peux te dire qu’après tant de temps et tant de travail, je me fiche pas mal de ceux qui n’aiment pas le livre pour quelques préjugés qu’ils ont sur ma maison d’édition. Il est comme il est. 

Leyland Kirby/The Caretaker, entretien (2009)



La première fois que j'ai rencontré James Kirby, c'était en l'an 2000, dans le cadre d'une interview pour un fanzine photocopié, avec Jedrek Zagorski. Son projet d'alors s'appelait V/VM et j'en étais un adepte transi: pas fan de satire et d'ironie, j'étais fasciné par le sens du tragique, de la mélancolie qui sourdait derrière l'hilarité fantasque de chacune de ses attaques ad nominem (Craig David, Aphex Twin, etc.) ou plus vaporeuses (le monde de la pop culture dans son grand ensemble). Nous sommes ensuite devenus amis, et il me fit même l'honneur de m'inviter à participer à l'une de ses compilations avec Hypo. Puis ce fut la bérézina: une sombre histoire de copyright pour un artwork reproduit à l'identique condamna V/VM Test Records au silence, et James se consacra presque exclusivement à The Caretaker, dont les oeuvres devinrent de plus en plus saumâtres et désespérées (la dernière évoque littéralement les effets d'Alzheimer sur une âme en voie de dislocation). Pourtant j'ai mis du temps à réaliser l'importance de ces disques au noir. Quand il est rené en 2009 sous le nom de Leyland Kirby, j'ai eu l'impression qu'une béance était à nouveau comblée - dans la vie de James, dans la vie de la musique des années 2010, surtout. Cet entretien, dont j'ai seulement traduit des fragments, a été réalisé par e-mail dans le cadre d'un long dossier sur l'hantologie (co-écrit avec Julien Bécourt) paru en décembre 2009. Une chronique de ses oeuvres récentes est lisible ici. Un portrait inédit qui se concentre plus spécifiquement sur les deux premiers volumes de sa série Intrigue & Struff et son tout récent Eager to tear apart the Stars, est à lire dans le Chronic'art #74 qui vient de paraître.

Can you tell me how this new project was born? Did you envision it as a mammoth project from the start or did it grow that way?

I started working on the new release towards the end of last year, initially the plan was to just record a more personal and emotional album, probably a single album. That then expanded as i found the tracks i was making were longer so i could immerse more feeling into them as oposed to shorter tracks. In the end i finished enough music for a double album but was inspired enough to keep making more, whilst that inspiration was there i just went with it and carried on recording. In the end i felt there was enough audio to justify it being a triple CD album without it being too much. The important thing is people know by it being this length it demands more time to get into too, more attention which is something we have all lost in the past few years of musical consumption.

You've started your career with one of the most ambiguous artistic gesture in the history of pop music (including, if I'm not mistaken, early Caretaker works). Yet this Leyland Kirby project seems completely devoid of distanciation and irony, even if, as highly emotional music, it is not devoid of ambiguity. What happened? (I don't know where I read that, but I'm thinking of this simple phrase: "Life happened", and it seems to fit). 

It's always important to change, the V/Vm project was important and certainly of its time. A lot of what i was doing then is more commonplace now although V/Vm was always apart in the bootleg scenes etc. because the music was never made for the dancefloor or to be commercial. It was always a suprise that the lawyers never really got their teeth into things. Reviewers often labelled a lot of the older work as being ironic, but to be honest it was never an ironic gesture in releasing things. The main thing was using new technology to make new interpretations of existing pop music and look for some forms of new energy and excitement. A lot of those releases are aurally disgusting and you would think nobody in their right mind would release them. The point is by being so extreme in output i think i encouraged a lot of other people to have a go too and to experiment with copyright abuse without so much fear, a lot of people made it more friendly and for sure made cash from their work, as bootlegs for a while came overground and became mainstream for sure.

I have no idea how you made this music, if there are samples involved or real piano playing, but: all the musical "events" happening are coated or muffled in a heavy halo of reverberation and mystery, and I was wondering what signification you gave to those spaces created... Also, when (and if) you use a sample, do you ever think about the ghosts contained inside? (it was more obvious in The Caretaker's tracks, which were full of hisses and cracklings from the sources).

In terms of taking music there are no samples of other peoples works on any of the new releases. Everything was made from the ground up, i have worked a long time learning things and have always been capable of making albums like this all along, the time felt right to be more emotional and personal with this work. er of course is built totally from old ballroom music and that music for certain has a ghostly air and that is always heavily emphasised by the production techniques i am using. Getting back to my latest works i had ideas in my head and really for the first time i was totally able to recreate those worlds and spaces.

 Do you think Leyland Kirby's music is haunted? Were you yourself when you conceived and recorded it? The act of slowing down preexisting pieces of music in an extreme manner seems akin to an act of actually chasing ghosts... (Actually, I read that interview of Broadcast in the Wire and I quite liked what they make of the BBC Radiophonic Workshop as "sonic thaumaturgy", as thet "gave voice to the objects around them").

I think the music itself on the new releases has an uneasy sound as it was an uneasy time for me, lots of changes and also taking the chance to put more of myself into something. Other projects such as The Caretaker and The Stranger i am always one step removed from the audio emotionally. This time i played all the cards as i wanted to play them. I think there is a definite sense of loss on the recordings, as it was a time of loss in many ways. Also a loss of collective spirit and optimism is prevelant in the tracks, this is based on what i have seen in the last year or so. There are a lot of lost and confused people out there, exisiting and living through dead, energyless eyes. The optimism that was there in the 70's, 80's and even 90's has all gone, everyone feels totally alienated and exploited these days. The future we were promised never really materialised.

Have you ever thought about your affection for (and almost systematic use of) luctuating tones and modulating transformations? Where do think this love for wobbly melodies come from? 

I guess it comes from influences over the years, i love 80's pop music and not in an ironic way, not the cool audio when people were making synth music, but mid-80's and the fusion of digital and analogue. The productions of Trevor Horn are a big inspiration, also the work of Martin Hannett in terms of production and working with effects. Being in Manchester too is an inspiration and also the relocation to Berlin. Both cities are very similar, both are grey, industrial and very dark, damp too. I am one of the best people to be around in Berlin in the Winter as i love it, the sun barely creeping into the sky, endless grey days and rain, sleet and snow. I think this love can creep into productions. These style of tones never seem to eminate from warmer climates.

The Caretaker was about musing processing of other times; Leyland Kirby is about an idea of the future whick came to pass. In mathematical terms, they're at the same time opposites and the same thing. Do you see a difference between the two? And when you muse about the disparition of the future, is it mostly a personal statement or a general one? Is it sentimental or social one? 

I think it's both sentimental and social, at the time of recording my own future was not so stable, it was important to refocus and make some great work firstly for myself. It's been overdue as i was kind of burnt out after that 365 project. The difference in output and sound between The Caretaker and my new work is based on The Caretaker as i said before being one step removed from my own emotions.

Being, as I take it, filled with remembrances and autobiographical sources, Leyland Kirby's project (and its artworks as well) seems self-referential in many ways. Do you think there's something peculiarly British about Leyland Kirby's music? 

It is definitely British influenced as my past plays a big role in creating the feelings and what i wanted to convey musically in terms of setting moods and creating emotions. The artwork closely links to the audio as a very good friend of mine Ivan Seal did that, he like me is from Manchester and has relocated to Berlin. He also has known my work for a number of years and it was great to involve him with the artwork, i think he's done a brilliant job of capturing visually what the audio is suggesting.

Is Leyland Kirby a nostalgic project?

Nostalgia is a strange thing really, i don't think i'm an overly nostalgic person in general. I think however that we can re-open older ideas by slipping back in time. This release would never have been possible without the internet and downloading. I have been watching so many old things from the past which back then had a massive impact on what i have done over the years, trying to get inspiration from many of these and working out what i got from them initially. It's strange because in our minds we have an idea of how we perceive things and you expose yourself again and things are totally different to how you remember. It certainly has been food for thought. Musically too the internet is great now, so many obscure blogs are out there too with amazing productions which have been out of print and lost for 25 years. They too have been a huge inspiration, it's hard to be nostalgic for this music as it comes across as new. I think we are entering a time when time itself (in terms of music) has become really flexible, everything competes with everything,

Did you have references in mind, before and during the recording of the album(s)?

The only motivation initially was to be personal, i think judging by the responses i have got thus far that i succeeded in releasing a personal document based around the time. I did want some specific references, i needed to use the piano on the releases but wanted to also reprocess it so it sounds totally effected, still almost normal. Also i worked very hard to find all of the classic sounds from the 80's, all the fairlight sounds, the roland D-50, it was crazy, i was online looking everywhere for everything, a lot of these sounds are totally buried, but now and again traces of them appear through and i guess we sense these sounds and maybe some distant memories are unlocked.

Listening to Leyland Kirby's music for prolonged durations is a rather unsettling experience, as it is as the same time a sweet, slow torture, an intoxication of the mind and pure ambient bliss. What type of listening experience would you advocate?

I havn't really listened to the release as a total whole so often, for me i have heard those tracks 100's of times so now it's finished and it's out there i guess for myself it's an empty feeling. It was music made at an unsettling time, looking towards an uncertain future, at the outset i didn't even know if i could afford to make it. I think the releases themselves demand time, it's something we have less and less of and it's hard to ask people to listen to things in depth these days, but it should reward the listener if they give it their attention.

Would you say Leyland Kirby's music is rather: a) highly self conscious b) mysteriously spontaneous c) an eruption from the secret mind?

I would say it could be all three and one of those three, the one thing it is for me having made it is personal and honest. I could make it no better than it is or make it no different than it is. I was lucky as i had time to just cut off and immerse myself into the production and creation. During this time i had an amazingly crazy year full of adventures and inbetween all of this chaos made work which i hope will stand some test of time and that people will relate too in some way.




James Ferraro, cauchemars sublimes

























A lire ici

Paul Harding, prix cadeau






































Entretien en deux parties, à lire ici et ici.

Julián Ríos, la spirale et le livre (paru dans Chronic'art, janvier 2010)



Né en 1941, le géant espagnol Julián Ríos fait partie de cet étrange cénacle d’auteurs peu connus du grand public mais adorés par leurs « lecteurs électeurs », lesquels, si on le leur demandait, leur décerneraient immédiatement un Prix Nobel. Admiré par ses pairs (Goytisolo, Páz, Fuentes, Coover) comme par sa descendance (une très vivace génération spontanée d’auteurs en Espagne, encore inédite en français), « Ríos Grande » a d’abord longtemps existé pour et à travers les autres, les faisant parler (ses livres d’entretiens avec Octavio Páz ou R.B. Kitaj) ou les faisant éditer (la collection « Espiral » a fait découvrir Arno Schmidt ou Thomas Pynchon aux lecteurs espagnols). Jusqu’à Larva, en 1983,  labyrinthique tour de Babel plantée à Londres que ses lecteurs considèrent comme le Finnegans Wake espagnol. Protéiforme et obsessionnelle à la fois, son œuvre base ses architectures méticuleuses et circulatoires sur la zone d’échanges entre l’auteur et le lecteur. Lui-même revenant perpétuel d’une vie de voyages dans les textes, il y converse sans cesse avec ses grands ancêtres encyclopédiques (Cervantès, Sterne, Nabokov, Joyce et leurs descendances) en même temps qu’il ausculte le monde et invente sans cesse de nouvelles stratégies pour faire avancer la course de relai de la littérature. Passionné par la construction des mythes, au passé comme au présent, il plonge aujourd’hui avec délice dans le vortex d’histoires et de faux-semblants lié à la mort de la Princesse Diana pour tisser une spirale plus dense encore d’intertextes, d’anecdotes et de coïncidences : Pont de l’Alma, son nouveau palimpseste, ingurgite tout sur son passage (les personnages de fiction et les sosies, les chiens et les écrivains, les objets trouvés et les objets perdus) et ambitionne plus que jamais de « transformer le lecteur en inventeur de son propre roman ». Avec un seul mensonge attaché à sa proue (« Les accidents se produisent rarement par accident »), ce Livre des morts virtuose jusqu’à la magie souligne surtout le lien viscéral qui unit le monde à la littérature d’invention, aussi triviales que ses jongleries puissent parfois paraître : comme tous les romans de Ríos, c’est une cosmologie infiniment cohérente où les mots et les choses, l’écriture et la vie, le réel et la littérature sont les deux faces d’une même dimension. Il nous a reçu chez lui, à Saint-Martin-La-Garenne.

Pour commencer, j’aimerais vous soumettre une phrase prononcée par William T. Vollmann à propos de son dernier livre, Imperial : « Je pense que toutes les métaphores sont équitablement pertinentes, que l’on peut projeter ce qu’on veut sur un paysage ou un personnage ; du moment que l’on s’y prend avec sincérité, des vérités très profondes en jailliront ». Elle évoque la première phrase de Nouveaux Chapeaux pour Alice : « Un chapeau n’est pas un chapeau ». Vous concentrer sur un sujet pour mieux vous en détourner, c’est ce que vous faites dans Pont de l’Alma, qui est finalement tout sauf sur un livre sur la mort de Lady Di…

En ce qui concerne « Un chapeau n’est pas un chapeau », cette exclamation est la négation d’une phrase de Joyce qui se trouve à la fin de Nouveaux Chapeaux pour Alice et qui dit tout le contraire. C’est une façon de retourner le chapeau : les choses peuvent paraître à la fois exactement ce qu’elles sont, mais aussi le contraire. Ainsi, Pont de l'Alma est et n'est pas un roman sur la Princesse Diana. La Princesse est la pierre qui tombe dans l'eau, et qui y fait naître des histoires en cercles concentriques de plus en plus grands. Dans la littérature, quand l’écrivain est un peu illusionniste – ce qui arrive souvent aux écrivains –, un objet comme un chapeau peut se transformer en n’importe quoi. Pensons au chapeau qui figure dans Le Petit Prince ! Je ne connais pas le livre de Vollmann que vous mentionnez, mais de mon point de vue le paysage n'est pas un écran de projection mais un champ de découvertes. Le paysage appartient autant à la Géographie qu'à l'Histoire. Pour moi, l'écrivain doit découvrir l’âme ou l’essence d’un paysage, sa force d’attraction. Prenez cette pièce, cette maison : nous sommes au bord de la Seine, juste en face de là où habitait la peintre Joan Mitchell et où elle a passé une partie de sa vie créative en peignant ses grandes toiles. Des critiques à New-York ont classé son œuvre dans l’abstraction lyrique. Et moi qui connais ces paysages par cœur, je sais que son point de départ était figuratif, même si elle est allée bien au-delà de la figuration. Un paysage n’est pas une toile blanche, c’est une source d’informations. La géographie est pleine d’histoires, du moment qu’on la met en relation avec l’Histoire, avec les hommes et avec la vie. J’ai envie d'emprunter et de détourner un titre de l’écrivain Guy Davenport : « L'imagination de la géographie ». J’y crois beaucoup.

Est-ce la raison pour laquelle les villes (Londres, Paris ou Berlin) jouent un rôle aussi importants dan vos livres ?

Ce sont les décors de la littérature contemporaine. Les grandes villes sont surtout pour moi des sources d’ambiguïté permanente. Vous voyez quelqu’un faire rentrer de force une personne dans une voiture et vous n’avez aucune idée sur le sens réel de la scène : s'agit-il d'un kidnapping, le premier individu aide-t-il le second ? La ville est semée de signes, la ville est polysémique : Polys sémique.

Les villes sont aussi des espaces très denses d’informations et de possibilités. En lisant vos livres, on a cette impression que des passages s’ouvrent et se dérobent dans tous les coins et recoins des histoires et des décors.

C'est la structure labyrinthique. En même temps, dans le labyrinthe, il y a un ordre parfait qui structure le chaos. Je fais partie des écrivains qui aspirent à contrôler le chaos, et le labyrinthe est la forme parfaite pour arriver. Il y a aussi la spirale, qui est plus belle et plus parfaite encore. La spirale en expansion me permet d'avancer plus loin à chaque fois, tout en revenant sur mes obsessions.

Le labyrinthe pourrait-il servir de topologie modèle à la manière dont se construit (et se déconstruit) Pont de l'Alma ?

Oui, sans doute. Même si je pourrais citer une autre figure : l'octaèdre. Il y a huit chapitres, huit facettes dans ce roman. Et pour revenir sur la Princesse, qui est comme le Chapeau que le Chapelier Fou offre à Alice, elle est au centre sans y être, elle est le centre autour duquel gravitent tous les personnages. Je n'aurais jamais cru que Diana Spencer pourrait m'intéresser à ce point. C'est seulement après sa mort, quelques jours après, en voyant la foule au-dessus de l'entrée du tunnel du Pont de l'Alma, que l'étincelle s'est produite, comme à chaque fois que je vais commencer un roman... Ce genre d'illumination dont parlait Faulkner quand il évoquait la vision de la culotte d'une gamine descendant la façade de sa maison et qui avait déclenché l'écriture du Bruit et la Fureur. La flamme du roman est née en voyant celle du Pont de l'Alma. Le reste est venu après : le souvenir d'avoir vu Diana dans sa Jaguar à un feu rouge à Londres dans les années 1980. En y repensant bien, j'ai réalisé ce qui m'intéressait tant dans la figure de la Princesse : il est rare à notre époque de voir naître un mythe, et d'observer la manière dont il se construit. Un mythe grossit au fur et à mesure qu'il circule et qu'on le pervertit. Tout ce qu'on dit sur le mythe l'alimente. La Princesse est un palimpseste extraordinaire, dans lequel chacun de ses adorateurs ou détracteurs, selon ses intérêts et ses obsessions, se retrouve. Mais indépendamment de l'intérêt pour la naissance du mythe, je ne veux pas occulter les secrets du roman. C'est une œuvre qui en cache beaucoup. Il y a quelques jours, mon éditeur espagnol m'a envoyé une critique très intéressante : le journaliste cite un passage du roman où l'œuvre est comparée à un iceberg dont la partie invisible soutient l'ensemble ; et peu après, il évoque avec générosité la précision et la beauté des phrases, et en cite une, où vole un papillon : « Volant libre aux domaines invisibles merveilleux intenses rutilants ». Or dans cette phrase [p.233 de l'édition française, ndlr] se cache précisément, via un « VLADIMIR », l'âme de Nabokov qui s'enfuit comme un papillon s'envole, puisque la scène où la tante du narrateur est en train de mourir se passe au moment et à l'endroit précis où Nabokov est en train d'expirer [Nabokov était un éminent lépidoptérologiste et les papillons apparaissent partout dans son œuvre, ndlr]. C'est aussi, bien sûr, une référence à « The Vane Sisters », cette célèbre nouvelle de Nabokov où la présence des fantômes des deux sœurs est signalée par un acrostiche. C'est la part invisible du texte. J'aime bien dire que j'écris aussi pour l'œil de Dieu, même si aucun critique ou lecteur ne s'en rendra compte. La vie du texte, la manière dont il sera compris, incompris et bien sûr amélioré par les lecteurs qui y découvriront des choses auxquelles l'auteur n'avait pas pensé, me passionne. Savez-vous que pendant la guerre, une bombe a décroché un pan de la jupe d'une figure de la façade de la cathédrale de Chartres, et a révélé un serpent enroulé autour de sa jambe? Ce sculpteur aussi avait travaillé pour l'œil de Dieu. J'écris pour les lecteurs, mais aussi pour les relecteurs. Le texte grossit au fur et à mesure qu'il est lu et relu. Le Quichotte qu'on lit aujourd'hui est considérablement plus riche que celui du XVIIe siècle. Un texte sans lecteur est plus triste encore qu'un auteur sans lecteur : il est mort. Heureusement, il ressuscite dès qu’un œil l'anime.

Vous pourriez presque réécrire vos livres en partant des mêmes situations de départ et en suivant des bifurcations différentes…

On peut le faire avec tous les livres. Tous les livres pourraient bien sûr être décrits avec le titre de la fameuse nouvelle de Borgès, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ». Ou qui trifurquent, quelquefois. Dès le deuxième chapitre de Don Quichotte, les personnages pourraient prendre un autre chemin. Dans le roman, les personnages sont organiques, en évolution, plutôt que des stéréotypes fixés.

Par rapport à Larva, tous vos textes offrent un premier niveau de lecture narratif. S'agit-il de votre part d'une forme de concession ?

C'est une stratégie, pas une concession. Je ne pourrais pas refaire Larva une deuxième fois. Joyce, après Finnegans Wake, avait prévu d'écrire un livre très simple et très court. Depuis quelques temps, j'essaye de gratifier le lecteur pressé. Mais le bon lecteur n'est jamais dupe. Il sait qu'en passant plus de temps sur le texte, voire en le relisant, il trouvera plus de richesses et plus de plaisir. C'est le signe de la littérature. Dans Larva, il y avait beaucoup d'histoires mais je privilégiais le travail sur la langue. Parfois, comme dans les Nouveaux chapeaux pour Alice, j'ai privilégié la passion de raconter, d’autres fois les personnages et leur densité comme dans Monstruaire. Ma devise vient de Pessoa : « Sois pluriel comme l'univers ». Dans les années 1970, j'ai collaboré à la revue mexicaine Plural et Octavio Paz, qui dirigeait la revue, m'avait dédicacé la première édition de son livre sur Duchamp en faisant allusion à sa phrase « Water Writes Always in Plural » : « Pour Julián Ríos, dont l'écriture est aussi plurielle ». Mais pluriel ne signifie pas contradictoire, et la diversité a toujours un centre d'intérêt. C'est pour ça que j'affectionne tant la spirale : on repasse par le même endroit pour aller ailleurs, et plus loin.

En termes d'équilibre entre la surface et les choses cachées, vous atteignez avec Pont de l'Alma une sorte d'achèvement formel…

Nabokov s'amusait beaucoup à inviter des fantômes dans ses récits, même si les lecteurs ne pouvaient pas déceler leur présence. J'ai très à cœur de faciliter la tâche à mes lecteurs. Ce que j'ai réussi, j'espère, dans Pont de l'Alma, c'est de faire en sorte que l'on puisse suivre le fil du texte naturellement, malgré la quantité des histoires et des faits réels qui soutiennent l'iceberg. Je pense par exemple au chapitre intitulé « Bonzo », qui évoque notamment la vie de Céline. Le lecteur doit pouvoir se laisser porter par le récit, par le flot du fleuve, comme on descend la Seine. Bien sûr, il doit aussi pouvoir revenir sur les lieux pour enquêter, comme le fait le protagoniste du chapitre « Opération Dent » qui démêle et emmêle les conspirations autour de la mort de Diana.

Ce chapitre sur Céline est le plus vertigineux du livre, mais son sujet est plutôt le lien mystérieux avec la Princesse que Céline en lui-même, comme un « whodunit » purement littéraire.

Le chapitre sur Céline est d'après moi un chapitre-charnière. Il permet de comprendre le rapport du roman avec la mort, un roman que j'appelle parfois mon livre des morts : c'est un livre plein de morts qui circulent, vont et viennent, ont un poids. De la même manière, la croisière du chapitre « Champs-Elysées » est pleine de fantômes : au premier degré, c'est une surprise-party sur un bateau avec des sosies de Marlene Dietrich ou Bette Davis ; au deuxième, c'est un grand rassemblement de figures disparues à Paris. C'est le livre des étrangers morts à Paris. Le narrateur fréquente des lieux d'étrangers à Paris, qui se sentent étrangers. Il vient là où Joyce et Picasso venaient, là où ils se sont tenus face à face mais ne se sont jamais adressé la parole.

Vous abordez le sujet de manière très biaisée, avec ce dispositif de sosies...

Bien sûr, il y a les doublures mais aussi les protagonistes. Il faudrait parler du personnage de Camille, qui est bien réel, et du narrateur, deux invités de chair et d'os parmi les fantômes... C'est comme dans le Tour d'écrou d’Henry James, que l'on peut lire de plusieurs façons, en croyant à l'histoire de fantômes ou en privilégiant la piste psychanalytique. L'important, c'est que l'ambiguïté demeure, et c'est ce qui en fait la meilleure histoire de fantômes que je connaisse. Pour « Champs-Elysées », on peut lire le chapitre comme un récit réaliste, comme une allégorie d'un bateau des morts descendant la Seine, ou comme la projection de la pauvre Camille dans son coma.

Vous parlez de possibilité réaliste. Or, à l'instar des astres de votre constellation, vous lisez le réel comme on lirait un livre... Est-ce la complexité du réel qui vous inspire votre littérature, ou est-ce que la littérature est plus large que le réel?

Ce sont deux choses différentes. Dans Quichotte et fils, je commente l'opinion de Nabokov selon laquelle il faut toujours prendre le mot « réalisme » avec des pincettes ou des guillemets. Je crois infiniment à la réalité, car elle permet de mieux avoir les pieds sur terre pour prendre le premier élan, s'en éloigner et arriver à quelque chose de plus vrai que nature... Pour donner de la vraisemblance à la littérature, il faut être plus vrai que nature. Même si tout est inventé, il faut bâtir un monde. Si l'écrivain écrit de la fiction, c'est moins pour sortir du réel que pour en bâtir un nouveau. Le Sud de Faulkner permet de mieux voir le Vieux Sud des Etats-Unis, mais il n'a rien à voir avec le véritable Vieux Sud des Etats-Unis. Le réalisme est un tremplin.

Parfois, la réalité que vous construisez est encore plus littéraire que les livres eux-mêmes.

Les Anglais ont cette expression : « Stranger than Fiction », qui au fond est l'évidence même ; bien sûr, le réel est parfois si loufoque que même la fiction n'oserait pas le décrire, par peur d'invraisemblance. Mais quand on aime, comme moi, tourner autour du pot, on apprécie surtout ces coïncidences qui finissent par s'agglutiner sans que l'on sache comment ni pourquoi, entre des choses qui n'ont rien à voir. Par exemple, dans le chapitre sur la peintre Camille Larocque, s'agglutinent des faits historiques (le tableau de Corot, la scène finale de Jules et Jim tournée sur ce même pont, la mort du premier soldat mort à cet endroit précis pendant la traversée de la Seine après le Débarquement…) et des détails figurant sur un tableau accroché dans ma cuisine, une huile d'un certain Laroque, sans c, et que je regardais tous les matins pendant mon petit déjeuner depuis que je l'avais chinée dans une brocante. C'est en découvrant tout ce réseau de coïncidences que ce tableau a commencé à me raconter son histoire, que j'ai retranscrite dans le texte.

Tout, dans ce nœud des coïncidences, laissait présager que le tableau était imaginaire, comme ceux de Mons dans Monstruaire.

Dans Monstruaire, en plus de la vie du peintre Mons, j'ai inventé son œuvre. Mais heureusement pour moi, je peux aussi être tenté de raconter une histoire à partir d'un cendrier ou d'un tableau bien réels. J'ai devant moi la Seine, l’Île Saint-Martin, peinte maintes fois par Monet. Parfois, la lumière me rappelle certains de ses tableaux. Je sais bien que Monet n’a pas épuisé cette lumière. Tous les jours, j’ai un Monet différent devant mes fenêtres. Sa leçon, c’est la valeur qu’il a donnée à l’instant. C’est ce qui m’intéresse dans la littérature : l’écrivain, comme le photographe et le peintre, doit savoir fixer des instants uniques, qui disparaissent ensuite pour toujours. Il sait les capturer pour la postérité, c’est son humble privilège.

N’êtes-vous pas tenté d'écrire un livre sans toutes ces dates, ces écrivains, ces livres qui peuplent vos romans?

Il ne faut pas oublier les personnages ! Camille, par exemple, ou bien le photographe Carrion et tant d'autres, ne viennent de nulle part, sinon de mon imagination romanesque. Par ailleurs, penser que l'on peut écrire sans le passé de la littérature est une erreur d'appréciation prétentieuse. Don Quichotte est le livre des livres et il est plein de livres. La littérature est pleine de littérature comme la peinture est pleine de peinture. Il n'existe aucun tableau important qui ne contienne toute l'histoire de la peinture. Vous connaissez sûrement cette définition de la littérature américaine qui sépare les écrivains en peaux rouges et visages pâles [introduite dans les années 1930 par le critique Philip Rahv, fondateur de la Partisan Review, ndlr]. L'épitomé des visages pâles est Henry James, et celui des peaux rouges Mark Twain... Mais en réalité, le monde de Mark Twain est plein de références à la culture de son temps, c'est un vaste intertexte. Et il ne faut pas oublier que les écrivains ont leur tempérament. Je suis un romancier encyclopédique, je viens de Rabelais et Cervantès, de ces romans à l'ambition totalisante. Mais peut-être écrirai-je un jour un roman de méditations sur le désert et le sable plutôt que la forêt.

Emil, qui est comme un fantôme au milieu des histoires et des personnages de vos romans, pourrait-il enfin en devenir le sujet ?

Emil vit pour les autres, c'est sa mission de narrateur. Mais il a tout de même aussi un rôle important de personnage principal dans Larva, quand il décide d'écrivivre, de vivre par l'écriture. Je pense que sa folie est belle : c'est une façon de vivre beaucoup plus belle et plus intense. Le moment de l'écriture est le moment le plus intense de la vie. J'aime aussi beaucoup le moment hésitant où je prépare mon coup, comme le voleur. Mais le moment de l'écriture, de l'action, l'heure de la vérité, comme on dit en tauromachie, est vraiment suprême.

Votre amour de la coïncidence et vos connaissances sont presque votre maladie…

Il y a une belle expression en espagnol: « El conocimiento no ocupa lugar », la connaissance ne prend pas de place. Heureusement. La mémoire, c'est un autre problème. Funès, le personnage de Borgès, devient fou à force de tout se remémorer, et parfois en littérature, il faut oublier des détails pour arriver à une synthèse. Et puisque nous parlons de Borgès, quand on lui reprochait d'introduire souvent dans ses histoires des tigres, des miroirs, des labyrinthes ou trop de livres, sa meilleure réponse se trouve dans son affirmation : « Je suis décidément monotone ». Mais quelle diversité dans cette monotonie !

Vous parlez de mémoire : les récits de Monstruaire ou Pont de l'Alma mélangent tellement les époques qu'ils semblent difficile à dater.

Mes romans s'inscrivent pourtant dans un temps très précis. La seule chose qui me différencie des auteurs de romans réalistes du XIXe siècle, c'est que les dates figurent parfois implicitement, dans les détails. Poundemonium contient des dates. Amores que Atan (Belles Lettres en français), pour lequel il faudrait un jour trouver un autre titre français, est plein de références à l'actualité. Le roman se déroule sur une durée de vingt-six jours, associés aux vingt-six lettres de l'alphabet qui sont chacune l'initiale d'une héroïne littéraire : de A pour Albertine à Z pour Zazie. Quand, dans la dernière ligne du chapitre P, la lune se présente telle une parenthèse lumineuse qui se referme, cela correspond exactement à l'aspect que présentait la lune sur le ciel de Londres cette nuit-là. Par déduction, et avec une lecture attentive, on peut situer très précisément les lieux et les époques. Larva, par exemple, est bourré de détails, vestimentaires, architecturaux... Même les photographies à la fin permettent de situer le roman, puisque beaucoup des lieux qui y figurent n'existent plus. C'est un roman historique, si vous voulez. Tous les romans d'aspect réaliste deviennent historiques avec le temps, d'ailleurs. Et au fond, je suis un fanatique du réalisme à la Zola ; j'ai toujours un calepin sous la main pour noter des détails qui m'intéressent.

Vos livres offrent tout de même une vision du temps qui est loin d'être réaliste.

Ca doit être vrai, puisque des universitaires ont consacré des études entières à ma conception du temps. Je sais aussi que ça complique la tâche à mes traducteurs. Evidemment, le temps est un autre mystère et le temps de la littérature n'a rien à voir avec celui de la montre. La littérature a le pouvoir de le ralentir ou de le condenser, dans l'illusion de la lecture mais pas seulement : les livres ont le pouvoir de nous faire pénétrer dans les dimensions cachées du temps. Sterne et Cervantès l'ont démontré de manière extraordinaire.

Dans Solo à deux voix, votre livre d'entretiens avec Octavio Paz, Paz évoquait le nouveau temps qui venait, qui ne serait « ni un futur ni un passé ».

Tout temps à venir se prétend nouveau. Dans l'édition actualisée et définitive de ce livre, qui est encore inédite en français, il y a un dialogue final en forme d'épilogue qui a été rajouté, réalisé 25 ans après. J'avais proposé à Octavio d'évoquer le XXe siècle finissant à travers un dernier dialogue, sous le titre « Entre utopie et entropie ». C'est un peu son testament.

Il y a aujourd’hui en Espagne une nouvelle génération d'auteurs très créative et très vivace, qui se réclame entre autres de votre œuvre et des livres que vous avez fait publier en Espagne dans la collection Espiral, comme Pynchon ou Arno Schmidt : Juan Francisco Ferré, Robert Juan-Cantavella ou Agustin Fernandez Mallo. Vous reconnaissez-vous dans leurs œuvres ?

Tout à fait. Car ils ont compris qu'on ne peut pas écrire la littérature du XXIe siècle avec les formes du XIXe. C'est un groupe très hétérogène tant par le style que par l’âge, et je suis leur œuvre avec intérêt. Je pourrais citer par exemple, publiés récemment : El Dorado de Robert Juan-Cantevalla, Intente usar otras palabras de German Sierra et Providence de Juan Francisco Ferré. Voilà trois romans très intéressants, très vivants. Homo Sampler, le récent essai d’Eloy Fernandez Porta, où il poursuit son exploration de l'ère Afterpop, est aussi très créatif. L'Espagne a de la chance d'avoir ces auteurs. Quand j'ai commencé à écrire, j'étais très isolé. Je ne crois pas beaucoup au mot « génération », mais c'est là un très beau groupe. Ils se comprennent, pensent ensemble, s'informent ensemble. Ils sont la preuve que l'Espagne n'est pas restée engluée dans les vieilles recettes du roman commercial.

Vous pensez que l'on peut encore innover en littérature?

Plus que ça ! La littérature est une course de relais, dans laquelle chaque écrivain suit son propre chemin avec un témoin en main, avant de le passer à un autre auteur. Le roman n'existe que par ses innovations. Le grand mensonge de l'histoire conventionnelle du roman, c'est qu'il existerait une forme normale et centrale, qui viendrait du XIXe siècle. Or, depuis ses origines, il n'a jamais cessé d'être réinventé. C'est la forme littéraire la plus lue et la plus difficile à définir car elle est en constante rénovation. D'ailleurs, le mot « roman » en espagnol ou en anglais, par exemple, vient – via l'italien – du latin novus, neuf. On m'a demandé de rédiger un « blurb [les citations qu'on trouve au dos des livres anglo-saxons, ndlr] pour le premier volume d'une extraordinaire histoire du roman qui doit sortir en avril : The Novel, An Alternative History, Beginnings to 1600 de Steven Moore [spécialiste de l'œuvre de William Gaddis et éditeur chez Dalkey Archives et à la Review of Contemporary Fiction, ndlr]. Par une révolution copernicienne, Moore y démontre que le dicton de Ezra Pound, « Make it new », était la motivation et l'obligation de tous les auteurs de romans depuis les origines, de la Chine jusqu'en Europe. Quand la formule se répète, la littérature meurt, tout simplement. L'écrivain doit emmener le roman un peu plus loin avec lui, selon sa personnalité et son tempérament. Evidemment, Don Quichotte n'est pas Ulysse. Mais la littérature n'est pas morte avec Joyce, et Joyce souhaitait tout sauf la mettre à mort. Nous sommes tous ses maillons. Je suis donc optimiste. Un seul phénomène récent et très sournois m'inquiète : la littérature commerciale qui devient de plus en plus arrogante et qui s'érige désormais en modèle. La littérature de distraction a toujours existé, et elle jouait son rôle. Mais depuis peu, certains de ces honnêtes fabricants, qui ont déjà l'intégralité du pouvoir commercial, aspirent à être considérés comme des maîtres. Je ne sais plus quel quotidien anglais a sacré Dan Brown plus grand auteur de la décennie... Quand l'industrie et l'écriture créative se confondent, c'est très problématique. Que faire si le lecteur préfère le surimi au poisson frais?

Outre ce phénomène, nous assistons à une mutation essentielle avec l'émergence du livre électronique. En tant qu'écrivain encyclopédique et amoureux du livre, êtes-vous inquiet de cette évolution?

L'écrivain ne doit pas craindre la technologie. L'objet livre n'a jamais cessé d'évoluer. Bien sûr, la technologie va modifier notre manière de lire et d'écrire. J'ai du mal à imaginer que la lecture d'un livre puisse se faire sans contact physique, parce que je sais en distinguer certains à l’odeur. Mais le livre électronique permettra de remplacer le papier des encyclopédies ou d'autres livres de consultation, et de sauver des forêts. On épargnera aussi à des forêts entières d'être transformées en best-sellers, pensons à ça! Je me rappelle d'une discussion que j'ai eue il y a très longtemps avec Robert Coover, qui est entre autres un précurseur de l'hypertexte et du livre sur CD-Rom... Pour moi, l'hypertexte n'a pas besoin d'autre support que le papier, puisqu'il existe dans tous les textes quoi qu'il arrive. Outre Finnegans Wake, tous les romans sont des écheveaux infinis de fenêtres à ouvrir. Mais les ordinateurs influencent les écrivains depuis longtemps déjà. La machine à écrire en elle-même fut une révolution qui changea radicalement la façon d'écrire des écrivains : Henry James fut l'un des premiers à être transformé et à dicter ses livres à une mécanographe. J'ai dû écrire et réécrire Larva à la main, je n'utilisais la machine à écrire que pour les pages finales, et je rêvais déjà de pouvoir me corriger comme on peut se corriger avec un ordinateur... Mais je suis content d'avoir connu ça. La nature artisanale du travail à la main et à la machine a été déterminante dans mon travail sur les acrostiches, les anagrammes, et a sûrement empêché mes livres de devenir trop mécaniques. Je me souviens qu'à la Foire du livre de Madrid, l'année de la parution du roman, ça avait été le livre le plus volé parce qu'il était gros et cher ; les jeunes gens le volaient surtout parce qu'ils avaient l'impression que c'était un livre futuriste : ils disaient « c'est comme un ordinateur ». Larva est un livre pré-ordinateur. Seule la littérature est capable d'imaginer le futur à ce point.

Et que dire de Google, qui refond tout notre rapport au savoir ?

Je me rappelle, quand j’étais enfant, avoir parfois assisté à cette forme défendue de pêche qui consiste à utiliser un grand filet très dense et qui attrape toutes les sortes de poissons entre ses mailles, y compris les tout petits et ceux qui ne sont pas comestibles. Google fonctionne comme ça : il faut savoir trier. Et pour savoir trier, il faut connaître beaucoup de choses. Peut-être faut-il savoir son Gogol avant son Google !

Dans « Le cauchemar qui se mord la queue », un texte d’Album de Babel, vous mentionnez un « prochain volume de Larva », Auto de Phénix. Bien sûr, vous m'avez déjà répondu que vous ne souhaitiez pas écrire un deuxième Larva. Mais je ne peux m'empêcher de vous interroger sur l'existence de ce livre...

Après le roman que je suis en train d'écrire, L'homme dans la Lune, titre emprunté à un célèbre pub londonien aujourd'hui disparu, je publierai probablement Auto da Phénix, qui reprend de nombreux fils narratifs de Larva. Le noyau dur de ce roman, ce sont des chapitres déjà publiés en revue avant même la publication de Larva et que ne n'avais pas utilisés alors. C’est dans ces pages que j'ai poussé la langue espagnole le plus loin que j'ai pu. Voilà pourquoi j'en dis qu'elles sont le noyau dur de ce livre à venir. Mais comme pour le noyau d'un fruit, le futur lecteur n'aura pas l'obligation de s'y casser les dents. Même si je garde toujours présent le conseil de Rabelais : il faut sucer la substantifique moelle.
  














Fragments de Babel

Pas de chance pour le néophyte : toute l’œuvre de Julián Ríos est indispensable. Parce que la vie est trop courte, nous avons choisi six livres, en tout arbitraire. 

Larva (1983)

Monstrueux monument, ce « Babel d’une nuit de la Saint-Jean » incandescent vola à son auteur une décennie de sa vie. A se perdre dans les couloirs infinis de son labyrinthe à l’échelle de Planck, on comprend pourquoi. Ce qu’y fait Ríos avec les langues et la littérature n’est pas joycien, mais bel et bien ríos-ien.

Monstruaire (1998-2010)

Il ne manque au très incarné Victor Mons que ses tableaux pour exister ici-bas. Parallèlement aux Portraits d’Antonio Saura (peintre aragonais très réel qui polarisa Quichotte et Sancho Panza en quelques traits), ce palimpsestes d’histoires et de coïncidences est un tour de force romanesque.

Quichotte et fils (2008)

Débordant d’extase démonstrative, ces lumineux essais de généalogie littéraire (toujours Cervantès, Nabokov et Schmidt, mais aussi Richter ou Mann) condensent une vie d’obsession et d’érudition sur cette littérature « où la chasse au trésor est le trésor ». A lire comme un roman des romans.

Nouveaux Chapeaux pour Alice (1994-2001)

Tiraillé entre l’hyperdensité du roman encyclopédique et la ligne claire de la poésie, Ríos choisit la libérature. Ivre de la jouissance du raconteur, il s’improvise Chapelier Fou, emmène Alice partout où les mots ont déjà été (en Chine ou chez Kafka), et c’est tout l’ADN de la créature littéraire qui semble exposer ses parties intimes.

Cortège des ombres (1968)

Ecrit entre 1966 et 1968 c’est-à-dire une éternité avant Larva, ce roman de jeunesse publié pour la première fois en 2008 n’offre presque aucune jonglerie (si ce n’est une magnifique collection de mots-valises) mais renferme au moins autant de morts et de fantômes que Pont de l’Alma.

La vie sexuelle des mots (1991)

Revenant à sa forme bien aimée du dialogue, Ríos tire un trait entre l’essai et la fiction, la critique et de l’oralité. Emil, Babelle et Herr Narrator, les trois protagonistes de Larva, s’y aiment et y babillent d’Arno Schmidt, Joyce, Goytisolo ou des peintres Eduardo Arroyo et RB Kitaj. Et c’est renversant.

Vladimir Nabokov, "L'Original de Laura"






























Article à lire ici

Damián Tabarovsky : Pour une littérature inutile









































Entretien à lire ici.

Dave Ohle, Motorman






































Article à lire ici.

Rodrigo Fresán – Zappeur de mondes (paru dans Chronic'art, septembre 2010)

Expérimentateur impénitent mais hospitalier des formes kaleïdoscopiques, l’Argentin Rodrigo Fresán connaît depuis ses débuts un succès critique remarquable, notamment en France où le monumental Mantra l’a consacré chef de file d’un certain renouveau sud-américain aux côtés de ses amis Roberto Bolaño et Alan Pauls. Ce grand frère tutélaire se définit pourtant plus volontiers comme un éternel adolescent et, à l’instar de Borgès en son temps, déteste être défini comme un auteur argentin : il vit d’ailleurs à Barcelone et s’exprime volontiers en anglais. Surtout, en dépit d’hérédités incontestables (le roman encyclopédique, la métafiction américaine), ses œuvres mutantes, interconnectées et sans cesse mises à jour forment un estuaire très à part de la littérature contemporaine, à mi-chemin entre la tradition expérimentale et le roman de genre. Le Fond du ciel et Vies de Saints, les deux œuvres majeures et fatalement interconnectées qui paraissent en France en cette rentrée datent respectivement de 1993 et 2010 et permettent autant, en regard, de juger l’exceptionnelle marge de progression de son auteur que la cohérence de son univers et la profondeur de ses obsessions.


A bien des égards, Le Fond du ciel ressemble à une nouvelle étape dans votre carrière: il est plus court dans sa forme que n’importe lequel de vos romans précédents, et vous y tentez des expériences inédites.

On ne peut réellement se rendre compte de la taille du chemin parcouru qu’avec de la distance. Mais l’impression d’avoir franchi une nouvelle étape est effectivement tenace. J’ai essayé et, je crois, j’ai réussi à enchaîner des numéros inédits, presque du premier coup et sans entraînement : c’est la première fois que j’écris une histoire d’amour, c’est mon livre le plus sentimental et le plus passionné, et c’est un roman relativement court. Pour la plupart des écrivains, ça serait une plaisanterie ; pour moi, c’est un bouleversement technique majeur. La première version du roman, qui était très avancée, était trois ou quatre fois plus longue, et assez proche des Jardins de Kensington, de Vies de Saints et, dans une certaine mesure, de Mantra : des livres qui incluent tout et n’excluent rien et qui font de leur trop plein leur principal argument esthétique et métaphysique. Faire la même chose avec la galaxie de la science-fiction était très tentant, mais c’était finalement hors-sujet avec mon projet. J’avais peur d’écrire un deuxième Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, et je tenais à laisser les sentiments occuper le premier plan et remettre les paysages et les décors à leur « juste » place. Ca pourra paraître paradoxal à mes lecteurs, mais je tenais aussi à laisser plus de place au langage : le fait que ces trois garçons se retrouvent être le même nécessitait trois langues différentes. Et j’ai pris énormément de plaisir à me glisser dans ces langues, notamment celle très élégiaque qu’on peut lire dans les descriptions de fins du Monde.

C’est aussi votre roman le moins linéaire, puisqu’il est construit selon un schéma circulaire.

C’est Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, et c’est un procédé vieux comme la littérature. On m’a dit que c’était le plus romanesque de mes livres. C’est en tout cas le plus ambitieux en termes de structure. J’ai beaucoup pensé à Abattoir 5 de Vonnegut, et à la définition des romans infinis des Trafalmadoriens, les extraterrestres du livre, où toutes les scènes et tous les points de vue peuvent se lire en même temps : je voulais écrire un livre trafalmadorien.

Selon vous, cette volonté d’écrire un roman du point de vue d’un extraterrestre s’apparent à une envie de renouveler le roman tout court ?

Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je me sens de plus en plus comme un romancier extraterrestre parmi les romanciers terriens. Je déteste m’imaginer comme un écrivain argentin ; je suis seulement un écrivain qui se trouve être né en Argentine. Je dis toujours que j’aimerais que soit écrit sur ma pierre tombale : « Il est né Argentin mais mort Ecrivain ». Tous les écrivains argentins que j’admire sont des aliens : Cortázar, Borgès, Piglia et surtout, surtout, Bioy Casarès. Je me demande souvent pourquoi les écrivains canoniques argentins pratiquaient tous le genre fantastique, mais si je suis d’une tradition, c’est de celle-ci. Les grands écrivains argentins écrivent toujours depuis une planète extérieure, et ils abordent toujours le fantastique comme un élément réaliste. La littérature argentine de testament et militaire qui est la plus médiatisée actuellement ne m’intéresse pas, parce qu’elle est inscrite dans la pierre. Le titre original de mon premier roman était Historia argentina (traduit en français sous le titre L’homme du bord extérieur, ndr), mais c’était par pure provocation.

Votre sujet est pourtant très terre-à-terre, puisque c’est l’Humain.

C’est une histoire d’amour, sujet humain par excellence. J’ai façonné une  petite formule à répéter aux journalistes dont je suis assez fier : c’est une histoire d’amour dans une combinaison de cosmonaute. Je parle d’amour, mais depuis très loin, dans très longtemps. L’amour inscrit dans l’infini, c’est la plus belle histoire d’amour jamais racontée. Bien sûr, j’ai pris un malin plaisir à la faire conter à un personnage incapable d’aimer parce qu’on a opéré sur elle une ablation de la glande d’amour.

Avez-vous vu ce remake récent de Star Strek, dont le défi du récit était de raconter l’histoire d’amour de Spock, qui est par définition incapable d’amour ?

Bien sûr. Il y a d’ailleurs le même paradoxe au cœur de L’invention de Morel de Bioy Casarès. J’ai surtout pris beaucoup de plaisir à écrire du point de vue d’une femme, perdue dans la jungle verte des banlieues américaines. Le parallèle entre la maîtresse de maison parfaite des années 50 et le robot est assez évident.

Vous dites que Le fond du ciel est moins surchargé et encyclopédique que vos précédents romans ; vous avez tout de même pris un malin plaisir à y faire apparaître plusieurs écrivains totémiques de la science-fiction.

C’est presque plus fort que moi. En fait, c’est l’un des mes plus grands plaisirs de lecteur. Mais je n’oserais plus mettre un vrai écrivain au premier plan d’un de mes livres, comme je l’ai fait avec Barrie dans Jardins de Kensington. C’est pour ça que j’ai changé les noms dans la version finale, et aussi parce que la narratrice se fout complètement de Philip K. Dick et Lovecraft. Elle est une victime de la science-fiction.

Ces deux écrivains connurent, à la fin de leur vie, la malédiction de croire en ce qu’ils écrivaient. Dans Vie de saints, un de vos personnages écrit, de manière très borgèsienne: «  Au commencement était le Verbe, et le Verbe était croire ». Faites-vous un parallèle entre la nature kaléidoscopique de vos livres et les théories de la nature multiple de l’univers ?

Je hais la définition de l’écrivain créateur comme Dieu ; mais je crois que la tâche de créer des mondes crédibles, donc possibles, fait partie de sa malédiction. Et un  monde n’a pas besoin d’être décrit de manière réaliste pour être vraisemblable. 

En postface du Fond du ciel, vous répétez à plusieurs reprises qu’il ne s’agit pas d’un roman de science-fiction, et que vous exécrez cette manie de la plupart des œuvres du genre à empiler les détails incongrus et les descriptions pour justifier ce qu’elles racontent.

Je hais la science-fiction qui veut vous faire croire à la moindre de ses voitures volantes, parce que leur décor devient leur raison d’être ; généralement, ces romans ne racontent rien d’autre que des histoires de guerre, des calques de mythes ou des mauvais whodunit. Les grands écrivains de science-fiction comme Dick, Sturgeon ou Ballard se fichent du futur.

L’idée du futur a été remplacée par une nouvelle eschatologie.

Le futur, en 2010, c’est la prochaine génération de l’iPad. Personne ne s’en est rendu compte. Et plus personne ne souhaite voyager dans l’espace : les nouvelles frontières sont à l’intérieur de nos corps, dans notre ADN. Aucun extraterrestre n’aura le temps de venir sur la Terre pour nous détruire, nous nous serons autodétruits avant. Les vrais aliens de l’Occident sont les Irakiens.

Vous passez pourtant une partie du livre à détruire le Monde. Un nombre incalculable de fois.

La première fois que j’ai détruit le Monde, c’était dans Historia Argentina. Kurt Vonnegut a dit qu’il était de la responsabilité de tout écrivain de détruire le Monde au moins une fois dans sa carrière.

Vonnegut avait vu le monde détruit une fois devant ses yeux, à Dresde.

J’imagine que dans son cas, il s’agissait de raconter le jour d’après, quand les hommes le reconstruiraient. Dans mon cas, je ne sais pas d’où vient le bonheur de raconter la fin du Monde. Il y a une vraie ivresse de l’imagination à en imaginer les détails, à en établir des listes. Les listes me permettent de ne rien jeter. C’est un processus écologique.

Détruire le Monde, n’est-ce pas une manière de repartir à zéro et de se débarrasser de ces monceaux d’information qui sont cette grande malédiction des temps modernes ?

Il y a de ça. Sans les montagnes d’information et le contenu infini des bibliothèques qui est devenu plus lourd que la planète, je ne serais probablement pas devenu écrivain. Mais nous vivons une époque de transition, et nous avons la chance probable d’avoir connu le monde avant internet. Je ne sais pas comment penseront et écriront nos enfants qui n’ont pas connu l’ère du papier.

Dans Le Fond du ciel, vous dites que les livres électroniques sont déjà obsolètes.

Leur talon d’Achille, c’est qu’ils ont besoin d’électricité pour diffuser leur contenu. C’est la vraie fin du Monde qui nous arrivera probablement : quand le savoir universel ne sera plus disponible que sous forme de mémoire électronique et qu’un grand black out effacera tout. Il y a trop d’électricité dans le monde, trop d’ondes, trop de mini-satellites dans nos poches.

Auriez-vous été un écrivain différent à une autre époque ? Comme le 19ème siècle ?

Il y avait une sacré quantité d’écrivains très étranges au 19ème siècle. Et d’autres avant ça, comme Laurence Sterne. Mais quand on me demande sur quel roman j’aimerais apposer mon nom, je répondrais sans hésiter Les Hauts de Hurlevent ou Dracula, ces romans gothiques où les personnages passent leur temps à écrire.

Dans de nombreux interviews, vous dites souvent détester les « livres pour lecteurs ».

Selon moi, il y a deux types d’écrivain : l’écrivain qui lit et le lecteur qui écrit. Je suis un lecteur qui écrit, sans hésiter. C’est pour ça que je ne planifie jamais rien à l’avance avant d’écrire. J’ai besoin de découvrir mes livres au fur et à mesure que je les écris. Je suis conscient qu’outre quelques lecteurs égarés, mes lecteurs sont des écrivains en puissance ; ils font partie de la même secte que moi, même s’ils n’ont pas forcément de livres à leur actif. Pour chaque lecteur qui me découvre, j’aime à penser que c’est « le début d’une belle amitié », pour citer la fin de Casablanca

Dix-sept ans séparent Vies de Saints et Le Fond du ciel : comment jugez-vous votre évolution ?

J’ai beaucoup changé et très peu évolué en même temps. Le Fond du ciel est le livre qui m’a demandé le plus d’efforts, mais c’est mon livre le plus humble. A l’époque de Vies de Saints, mon premier plaisir était de faire compliqué. Je faisais des claquettes. C’est un livre assez immature, et j’étais surtout préoccupé à l’idée de me reconstruire après l’énorme succès en Argentine de Historia argentina. L’idée de m’en prendre à Dieu, c’est un pétage de plombs de jeunesse.

Vous ne cessez de mettre vos livres à jour, et la version Vies de Saints que découvre le lectorat français contient des référence au 11 septembre, à la télé-réalité et à vos livres ultérieurs, comme Mantra.  Il devient difficile de remettre le livre dans son contexte, voir dans la chronologie de votre oeuvre.

Je me vois en apprentissage permanent, tous mes livres ne sont que des étapes. J’ai tendance à voir toute mon oeuvre comme un seul long livre dont les parties s’interpénètrent, ou pour faire référence à K. Dick,  une grande planète avec plusieurs continents. Ou mieux : une grande maison avec plusieurs pièces, le grenier, les toilettes, la salle de bains… Et chaque nouvelle n’est qu’un objet, une chaise ou un cendrier… Banville, Nabokov, Borgès ou Vila-Matas sont de ce genre d’auteur. C’est peut-être pour ça que je ressens le besoin de mettre mes livres à jour. C’est ma revanche contre la pop music, où l’on ne cesse de rééditer des albums légendaires avec des démos et des inédits, ou le cinéma, où les director’s cuts ont toujours la préférence des cinéphiles. Je dois avoir huit versions différentes de Forever Changes de Love.

La littérature devrait être préservée de ça. Nabokov disait que seul le résultat final d’un livre importe. Changer un signe de ponctuation dans un livre de Beckett peut suffire à faire s’écrouler l’édifice.

Nabokov est Nabokov, Beckett est Beckett. Je suis plutôt comme Tolstoï, qui pensait que ses livres étaient toujours perfectibles. Mais j’imagine que Le Fond du ciel est mon livre le plus « terminé » à ce jour. J’aime assez l’idée qu’il sorte en même temps que Vies de Saints, parce qu’en dépit du temps qui les sépare, il y a beaucoup de liens plus ou moins dicibles entre les deux. Vies de Saints parle de la religion catholique comme d’un sous-genre de science-fiction. Les Actes des Apôtres sont plein de chevaliers Jedi. Le romancier de science-fiction Philip Pullman vient de sortir sa version de la vie de Jésus, dont l’argument principal est qu’il avait un frère jumeau : je l’ai fait avec vingt ans d’avance (rires). Et d’un point de vue purement littéraire, j’aime bien cette vieille théorie des années 70 qui dit que les Pyramides ont été construites par des extraterrestres. Ca aurait été tellement chouette que ce soit vrai…

Dans Vies de Saints, vous opérez un véritable blasphème en utilisant Dieu comme personnage littéral.

C’est un personnage de littérature fabuleux, je n’ai pas pu m’en empêcher. Il a créé le monde dans ses moindres détails en sept jours ! Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en des gens qui croient en Dieu, comme ma femme ; bien sûr, je hais le Vatican et toutes les religions organisées comme je hais les groupies autour des rockstars.

Dans cette version mise-à-jour de Vies de Saints, vous écrivez avec une facilité déconcertante une parodie remarquable du DaVinci Code.

J’aurais pu en écrire trente autres. Je crois que nous vivons moins une crise de la littérature que du bestseller. Il n’y a pas moins de bons livres qui paraissent, ni moins de lecteurs de bons livres ; en revanche, on se fiche vraiment des lecteurs occasionnels qui n’aiment pas la littérature. L’offre est de plus en plus lamentable. Quand on compare les livre de Irving Wallace, Morris West ou Robert Ludlum à ceux de Dan Brown, ou les livres de Ann Rice à ceux de Stephanie Meyer, on dirait du Proust. Et je ne parle même pas de Dickens, Thomas Mann ou Somerset Maugham… Que s’est-il passé ? J’imagine que l’argent oblige les auteurs à écrire de plus en plus vite. Surtout, on vise le lectorat en le sous-estimant.  L’idée de ces livres pour les adolescents ou les « jeunes adultes » est atroce. Et je ne parle même pas des vampires qui peuvent se balader en plein jour. C’est un scandale.

Vous êtes l’un des rares auteurs à ne pas faire de distinction entre littérature et bestseller, ou tout du moins à réellement affectionner la littérature de genre.

Ca vient de ma vie de lecteur. Mais mes auteurs préférés sont tous des deux côtés de la barrière : des auteurs de best-sellers, et des innovateurs. Je n’aime pas prendre parti pour l’avant-garde ou la littérature populaire, parce que je pense qu’ils ne sont pas en opposition. William Burroughs, qu’on taxait toujours d’être expérimental, disait que les seuls livres expérimentaux sont des expériences qui n’ont pas marché. Je crois qu’aux expérimentations qui marchent, comme Moby Dick ou A la recherche du temps perdu.