László Krasznahorkai – Paradis en vain (paru dans Chronic'art, juin 2011)

Auteur bien connu du Tango de Satan et de La mélancolie de la résistance, collaborateur inséparable du cinéaste Béla Tarr et intime d’Allen Ginsberg, László Krasznahorkai est un monstre des lettres hongroises. Malgré une immense notoriété mondiale, seuls ses deux premiers romans étaient disponibles en français jusqu’à récemment chez Gallimard, malgré l’activisme de la traductrice Joëlle Dufeuilly. C’est à deux indépendants qu’incombe désormais la tâche de rattraper le temps perdu : Cambourakis, qui a déjà publié l’étonnante parenthèse Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau et qui prépare l’édition du monstre Guerre et guerre, et Vagabonde, qui nous fait découvrir le dérangeant Thésée universel dont il est question ici. Un texte à la colère sourde, aux idées acérées, et empli d’une tristesse infinie dont nous parle le plus crucial des kafkaïens contemporains.

En égard au récit lui même, Thésée universel est un titre complexe. Pourriez-vous nous éclairer sur ce choix?

Il y a un passage dans le troisième discours du livre où le narrateur demande trois choses : un fil de 220 kilomètres, un revolver, et tous les objets du grenier de son enfance. L’usage qu’il veut faire de son fil d’Ariane est très différent de celui du mythe et le parcours qu’il doit parcourir est inverse : les monstres qui le menacent sont à l’intérieur de lui, dans ses souvenirs d’enfance. Le revolver lui servira probablement à se suicider, car il trouve plus noble de se tuer lui-même que d’attendre que ses geôliers s’en chargent. Et j’ai glissé un indice basés sur ma vie privée dans la longueur du fil : la ville où se terre l’académie secrète du livre n’est pas nommée mais elle est basée sur Budapest, et les 220 kilomètres correspondent à la distance qui la sépare de la ville de mon enfance. Par là, je ne souhaite pas dire que le personnage principal du livre et moi ne faisons qu’un, mais j’inscris le livre dans le reste de mon œuvre, car j’ai souvent fait semblant que les protagonistes de mes romans me ressemblent. En réalité, mes personnages ont beau s’appeler Krasznahorkai, ils ne sont jamais moi. Et le personnage principal de Thésée universel n’est pas un Thésée: disons que c’est presque un symbole de la situation presque universelle, c’est-à-dire pleine d’échos de l’histoire de ces dernières décennies, dans laquelle il se trouve. Une fonction mathématique, où chaque destin humain est réductible à une fonction, serait la manière la plus claire d’illustrer le lien entre le personnage et les lecteurs : peu importe le destin humain par lequel on multiplie le Thésée universel, le résultat est toujours le même, c’est à dire zéro.

Vous sous-entendez que les geôliers du conférencier qui sont aussi son seul public en ont après sa vie. Ce n’est pas aussi explicite dans le livre.


Non, ce n’est pas exprimé littérairement de cette manière. Mais il y a un mouvement dans les conclusions des trois conférences : à la fin de la première, il s’en va librement ; à la fin de la deuxième, il peine à s’en aller ; à la fin de la dernière, on comprend clairement qu’il est retenu prisonnier. Quelque chose de l’ordre d’une menace mortelle plane lourdement. Le narrateur, qui est notre seul lien avec le monde du texte, joue bien sûr avec les mots, avec beaucoup d’esprit et d’humour. Mon intention était d’exprimer sa peur à travers ses jeux de langage.

Que se cache-t-il derrière le terrible dispositif dont il est la victime ? Le but de ses tortionnaires, en le faisant discourir, est-il de lui faire ressentir à quel point son intelligence et son éducation sont devenues inutiles ? Pire encore que la censure, ce serait le cauchemar ultime de l’intellectuel.

C’est une vaste métaphore. Plus l’articulation et la syntaxe d’un discours sont élaborées, plus le sens à des chances de se perdre. Plus une pensée est élevée, comme celle de Bouddha ou des métaphysiciens, moins elle a de chance d’être comprise. Les hommes ne comprennent plus rien correctement, et il me semble qu’il est pire de mal comprendre que de ne rien comprendre du tout. Paradoxalement, les grandes cultures humaines sont toutes des cultures de l’incompréhension. Le narrateur du Thésée universel bouillonne de se faire comprendre, et les stratagèmes qu’il invente pour expliciter sa parole sont à la limite de la folie, une folie de l’intelligibilité. Les héros de mes livres ont tendance à faire trop confiance à la langue. Souvent, ils s’expriment avant même de pouvoir nommer et expliquer les choses. Mais ils n’ont rien d’autre en leur possession pour s’exprimer. Dans le Thésée universel, plus le narrateur désespère de ne pas arriver à articuler l’objet de sa pensée, plus la langue l’éloigne de l’objet en question. Dans Guerre et guerre, qui paraitra bientôt en France, le personnage principal exprime son angoisse de cette essence de l’être qui nous échappe indéfiniment par un flot de paroles ininterrompu. Le discours est la seule manifestation de l’être.

Est-ce parce que vous étiez épuisé de cette problématique que vous avez fait disparaître presque tous les hommes dans Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau ?

Au nord par une montagne m’a été entièrement dicté par un fantôme. Et pourtant je suis une personne très rationnelle. J’ai vécu pendant un an dans un monastère bénédictin en Suisse. Depuis le séjour de mon appartement, j’avais vue sur un petit jardin et sur un cimetière. Je me suis retrouvé avec un choix cornélien : travailler ou mourir. J’ai choisi le travail, et j’ai commencé une œuvre de longue haleine sur Georg Cantor. Mais je me suis découragé un moment. Alors que je passais mes journées à dormir et à éviter de regarder du côté du cimetière, j’ai senti un léger frôlement sur mon épaule. Et une voix a commencé à me dicter le roman.

Au nord par une montagne n’a donc aucun rapport avec Cantor ?

Aucun. S’il a un seul rapport avec quelque chose, c’est avec mon vieux désir impossible d’écrire un livre dénué de toute présence humaine. J’ai toujours en tête cette histoire qui concerne Maupassant ou Flaubert, je ne sais plus bien. Quoi qu’il en soit, l’auteur reçut un jour la visite d’un jeune écrivain qui le supplia de lui expliquer comment écrire un grand roman. Il lui répondit de manière très cruelle, en pointant un arbre au milieu d’un champ du doigt : « Ecrivez sur cet arbre et sur rien d’autre». L’écrivain savait que c’était impossible : il fallait soit faire pivoter l’arbre, soit faire tourner un protagoniste observateur autour. Un écrivain immobile ne peut écrire sur un arbre immobile. J’ai vécu ce paradoxe moi-même : que ce soit à Kyôto dans la montagne de l’est, à 500km au nord de Helsinki ou à New York au bord de l’Hudson, j’ai souvent eu cette vision sublime d’un paradis sur terre. A chaque fois, l’entrée d’un homme dans le paysage m’a ramené sur terre. Ces deux histoires illustrent mon désir désespéré d’écrire le premier roman qui décrirait le paradis. Bien sûr, j’ai échoué. Dans Au nord par une montagne, la présence de l’esprit du petit fils du prince Genji est l’incarnation de mon échec. Sans humain, pas de roman. Avec un humain, pas de paradis. C’est ma tragédie. Mais mes livres sont toujours des échecs. A une époque, j’ambitionnais très sérieusement d’écrire un livre qui décrirait tout le destin humain, de la passion à la mort. Un livre autonome, bouclé sur lui-même. J’ai même sommé Béla Tarr de transcrire cet idéal au cinéma quand nous avons adapté le Tango de Satan au cinéma, mais il a refusé de boucler la fin. 7h30, ce n’est encore pas assez pour exprimer l’infini.

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