Yellow Magic Orchestra, Ombre et lumière (Trax, mars 2009)


Ils avaient les plus beaux sons de synthé du monde, ils étaient japonais, ils étaient fabuleux: par ici, on connaît pourtant mal la carrière de Yellow Magic Orchestra. Trente et un an après leur formation, retour nécessaire sur les autres parrains du hip-hop et de la techno dont les descendances sont si prodigieuses qu’une encyclopédie n’y suffirait pas pour les recenser.

Juillet 1978 : Moins d’un an après la sortie du Star Wars de Georges Lucas, la firme japonaise Taito installe les premières bornes d’arcade de sa nouvelle création Space Invaders. Le succès est foudroyant au point que le gouvernement japonais doit quadrupler la fabrication de pièces de 100 yens pour répondre à la pénurie de petite monnaie. Le 19 février de la même année Haruomi Hosono, génial touche-à-tout de la pop japonaise depuis 1969, invite ses cadets Yukihiro Takahashi et Ryûichi Sakamoto, deux musiciens aguerris dont il a déjà croisé la route, à une collation frugale de onigiri. Dans un cahier, il a griffonné quelques d’idées pour conquérir le monde de la pop, et il leur soumet l’alliance de deux de ses obsessions, les sonorités futuristes de la musique électronique dernier cri et l’exotica de Martin Denny, et leur propose de prendre le nom facétieux de Yellow Magic Orchestra pour une version disco électronique de « Firecracker » sous la triple influence de Georgio Moroder, Isao Tomita et des bleeps tout neufs des machines d’arcade. Armés d’un savoir-faire immense, d’un cortège de synthétiseurs et d’un sens de l’humour tout particulier, le trio entre immédiatement en studio pour façonner la plus étonnante des réponses à Kraftwerk : une pop électronique immensément sophistiquée, ésotérique et maximaliste.

Un monument et deux étoiles
Mais pour mieux cerner l’éclosion de l’univers si dense du groupe de Hosono, Sakamoto et Takahashi, il convient d’abord de remonter le temps : en 1978, les trois gaillards ont déjà de longues carrières derrière eux. Hosono en premier a fait ses débuts en 1968 dans le plus grand groupe de rock psychédélique japonais de son époque, The Apryl Fool, avant de révolutionner la pop de son pays en refusant de reprendre d’inclure des standards occidentaux et en forçant l’usage du japonais dans le rock sous influence de Happy End (Buffalo Springfield, The Band). Sa carrière très prolifique, continuée avec son album Hosono House, est jonchée d’immenses standards (de « Kaze Wo Atsumete » de Happy End à «Owari no Kisetsu », tout le monde au Japon connaît ses chansons) et de disques de plus en plus inclassables dans lequel il mariait ses marottes - l’exotica, la musique traditionnelle d’Okinawa et le rhythm’n’blues. Sa trilogie « exotica » (Tropical Dandy, Bon Voyage Co. et Paraiso) enregistrée avec le groupe Tin Pan Alley expose déjà largement cette étrange vue prismatique de l’Asie qui fera toute l’étrangeté à l’étranger de YMO : celle, elliptique et déformée, d’un G.I. débarqué dans le Pacifique après la guerre revue et corrigée par un asiatique (« Harry Hosono Jr. ») qui connaît l’occident sur le bout des doigts. En outre, ses disques font progressivement montre d’un intérêt grandissant pour les synthétiseurs modulaires: sur certains morceaux de Paraiso (sur lequel s’illustrent déjà Takahashi et Sakamoto), ils se font vrombissants. Mais c’est après un voyage en Inde avec le peintre pop Tadanori Yokoo que Hosono verra la lumière électronique: Cochin Moon, enregistré avec Shuka Nishihara, Sakamoto et un certain Hideki Matsutake à la « programmation informatique », déplace la musique électronique la moins planante (celle de Morton Subtonick, Kraftwerk ou Cluster) dans un hôtel à Madras, et constitue une pierre angulaire de l’histoire de la musique électronique. Quand il invente YMO en 1978, Hosono est donc déjà, dans l’imaginaire japonais, tout à la fois Neil Young et Jean-Michel Jarre ; Sakamoto, de son côté, a déjà hérité de ses études en musique électronique et ethnique à l’Université de Tokyo du surnom de kyojyu (professeur), enregistré des disques de jazz et publié un album instrumental plutôt stupéfiant de voracité musicale entre jazz rock, Erik Satie et bizarrerie électronique, Thousand Knives of Sakamoto. Il a aussi produit Saravah !, premier album solo très francophile de Takahashi, belle gueule, belle voix et ex batteur des très populaires groupes glam rock Sadistic Mika Band et The Sadistics.

« Harry Hosono & the Yellow Magic Orchestra »
YMO naît donc comme le side-project excentrique de trois pop stars confirmées ou en devenir, notamment Hosono qui imagine le premier album du groupe comme une extension toute électronique de son anthologie exotica / soft rock Pacific (sur lequel figure déjà une version de « Cosmic Surfin »). Si Sakamoto et Takahashi marquent résolument de leur empreinte l’étrange fusion futuriste novelty/orientalisme/jazz rock/disco/videogame (la complexité harmonique de « Tong Poo » apparaît comme du Sakamoto pur jus) de ce debut album éponyme, le premier maxi promotionnel qui circule au Japon est toujours crédité «Harry Hosono & the Yellow Magic Orchestra». C’est une opportunité de deal à l’étranger après un concert à Tokyo et le succès foudroyant à la sortie du disque au Japon en novembre 1978 qui motivent les trois musiciens à mettre un temps leurs carrières solo en retrait, et à promptement transformer leur pop avant-gardiste et ingénieuse en techno pop conquérante.

Messieurs Technologie
Enregistré immédiatement avant même que le premier ne sorte dans le reste du monde dans une version modifiée et « poppisée », la collection de tubes Solid State Survivor donne le ton : celui chevaleresque et grandiose du « Rydeen » de Takahashi, inspiré par les chevauchées des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa. « Rydeen » devient alors un hymne futuriste immense (sur lequel on pratique encore aujourd’hui traditionnellement sa gymnastique dans les écoles primaires) et propulse le groupe en chantre de la technologie à une époque où tout ou presque reste à inventer pour interagir avec les machines : le trio doit même emmener sur scène son 4ème membre de l’ombre Hideki Matsukate pour saisir le code dans les séquenceurs à l’avance pour le morceau suivant et gérer les caprices des moogs (trois décennie plus tard, Takahashi se souvient que «c’était un cauchemar. Et si la saisie prenait trop de temps, on rallongeait les solos… »). Par fétichisme presque autant que par nécessité, le groupe suit fébrilement et obsessionnellement les mutations fondamentales de la technologie qui surviennent en temps réel, notamment l’éclosion de la norme MIDI et des tout premiers samplers : les listes de matériel qui décorent leurs pochettes donnent le vertige.

Auto-orientalisme et coupe de cheveux
Loin de s’enfermer dans une prison dorée quand ils deviennent chez eux les trois pop stars les plus célèbres de leur époque et le groupe japonais le plus important à l’étranger, Sakamoto, Hosono et Takahashi s’amusent en multipliant les sorties absurdes sur la vie au Japon (déclarant à un journaliste américain que la pollution à Tokyo oblige les gens à porter des masques à gaz), en brouillant leur image en adoptant le costume Mao comme tenues de concert ou en inventant la « Techno Pop Haircut », encore populaire chez les salarymen de notre époque quand elle leur fut inspirée par des musiciens… de musique classique. Le mini-album Xoo Multiplies, composé à moitié de sketches acides sur les salarymen par le groupe de comiques Snakeman Show, est comme une blague géante la position ambiguë du Japon en Occident et sur celle, tout aussi problématique, du groupe quand il tourne à l’étranger. Quand ils participent en 1980 à la célèbre émission rhythm’n’blues Soul Train, les trois sont heureusement plus impressionnés par les breakdancers qui se déchaînent sur « Computer Games » que par la moquerie gentiment raciste de l’animateur Don Cornelius, qui n’a manifestement pas tout à fait saisi l’ironie de leur reprise du standard texan « Tighten Up ! »

Dissolution
A ce moment de sa carrière, le groupe est comme le négatif du mouvement New Romantic qui est en train d’éclore en Grande-Bretagne. Après les perles glacées BGM et Technodelic (toutes deux sorties en 1981) qui payent leur tribut au hip-hop naissant et Kraftwerk mais reviennent surtout vers l’ambiant et une plastique plus sombre, expérimentale et arty, YMO adopte pourtant une nouvelle esthétique plus clinquante, et plus en phase avec le tsunami electropop mondial. Après une année de hiatus, de tensions et de sorties solo, le trio revient avec son premier album intégral de pop songs Naughty Boys, suivant un virage motivé par Sakamoto qui insiste pour que chacun garde ses envies plus expérimentales pour ses disques solo (une rumeur incrimine aussi son mariage avec Akiko Yano qui accompagne le groupe sur scène depuis 1980, et a récemment rejoint les Témoins de Jéhovah). Le succès est immense, mais le groupe perd une partie de son âme en devenant un groupe pop sophistiqué qui n’a plus rien à voir avec le trio excentrique des débuts.

Dispersion
Après Service, dernier album splendidement dispersé entre pop songs en anglais et sketches en japonais, YMO splitte ou plutôt, selon une formule célèbre de Hosono, se « disperse ». De fait, les trois musiciens retournent surtout plus officiellement à un régime créatif qui leur apparaît bien plus naturel sans jamais vraiment se quitter des yeux. Le label Yen Records, crée par Hosono et Takahashi en 1982, leur sert d’instrument pour animer la très fertile scène « City Pop», finançant et produisant les projets toujours plus singuliers de Guernica et Jun Togawa, Hajime Tachibana et Plastics, Mishio Ogawa et Miharu Koshi. Surtout, ils multiplient les projets solo. Takahashi sort une série de classiques new-wave avec Steve Nye, David Palmer d’ABC ou Phil Manzanera de Roxy Music. Sakamoto devient la star internationale que l’on sait en jouant avec David Bowie dans le Furyo de Nagisa Oshima et en signant son inoubliable thème musical, puis partage sa carrière entre outings electropop et b.o. Debussy-esques. Hosono, enfin, devient LE monsieur futur de la pop nipponne avec son cortèges de machines dernier cri en produisant des albums ravageurs et fabuleusement modernes d’electro pop pour son compte et pour les autres (son alter ego Miharu Koshi, notamment). Enfin, les trois rénovent complètement depuis l’ombre la variété nipponne : pendant la première moitié des 80s, la kayôkyoku (musique populaire) des charts dépend à ce point de leur influence et des chansons qu’ils composent pour les idols qu’on la renomme techno kayô.

Ombre et lumière
Moins à l’aise avec le star-system qu’avec le studio, les trois suivent ensuite des chemins de plus en plus arty et low-key. Depuis New-York, Sakamoto se rêve en Quincy Jones de la World music. Hosono surtout plonge corps et âme dans les musiques de film, l’electronica et l’ambient via ses labels Monad et Daisy World, collaborant à l’envie avec Bill Laswell ou Atom Heart. Quand les trois se retrouvent en 1993 sous le nom de NO-YMO, ce n’est plus le même groupe qui enregistre avec William Burroughs l’étonnant cocktail techno de Technodon, et la musique n’a plus rien à voir ; pour leur deuxième réunion anniversaire en 2008, ils font seulement mine d’augmenter Sketch Show, le groupe electronica pop que Hosono et Takahashi forment ensemble depuis 2002, et adoptent le nom HASYMO. Et le contexte n’a plus rien à voir non plus : Sakamoto, adoubé maestro de la modernité, collabore avec quelques pierres angulaires de la laptop music (Alva Noto ou Fennesz) et Hosono, plusieurs fois sacré géant de la musique électronique mondiale, a préféré fêter ses soixante bougies avec un album de reprises de standards des années 40 plutôt qu’avec la jeune garde electronica qu’il soutient via son label Daisy World. La musique qu’on entend sur les concerts du coffret live EUYMO ou sur la b.o. du film à sketches Tokyo ! n’a donc rien à voir avec celle que jouerait un groupe reformé pour renflouer les caisses. Incapables de penser au passé et toujours obnubilés par le présent, les trois membres de HASYMO ont l’air d’aborder leur nouveau projet comme ils abordèrent YMO en 1978, c’est-à-dire comme un jalon parmi tant d’autres de leurs immenses cheminements. Après le retour aux affaires du Daisy World de Hosono ou Pupa (le super groupe electropop de Takahashi), on n’a toujours pas de nouvelles d’un éventuel album studio de HASYMO en 2009, et ce mois de mars voit déjà les sorties de nouveaux albums solo de Sakamoto et Takahashi…

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YMO etc.: une petite discographie arbitraire

Haruomi Hosono & Tadanori Yokoo « Cochin Moon » (King, 1978)
B.O. imaginaire conçue après un voyage en Inde avec le pape du pop art japonais Tadanori Yokoo, Cochin Moon prolonge le domaine exotique de l’œuvre de Hosono en version avant-gardiste et électronique. Impressionné par les disques de Isao Tomita et Kraftwerk, Hosono façonna (avec Hideki Matsutake, Sakamoto et Shuka Nishihara) un chef d’œuvre historique qui fascine aujourd’hui autant pour sa prescience que pour son lyrisme.




Yellow Magic Orchestra « Yellow Magic Orchestra » (Alfa, 1978)
Comment évoquer ce qui est certainement l’un des dix chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique électronique ? On rappellera juste brièvement que quand le trio enregistre cette pépite fantaisiste et arty (disco électronique, exotica et bleeps de jeux vidéos) largement ébauchée par Hosono, il a moins le futur à l’esprit que l’incongruité. De "Simoon" à "La Femme Chinoise", pas une milliseconde n’est à jeter dans ce monument.




Ryuichi Sakamoto « B-2 Unit » (Alfa, 1980)
Plus encore que « Thousand Knives », cet album incandescent de 1980 enregistré avec Andy Partridge de XTC est l’œuvre d’un esprit curieux et vorace. On y entend des boîtes à rythmes épileptiques, des pois sauteurs électroniques, du funk (légendaire Riot in Lagos) et des dissonances. Le laborantin d’alors semble à des années lumières du petit maestro qui allait composer la b.o. de Furyo moins de deux ans après.




Yellow Magic Orchestra « BGM » et « Technodelic » (Alfa, 1981)
« Ça doit être le bout de pain le plus immonde que j’ai jamais mangé » : la saillie absurdiste qui ouvre Technodelic, chantée en canon Beatlesien, résume parfaitement l’esthétique des deux albums sortis par YMO en 1981. Entre rigidité sombre, délires technicistes et explosions electropop, le groupe se cherche et la tension est passionnante. C’est avec cette « beautiful grotesque musique » (BGM) qu’il reste le plus novateur.




Yukihiro Takahashi « Neuromantic » (Alfa, 1981)
Avec son titre en forme d’hommage au mouvement New Romantic naissant et aux sciences cognitives (l’écrivain William Gibson, inventeur du mouvement Cyberpunk et fan de YMO notoire, avait peut-être le disque en tête quand il a écrit son classique Neuromancien), cet album avait tout pour devenir un classique. La présence de Hosono, Sakamoto et Matsutake sur la plupart des morceaux donne un peu l’impression d’entendre un album de YMO.




Logic System « Venus » (Toshiba, 1981)
On surnomme souvent Hideki Matsutake le 4ème YMO, et la musique du groupe aurait sans doute été très différente sans ce génie des synthétiseur (ancien assistant de Tomita). Avant de se perdre dans un jazz-rock plutôt insipide, son projet le plus pop Logic System a fait naître deux pépites assez ahurissantes, Logic et ce Venus culotté qui ravira certainement les fans de Jan Hammer et de musique synthétique californienne.




Haruomi Hosono « Philarmony » (Alfa, 1982)
En vacances des pesantes exigences d’un groupe devenu trop lourd à son goût, Hosono s’enferme avec ses machines toutes neuves (boîte à rythmes Linn, sampler Emulator et Prophet-5) et gribouille instrumentaux oniriques, expérimentations formelles, ambiant abyssal ou electropop en mode confessionnal. Vingt-cinq ans après, c’est encore magique, stupéfiant de modernité et infiniment émouvant.




Miharu Koshi « Parallelisme » (Yen Records, 1984)
Paru un an après Tutu (où apparaissait une reprise de "L’amour toujours" de Telex produite par Marc Moulin lui-même), Parallelisme est un disque doublement précieux : démonstration éblouissante de l’apport ahurissant d’invention de Hosono à l’electropop, il inaugure en toute intimité une camaraderie de trente ans (qui dure encore) entre la divine chanteuse et le maître. Le disque est même crédité « Miharumi ».




HAT (Harry Hosono, Atom Heart & Tetsu Inoue) « DSP Holiday » (Daisy World, 1998)
Exemple du genre de récréations qui occupait un Hosono revigoré par l’underground electronica dans les années 90, cette collaboration avec Atom Heart (qui a enregistré en 2006 un album intégral de reprises de YMO par Señor Coconut) et le crack de l’informatique Tetsu Inoue est comme une suite de Cochin Moon basée à Hawaï… A l’exception près que Hosono y joue exclusivement les instruments acou
stiques. Rêveur et précieux.




YMO « Faker Holic » (Alfa, 1990)
Pour se faire une idée réaliste de YMO sur scène en 1979, il faut absolument préférer ce Faker Holic (notamment enregistré au Palace) à Public Pressure, dont les parties du guitariste Kazumi Watanabe furent effacées pour d’obscures histoires de droit.
YMO avec Akiko Yano et Watanabe ressemblait alors à un très bizarre groupe de fusion dont les synthés se désaccordaient trop souvent, mais à l’énergie prodigieuse.




Various Artists « Yellow Magic Kayokyoku » (GT Music)
En remplacement des géniales compilations Techno Kayo aujourd’hui épuisées, ce triple cd compile quelques-uns des hits que Takahashi, Sakamoto et Hosono composèrent et produisirent pour les autres en pleine furie techno pop. A noter que malgré le titre (« kayôkyoku » signifie musique populaire), le tracklisting est loin de se limiter aux idols : on retrouve par exemple Akiko Ya
no ou la très torturée Jun Togawa.










2 commentaires:

cyrille a dit…

Salut jeune, bravo pout tout ton bordel...et la musique tu y reviens quand ?

idlewoodarian a dit…

Excellent article, je découvre YMO en ce moment et je me régale !