Dans Libra, le célèbre roman faussement conjectural de Don DeLillo sur la vie trouée de mystères de Lee Harwey Oswald, le bien nommé Branch, analyste de la CIA à la retraite chargé d’écrire un compte-rendu sur « l’histoire secrète » de l’assassinat de JFK, désigne les vingt-six volumes du rapport de la Commission Warren comme le « Livre Joycien de l’Amérique (…) où rien n’est écarté ». Pourtant, la seule conclusion de « l’énorme roman que James Joyce aurait écrit s’il avait déménagé à Iowa City et vécu jusqu’à l’âge de cent ans » éludait surtout la thèse du complot identifié, les monceaux de documents qu’il accumulait fonctionnant a contrario en boucle feedback, comme un moteur à soupçons « d’incertitude et de chaos » dans le terreau tout singulièrement fertile de la psyché américaine, de sa fondation, de sa révolution, de ses élans libertaires ou protectionnistes (dont les sources furent analysées en 1964 par Richard Hofstadter dans un célèbre article à charge contre la John Birch Society dans le magazine Harper’s, « The Paranoid style in American politics »).
Si « Le Grand Complot et ses réseaux simplistes, si fascinant pour le public, permet d’échapper aux interrogations sur la façon dont les forces de l’histoire informent les vies individuelles » (François Happe, sur Don DeLillo), toute une frange de la littérature américaine a repris à son compte, de manière plus ou moins volontaire, cette dynamique saumâtre mais féconde dans ses machineries narrative, comme horizon thématique autant que comme impulsion créative. Dépassant le vieux motif moderniste qui confie la fiction à un esprit malade pour achever son saccage du réalisme objectif, les agents de la part la plus engagée du post-modernisme US (Thomas Pynchon, Joseph McElroy, ou, plus récemment, le mystérieux Christopher WunderLee) ont fait de la paranoïa comme activité intégrale le seul principe créateur et structurel de leurs récits proliférants. Ce « réalisme cognitif » (terme du critique Joseph Tabbi) à l’œuvre dans La Vente à la criée du lot 49 (farfouillé en long et en large par Fredric Jameson), et surtout dans le blitz informationnel de L’Arc-en-ciel de la gravité, soumet le lecteur et les personnages paranoïaques par nécessité (le « détective à 1000 têtes » de Jameson) à un réseau infiniment nébuleux de liens et d’indices qui évoquent tous, en négatif, une contingence profonde d’ensemble, une totalité à assembler et à désenfouir, mais qui repoussent indéfiniment sa révélation. C’est le célèbre « Everything is connected, everything in the Creation » asséné dans les dernières pages de L’Arc-en-ciel de la gravité, condition de connectivité de l’Esprit et condition de récit que Pynchon oppose à l’anti-paranoïa, dans laquelle « rien n’est connecté à rien » : sans la fièvre interprétative qui fait s’affoler les histoires, le récit à l’ère du soupçon et de la saturation informationnelle (dont Bruit de fond de DeLillo, Jr de William Gaddis ou Vineland sont à la fois des symptômes et les perfides satires) est condamné à l’obsolescence et au silence.
Tout à la fois archéologue et phénoménologue de la paranoïa, Pynchon ne se contente pourtant pas de brouiller les pistes entre la contre-culture et une culture populaire exaltée du soupçon attisé par quelque harangue populiste : il est lui-même un détective insatiable de l’Histoire qu’il malmène dans ses hypermises-en-abyme (V, Vineland, le réseau de communication alternatif Trystero dans La Vente à la criée du lot 49 qui est supposé exister depuis la Rome Antique), et un héritier de ce que Anne Battesti appelle le « rapport inquiet aux signes » des Pères fondateurs puritains qui présente à ses lecteurs mystères historiques et politiques comme autant de signes indéchiffrables qui n’ont d’autre horizon sémantique que la conspiration dont ils sont un échelon. Rappelons qu’outre la trouble ironie de Vineland, satire renversée sur « la subversion, la trahison, la récupération, les ruses de l’oppression comme de la résistance » (Battesti), Pynchon a aussi préfacé le 1984 d’Orwell : son intégration totale dans ses récits étoilés y apparaît évidemment moins comme une stance ironique sur la bêtise que comme une ruse grimaçante contre la double-pensée, un appel à l’indépendance informationnelle.
Article paru dans un dossier paru à l'occasion de l'édition française de La totalité comme complot de Fredric Jameson (Les Prairies ordinaires). Ceux qui seraient intéressés par une lecture plus approfondie du sujet pourront se procurer le premier numéro de la revue Cyclocosmia (commandable en ligne ici), dont la partie "observation" est intégralement consacrée à Thomas Pynchon, auquel j'ai contribué avec l'article intitulé "The Crying of Lot 49, Gravity's Rainbow, Vineland : "Slow Whirlwind", d'un jour d'avant au jour d'après, genèse d'une cosmologie du doute en trois étapes". J'ai également co-signé avec Bastien Gallet une lecture de Gravity's Rainbow pour l'ouvrage collectif "Face à Pynchon", publié par Inculte/Lot49).
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