Tom Robbins – SUPERFREAK ! (Chronic'art#55)

Héros révéré de la contre-culture américaine, Tom Robbins est autant lu par les freaks et les geeks des lycées américains que les poèmes de Jim Morrison le sont par les ados peinturlurés de nos contrées, et pour cause : il parachève depuis quatre décennies une littérature prodigue et hypercolorée dont la fureur et la fantaisie n’ont d’égal que le scrupule et la beauté vénéneuse de son écriture. Pop et politique - malgré lui - mais surtout obnubilé par la littérature, le « Houdini de la métaphore » est donc réellement culte (c’est-à-dire énormément lu) depuis que le succès inattendu de son premier roman Another Roadside Attraction (1971) l’a contraint d’abandonner son boulot de critique d’art. Et s’il se traîne un cortège infini de groupies, il n’a jamais écrit un livre moyen. Enfin, son animosité pour les dogmes, sa prédilection pour les drogues psychédéliques (Timothy Leary et Terence McKenna étaient ses amis intimes) et les étranges théories sur l’Autre monde, le vivant et les étoiles qu’il façonne dans ses livre (« La logique donne à l’homme ce dont il a besoin. La magie lui donne ce qu’il désire », dixit un personnage de Another Roadside Show) confineraient à l’ésotérisme de bas étage si ils ne s’accordaient avec une cohérence et une sincérité aussi désarmantes. Pourtant, pour cause de destin éditorial cahoteux et de monopole des alcooliques à flingue du Montana, sa cote en France est loin d’égaler celle des Beats (ses grands frères Burroughs et Brautigan) ou des plus raffinés postmodernes, et peu savent même que l’exquis Even Cowgirls Get the Blues de son ami Gus Van Sant est adapté de son roman au coefficient de circulation le plus étourdissant. Cela devrait heureusement changer grâce à Gallmeister, qui poursuit via la collection Americana son joli défrichage de la littérature US contemporaine avec ce terrible Comme la grenouille sur son nénuphar (Half Asleep in Frog Pajamas) de 1994. Sorte de conte ésotérique immoral bien moins loufoque et plus crucial qu’il n’y paraît, il raconte à la deuxième personne l’étrange week-end de déboires d’une jeune courtière en bourse prise dans la tourmente d’un krach, des disparitions inexpliquées de son amie médium et du singe de son bigot de petit ami, de la visite d’un médecin japonais capable de guérir le cancer et d’une romance avec un illuminé très disert et particulièrement versé dans les cosmologies Bozo et Dogon. Mine de savoir et pure jubilation littéraire (à la fin, tout concorde), ce roman important est du propre aveu de son auteur l’un de ses plus accomplis et sa traduction est un événement à fêter. A noter que cet entretien fait souvent mention du dernier livre tout récemment paru aux Etats-Unis de Robbins, l’excellent B is for Beer. Vrai faux livre pour enfants, ce livre illustré relate en détails incongrus la belle histoire de la bière à travers la rencontre d’une petite fille avec la Fée de la bière, et actualise remarquablement les thèses éternelles de l’américain – car la bière est, voyez-vous, un « très vieux véhicule poussé et tiré par des forces oubliées tels les esprits agricoles des céréales et de la terre ».


Vous avez écrit Comme la grenouille sur son nénuphar il y a plus de quinze ans. Comment le jugez vous au sein de votre oeuvre? Tient-il une place particulière?
Je ne relis jamais mes romans une fois qu’ils sont publiés, parce qu’à ce moment mon esprit est déjà passé d’autres territoires, vierges et inexplorés. De plus, l’auto-analyse et les autoévaluations ne me passionnent pas, parce qu’ils sont généralement signes de névrose narcissique. Platon a beau avoir dit qu’une vie sans examen n'est pas digne d'être vécue, le roi Œdipe et moi-même serions plutôt disposés à en douter. D’un autre côté, j’ai une assez bonne mémoire, et si mes souvenirs de Comme la Grenouille sur son nénuphar sont justes je dirais simplement qu’en termes de structures et de la manière dont les différents très hétérogènes du livres s’entrelacent, c’est mon roman le plus accompli.

A lire un résumé du roman, on s’attendrait un livre satirique et très politique. En fait, c’est un roman assez joyeux. Pourquoi avoir choisi d’écrire sur une courtière en bourse perdue au beau milieu d’une crise financière comme point de départ vers une illumination sur l’origine de l’humanité?
Notre réalité consensuelle est éminemment instable, et une grande partie de l’humanité a tendance à s’attacher à des choses – comme l’accumulation de biens – qui au bout du compte ne lui procurent ni sens ni finalité. Les marchés financiers semblaient être la toile de fond idéale pour mettre en scène une comédie sérieuse sur l’évolution et la nature de l’existence. Nous vivons dans un théâtre cosmique, et pour peu que l’on arrive à se tenir à une distance suffisante, nos folies peuvent se révéler être une partie distrayante, voire nécessaire du spectacle. Le domaine de la finance est une contrepartie idéale de celui de l’intellect et de l’âme, bien que je précise également dans le livre que l’argent lui-même peut être un formidable guide spirituel. Pour ce qui est de trouver le bonheur dans les recoins les plus inattendus de l’existence, n’importe quel faux-bourdon ou pion (en français dans le texte, ndr) est capable de jouir de la vie quand celle-ci est douce et facile. Notre but à tous devrait être de vivre la vie comme une fête, même quand elle est dure est risible.

Comment jugez-vous l’évolution de Gwendolyn au cours du week-end pendant lequel se passe l’action du roman? Peut-on dire qu’elle accomplit une illumination?
Parce qu’elle est aveuglée par son ambition matérialiste (probablement une conséquence de sa vie de famille instable) et têtue comme un glacier, Gwendolyn est un cas compliqué. A la fin du roman, je pense tout de même qu’elle a un peu lâché prise sur son système de pensée et qu’elle s’apprête à se laisser porter – peut-être extatiquement - vers les eaux plus profondes, mystérieuses et excitantes d’une existence libérée. En témoigne l’histoire d’amour très belle qu’elle vit avec Larry Diamond.

Le roman imagine un crash boursier et la possible crise financière mondiale qui s’ensuivrait. Au-delà de l’intention satirique, jusqu’à quel point votre prédiction était-elle volontaire en écrivant le roman ? De plus, la plupart de vos romans sont teintés d’une sorte de messianisme, qui semble à la fois ironique et très sérieux à la fois. Comment doit on comprendre ce paradoxe ?
Étonnement, un grand nombre de mes thèmes de roman se sont révélés prophétiques, et je dis « étonnement » parce que j’ai n’ai jamais fait en sorte de prédire le futur volontairement. Peut-être que je possède des pouvoirs psychiques inconscients, mais si c’est le cas, ils ne m’ont jamais fait gagner aux courses. D’un autre côté, peut-être est il toujours possible de regarder le futur si on le regarde à travers un objectif décomplexé et poétique. Puisque le paradoxe - comme équilibre des contraires – est la colle qui tient l’univers (tristement, nous autres occidentaux ne sommes pas éduqués pour accepter la contradiction), je trouve tout à fait naturel, voire inévitable, d’être à la fois ironique et sincère.

De la même manière, mon édition de votre premier roman Another Roadside Attraction décrit le roman comme un « divertissement apocalyptique », ce qui est un paradoxe en soit. D’où vient cette amour pour les événements apocalyptiques ? Doit on revenir à l’étymologie du mot apocalypse (revelation), qui en anglais signifie à la fois la fin du monde des hommes et un moment de révélation ?

Je suis loin d’être un « admirateur » de l’apocalypse, puisque je considère même l’idée de l’Apocalypse comme pathétique, lâche et absurde. C’est une pulsion de mort à l’échelle planétaire qui prend ses racines dans l’ignorance et la peur et qui nous est imposée par des fondamentalistes effrayés par la vie en général et le pouvoir sauvage de la sexualité en particulier, qui pensent que tout ira mieux quand le monde sera réduit en fumée et qu’ils pourront passer le reste de l’éternité les doigts de pieds en éventail dans un paradis tout gris uniquement peuplé par leurs semblables. Mais le rêve d’une fin apocalyptique est fermement tissé dans le tissu de la civilisation occidental (les actions de Jésus lui-même étaient motivées par sa croyance que le monde pouvait cesser d’exister à tout moment) et doit être pris en compte par tout romancier qui s’intéresse a autre chose qu’aux mariage foireux, aux problèmes de santé et aux délits en tous genres.

La nature floue et ambiguë de vos attaques satiriques fait qu’on n’a du mal à savoir où vous vous situez même par rapport à vos personnages – à tel point en fait qu’il est parfois impossible de décider si vous êtes d’accord avec eux ou si vous les tournez en ridicule. Par exemple Amanda, l’héroïne de Another Roadside Attraction, est à la fois une sainte et une insupportable hippie, capable de prononcer des phrases comme « tout finit par se fondre dans un champ d’énergie et de lumière ». Est-ce parce que vous aimez vos personnages que vous êtes si clément avec eux?
Quand j’écris sur Disney commercialise du vin Mickey ou Donald, il est évident que je me complais à faire de la satire. Mais les vrais scènes satiriques sont en fait assez rares dans mes livres, et ils doivent être lus au pied de la lettre. Et si cela peut paraître dur à croire, n’oublions pas que nous vivons dans un monde merveilleusement bizarre, dans lequel il se passe chaque jour des événements plus bizarres encore que tout ce pourrait inventer un auteur de romans satiriques. Quand je dépeins le réel, j’en dépeint une image plus complète que celles des soi disant réaliste socialistes. Quand j’ai écrit Another Roadside Attraction, mon intention n’était pas de décrire les années 60 mais de recréer stylistiquement cette époque fantasque et audacieuse sur la page. L’assertion d’Amanda comme quoi tout dans l’univers finit par se fondre dans un champ d’énergie et de lumière, bien qu’exprimée avec naïveté, est aujourd’hui partagée par les théories des physiciens les plus évoluées. Les descendants d’Einstein et les collègues de Stephen Hawing prendraient sûrement sa déclaration au sérieux. Je crois que j’ai autant d’affection pour Amanda – et Gwendolyn – que Lewis Carroll devait en avoir pour Alice.

Pourquoi avoir choisi une jeune femme sexy d’origine philippine comme personnage principale pour Comme la grenouille… ? Etait-ce un mal nécessaire pour la nature merveilleusement lubrique et érotique du roman ?
Au départ, j’avais pensé faire appel à un courtier en bourse masculin. Mais Gwendolyn est rentrée dans la salle de casting et a demandé à avoir le rôle. Elle était un peu sotte et un peu garce, mais j’ai vu du potentiel dans sa force de caractère. Pour tout ce qui concerne la nature érotique du roman, « if there’s anything better in this world,who cares ? » ? Du moment qu’elles sont décrites avec un cœur chaleureux et un regard poétique, les scènes de sexe ajouteront une saveur délicieuse à presque n’importe quel livre ou film. En revanche, elles auraient été complètement inappropriées dans B is for Beer, puisque ses personnages principaux sont une petite fille et une cousine de la Fée Verte (l’absinthe).

Vous voyez vous plutôt comme un écrivain doux ou en en colère? Quand est-ce que votre pays vous a donné une bonne raison de vous mettre en colère pour la dernière fois ?
En tant qu’écrivain et en tant que personne, je pense qu’il est de mon devoir de témoigner de la lame de fond de corruption, d’incompétence et de brutalité qui engloutit notre planète ; mais ce n’est pas parce qu’on dénonce des abominations qu’il faut perdre son sens de l’humour et une distance suffisante pour philosopher. Les homme perpétuellement en colère sont des emmerdeurs tristes et névrosés, bouffés par les vers. Si l’on ne peut pas changer le monde, on peut toujours changer soi-même. Mon pays, avec toutes les bêtises de ses patriotes paranos et ses cowboys fous de Jésus, m’a encore mis en colère il n’y a pas dix minutes - en fait, ça arrive à chaque fois que je regarde les infos. Mais il me suffit de regarder des oiseaux jouer dans la pluie par la fenêtre pour réaliser qu’à un autre niveau, tout est simultanément parfait. Encore une leçon de l’existence, encore un paradoxe. Le pire peut arriver, ce n’est rien qu’une comédie cosmique.

Les vues de Gwendolyn sur le monde contemporain sont souvent assez odieuses. Peut-on dire que vous l’utilisez comme un véhicule cathartique pour exprimer vos propres opinions les plus sombres sur vos semblables ?
A partir du moment où j’ai accepté de donner le rôle à Gwendolyn, j’ai perdu tout contrôle sur elle : elle vivait sa vie. Elle ne parle que pour elle-même, et pour ceux qui partagent sa manière de voir les choses. Il nous arrive souvent de ne pas être d’accord, mais elle a le droit de faire entendre sa voix. De plus, sans conflit, sans tort à éventuellement corriger, on se trouve sans mur contre lequel faire rebondir des idées opposées, et l’intrigue se trouve nue de drame ou d’enjeu. Dans le livre, on comprend vite que Gwendolyn suit le chemin du Fou du Tarot : un voyage erratique plein de découvertes, d’illuminations et de changement.

Dans une interview donnée il y a quelques années, vous disiez que votre vision du monde n’était « pas si différente que celle de Kafka » mais que contrairement à lui, vous refusiez de laisser cette dernière vous abattre. D’où vient votre foi ? Vous considérez-vous comme un humaniste ?
Mon insistance sur la joie envers et contre tout n’a rien à voir avec la foi. C’est une histoire d’attitude, ancrée dans le Zen, le Taoïsme, le Soufisme, la tradition tibétaine de la « sagesse irraisonnée », et des décennies d’expériences à regarder le monde en détails. Le potentiel de l’humanité m’enthousiasme, mais à ce point de son évolution, elle est souvent absurde. Ce qui ne veut pas dire que nous ne méritions pas l’amour. Il n’y a pas de véritable progrès sans amour, et ça vaut autant pour les individus que pour la société. Dans son merveilleux film de 1960 Tirez sur le pianiste, François Truffaut embrasse son public, puis la crache au visage, puis l’embrasse à nouveau, etc, etc. L’existence de ce film m’autorise à suivre mon instinct naturel pour utiliser une méthode similaire : le mélange de la fantaisie et de la vérité, du nihilisme et de l’humour, de la tragédie et du divertissement.

Vos livres sont remplis de théories, qui sont énoncées par des personnages plus ou moins illuminés comme celui de Larry Diamond dans Comme la grenouille… Doit on y voir une distance avec les théories en question ? Par exemple, dans votre dernier livre B is for Beer, on a du mal à ne pas confondre la Fée de la bière avec un ivrogne illuminé quand elle explique que la bière fait le lien entre les hommes, le sol et les étoiles ou que la levure est un « véhicule » vers le grand Mystère de l’univers…
Je ne sais pas comment parlent les ivrognes en Europe mais dans notre fruste Amérique, les clodos bourrés ne sont jamais aussi articulés ni aussi profonds que la Fée de la bière. Dans la mesure où la bière est faite avec des céréales fermentées, le lien avec les champs et donc avec le sol est évident. C’est une simple histoire de terroir (en français dans le texte, ndr). Ensuite, des scientifiques m’ont assuré qu’il est tout à fait possible que de la levure ou des spores de champignons ait dérivé dans l’espace depuis une autre planète jusqu’à la nôtre. Pendant des millénaires, nous autres humains avons ressenti un désir profond de nous connecter avec des forces et des pouvoirs mystérieux dont nous ressentons la présence sans pouvoir les identifier ou les appréhender. Et des chercheurs isolés aux quatre coins du monde ou des civilisations entières ont régulièrement utilisé des plantes aux vertus psychédéliques ou des boissons alcoolisées (bien que l’alcool soit bien moins efficace) pour faciliter des brèves rencontres avec ces forces. Donc vous voyez, pour peu que l’on s’autorise à voir les choses autrement, les idées de la Fée de la bière ne sont pas si insensées. La plupart des théories exprimées par les personnages comme Larry Diamond sont les miennes. Quelques autres sont les versions théâtralisées et développées par mes soins de théories élaborées par d’autres. Dans Comme la grenouille… par exemple, j’ai joué (et c’est le mot correct) avec certaines idées et conjectures de Robert K.G. Temple sur les cosmologies extraordinaires des tribus Dogon et Bozo (que je suis allé rencontrer au Mali) et leurs connaissances complexes, jusque-là inexpliquées, de l’astronomie.

Parlons justement du cœur théorique du roman, qui est inspiré par The Sirius Mystery de Robert K.G. Temple. Comment avez-vous découvert ce classique de l’ésotérisme ? Jusqu’à quel point le prenez-vous au sérieux ? Il semblerait que nombre de vos propres théories sur les champignons et la Nature exposées dans vos romans précédents soient confirmées et augmentées par le livre, mais vous gardez toujours une sorte de distance amusée avec ce que raconte Larry…
J’ai découvert The Sirius Mystery juste avant de commencer la rédaction du roman. Ce fut comme un présent des dieux, qui m’a fourni en un instant un territoire vierge à explorer et une palette immense dans laquelle tremper mon pinceau, puisque j’avais déjà pour projet de faire une analogie entre le phénomène de plus en plus répandu de la disparition des grenouilles et l’inquiétant déclin de la classe moyenne.

D’après Wikipedia, vous auriez calqué le personnage de Larry Diamond sur votre ami le philosophe Terence McKenna. Il apparaît même en personne dans le roman sur une photo, en compagnie de Timothy Leary, Castaneda, Gary Snider or Diane di Prima.
Je dois d’abord dire qu’au moins la moitié des faits présentés à mon sujet dans Wikipedia sont faux. Ils se sont même trompés sur mon âge. Pourquoi est-ce que je n’ai pas corrigés ces erreurs? Probablement parce qu’elles m’amusent. Et comme je l’ai déjà dit, je ne m’intéresse pas beaucoup à mon image publique. Quoi qu’il en soit, Larry Diamond n’est absolument pas calqué sur Terence McKenna. En décembre 1976, le magazine High Times a publié un article de moi dans laquelle je présente certaines théories que McKenna n’a abordé que de nombreuses années plus tard. Nous sommes arrivés à ces spéculations chacun de notre côté. McKenna, qui était la personne la plus brillante, la plus érudite et la plus articulée que j’ai jamais rencontrée, a développé ces théories plus que je n’aurai jamais pu le faire, mais c’était un universitaire, et je suis un artiste. Grâce à une érudition totale, il a confirmé certaines notions dont j’avais seulement pu avoir l’intuition grâce à mon imagination et mon esprit badin.

Est-ce que vous faites un lien entre votre intérêt pour cet « Autre Monde » sur lequel vous ne cessez d’écrire et le fait que vous êtes un auteur de fiction ?
Je ne dirais pas que j’écris “sans cesse” au sujet d’un “Autre Monde”, mais je sais effectivement que la réalité est loin d’être aussi limitée que certains gens très fermés ont l’air de le croire (peut-être qu’ils prennent leur désir pour la réalité) et j’essaie effectivement autant que je peux sans trop perturber mes histoires de parler des royaumes du rêve, de l’esprit, de la nature sauvage, du monde inanimé et des enfers de la psyché. Même si on est limité à la spéculation à leur propos, refuser leur existence en bloc revient à faire l’autruche. Et puis pour peu qu’elles ne soient ni trop intrusives ni trop didactiques, de telles spéculations peuvent être très distrayantes, autant pour le lecteur que le pour l’écrivain.

Dans Another Roadside Attraction, le personnage de Max Marvelous cite une phrase de Bertrand Russell dans laquelle le philosophe anglais dit qu’ «il n’y a aucune différence entre ceux qui ne mangent pas assez et qui voient le monde comme un paradis et ceux qui boivent trop et qui voient des serpents ». Vous pensez que vous auriez vu le monde différemment et que vous auriez été un écrivain différent si vous n’aviez pas fait des expériences avec les drogues psychédéliques ? De la même manière, dans B is for Beer vous allez jusqu’à comparer les enfants avec les vieux indiens, les hippies et les bouffeurs de champignons…
C’est impossible à expliquer en quelques phrases, mais mes voyages psychédéliques m’ont rendu moins rigide, autant intellectuellement qu’émotionnellement ou spirituellement, que je ne l’étais auparavant. A un niveau ou un autre, tout est connecté dans l’univers et après que les drogues m’ont ouvert les yeux, j’ai pu commencer à remarquer et apprécier ces connections, jusqu’aux moins évidentes dont je n’aurais jamais pu même soupçonner l’existence autrement. Ma vie quotidienne est devenue infiniment pus riche, tout comme ma tolérance envers les mensonges des hommes et des institutions qui nous manipulent. En ce qui concerne les enfants, ils sont encore suffisamment neufs sur cette planète pour comprendre de manière instinctive ce que les mystiques et les physiciens les plus avancés veulent dire quand ils décrivent la réalité comme un plat de cassoulet infini plutôt qu’une tranche de pain. Les dimensions supplémentaires et les univers parallèles leurs semblent parfaitement naturels, comme ils le sont pour les tribus « primitives » et les explorateurs psychédéliques.

Vos livres sont remplis de petits faits étranges, comme tous ceux qui concernent le dentier de George Washington dans Comme la grenouille… D’où vous vient cette affection pour les faits incongrus ?
Mon esprit agit comme un aimant à savoir incongru depuis que je suis un petit garçon. Je ne fais pas volontairement la collection de faits bizarres, il semblerait seulement qu’ils aient tendances à s’accumuler dans le vase verdâtre qui se trouve au fond de ma boîte crânienne ; je place ce genre de faits étranges dans mes récits quand cela semble approprié, généralement quand ça me permet de faire passer une idée que j’ai derrière la tête. Mais le plus souvent, je m’en tiens à les utiliser pour donner du piment à des conversations, à une fête ou dans un bar.

En termes de style, Comme la grenouille est un véritable sommet de votre art unique de la métaphore (on vous a même surnommé le « Houdini dela métaphore») et une tentative unique dans votre oeuvre. Vous rappelez-vous avoir voulu essayer d’écrire « différemment » pour ce livre ? Quelle est l’importance du style dans votre littérature ?
Les métaphores ont le pouvoir d’illuminer une page de prose, d’élever le texte hors de la sphère de la bourbe mondaine ou du simple reportage fictionnel ; surtout, elles peuvent approfondir la compréhension subliminale qu’a le lecteur de la personne, du lieu ou de l’événement qu’on lui décrit. Il est impératif qu’elles soient novatrices et pertinentes. Je m’efforce de ne jamais faire appel à une métaphore de manière arbitraire. Pour autant que je m’en souvienne, je n’ai pas particulièrement plus fait appel à des figures de style dans Comme une grenouille… que dans mes autres romans. Mais peut-être la providence a-t-elle agi pour qu’elle soient de qualité supérieure, et par conséquent plus mémorables. Dans l’art et la littérature, le style est aussi important que le contenu. Un roman sans style est comme un cygne sans plumes : rien ne le différencie d’un poulet déplumé.

Pourquoi avoir choisi un récit à la deuxième personne, qui est une des formes narratives les plus rares qui soient et un signe extérieur de modernité ?
Gwendolyn n’était pas suffisamment de confiance pour que je lui confie la narration – elle est trop malhonnête, égocentrique, obsédée par la réussite matérielle. Quant au point de vue de Larry Diamond, bien que je sois d’accord avec une grande partie, il était trop excentrique. Ca excluait donc le récit à la première personne. Ensuite, j’avais peur qu’une histoire ayant pour toile de fond une crise financière, même aussi peu orthodoxe que celle-là, ait l’air monotone pour certains lecteurs. Après avoir essayé quelques pages à la deuxième personne, le défi d’un roman entier à la deuxième personne m’a paru intéressant, pour finalement rendre le roman plus naturel, gracieux et inné.

Vos romans sont remplis d’idées structurelles, formelles et narratives très excentriques, mais ne fricotent jamais avec la littérature expérimentale. Quelle est votre opinion des auteurs de littérature expérimentale américaine de votre génération comme Pynchon, Gass ou Coover ?
Pynchon et Gass sont des stylistes merveilleux, et je suis en admiration totale devant leurs prouesses littéraires. Malheureusement, ils sont aussi très peu lus. Je ne suis pas un écrivain mainstream, et je n’ai jamais eu l’ambition d’en être un, mais je ne suis pas non plus un écrivain élitiste. Si mes romans ont la moindre chance d’aider le monde à rester vivant et flexible, alors il faut qu’ils puissent être lus et compris par plus de gens qu’une poignée d’universitaires et de connaisseurs professionnels de la littérature.

Presque tous vos romans se passent à Seattle et dans l’état de Washington, et vous avez même préfacé un livre sur la Skagit Valley. Pourriez-vous expliquer ce qui vous intéresse et vous retient dans cette ville que vous comparez à un « restaurant chinois géant » dans B is for Beer ? Pourriez-vous également parler de votre fascination pour la pluie, qu’on trouve en abondance à Seattle et qui joue un rôle essentiel dans votre littérature ?
Au-delà de la beauté naturelle de l’eau, des forêts et des montagnes qui l’entourent, Seattle est une ville progressive et ouverte, largement peuplée d’artistes, de musiciens et de gens politisés. Mais c’est vraiment le climat qui fait que je reste dans cette région. Il y a quelque chose d’éminemment romantique et mystérieux dans ses jours de brume ou ses nuits de brouillard. Ici, la pluie est mince et constante, douillette et contemplative ; elle est idéale pour qui veut rentrer en soi, vers ce que Jung appelait « le fond de l’âme de fond ». Primale, nourrissante et rafraîchissante, elle peut autant recouvrir d’une cape de shaman l’épouvantable cancer de la publicité dans la rue que nous susurrer à l’oreille des choses sur l’essence primordiale des choses dans des langues secrètes.

Comment justifiez-vous ensuite pourquoi tous vos romans sont traversés au moins une fois par un personnage accompagné d’un singe, comme Michael Jackson avec Bubbles ?
Nous autres humains partageons notre planète avec les animaux et les objets inanimés depuis toujours ; à travers les millénaires, ils nous ont servis de compagnons de pensée, nous les avons utilisés autant métaphoriquement que symboliquement dans nos mythes, nos fables, notre littérature et notre art pour mieux nous comprendre nous-mêmes et mieux comprendre la vie en général. Dans mes romans, j’ai toujours essayé de ramener les animaux et les inanimés vers leurs traditionnels rôles symboliques, leur octroyant un statut égal à celui des personnages humains tout en évitant de leur infliger une vision anthropomorphique, à l’instar de Disney et de ceux de son espèce. Mais pourquoi les singes, alors ? J’imagine que c’est parce qu’ils nous ressemblent et qu’ils sont très loin de nous en même temps. Ils sont autant des miroirs vivants qui réfléchissent un aspect flou et sauvage de nous-mêmes, que nous avons perdu il y a un million d’années mais qui nous est malgré tout toujours familier. Ils pourraient bien être notre lien le plus fort avec le monde naturel. Il se pourrait aussi que les singes et les primates dans mes livres soient là pour rappeler l’influence d’Alfred Jarry: j’ai lu Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien quand j’étais dans ma vingtaine, et il a laissé une empreinte indélébile en moi, qui n’est sûrement pas étrangère à mon esthétique littéraire.

Another Roadside Attraction est souvent qualifié de classique des 60s, à l’instar de L’avenir n’est plus ce qu’il était de Richard Fariña ou Acid Test de Tom Wolfe. Comment appréciez-vous votre statut d’écrivain des 60s? Comment pensez-vous que le reste de votre oeuvre interagit avec cette période (je pense à Vineland de Thomas Pynchon, qui est un exemple classique d’un livre sur les retombées des 60s) ?
Mon intention pour Another Roadside Attraction était de capturer, d’un point de vue psychédélique plutôt que politique, cette période (1965-1972) si mal comprise et si calomniée qu’on appelle les sixties, et mes deux livres suivants traitaient d’une certaine manière de ses retombées persistantes. Ceci dit, mes six autres romans n’ont rien à voir avec cette époque turbulente et glorieuse. L’étiquette d’écrivain des 60s est donc grossière et fausse. Bien que j’ai participé avec enthousiasme à la révolution psychédélique (le jour où j’ai pris du LSD pour la première fois fut le jour le plus enrichissant de ma vie, le seul que je n’échangerais contre aucun autre) et que j’ai manifesté contre la guerre du Vietnam tout comme j’ai aujourd’hui même manifesté contre la Guerre en Irak, et bien que je n’aurais voulu rater les 60s pour un milliard de dollars, je n’ai jamais été un hippie typique, qui zone toute la journée en fumant du shit et en écoutant Grateful Dead. Pendant les 60s, j’étais un journaliste actif, un critique d’art connu reconnu qui rédigeait des chroniques inflexibles de peintures et de sculptures pour les journaux et les magazines. Dans la mesure ou l’un de mes thèmes de prédilection est la libération, j’imagine que l’on peut considérer mes romans comme des romans politiques, mais j’évite d’aborder des sujets politiques précis, et je n’ai aucun intérêt pour les élections, les partis ou les gouvernements. Nos problèmes principaux sont d’ordres psychologique et spirituel, et il n’existe aucune solution politiques à ça. Si nous évoluons en tant qu’individus, en remplaçant le contrôle par la liberté, le dogme par le rire, l’ambition narcissique par « la sage irraisonnée » et McDonald’s par les Deux magots, nos systèmes politiques suivront.

Vous citez de nombreux auteurs dans Comme la grenouille, quoi que de manière détournée (la voix de Burroughs qui commanderait un lait fraise ou des Mémoires d’acariens écrits dans le style de Malcolm Lowry). Quels auteurs ont été importants pour vous ?
Les maîtres qui ont composé les fresques des rêveries de ma jeunesse sont Homère, Joyce, Hermann Hesse, Alfred Jarry, Blaise Cendrars, Günter Grass, Henry Miller et Mark Twain. Plus tard, ce furent Angela Carter, Gabriel Garcia Marquez, Ishmael Reed et les poètes hispanophones, Neruda, Vallejo, Garcia Lorca et Jiménez. Ces jours, je m’intéresse à Thomas Pynchon, Louise Erdrich, Tibor Fischer et à la superbe superstar de la poésie Sufi, Jalâl al-Dîn Rûmi.

Vous avez un lectorat très dévoué – certains vont même jusqu’à se faire tatouer votre visage sur le corps. Selon vous, d’où cette ardeur provient elle ?
Des lecteurs m’ont déjà dit que j’exprimais dans un langage palpitant des choses qu’ils ressentaient en secret mais qu’ils étaient incapables d’exprimer avec des mots. Si c’est vrai, ça pourrait être une explication. J’en ai une autre, que m’a écrit un jour une jeune femme dans une lettre: « tes livres me font rire, ils me font réfléchir, ils m’excitent, et ils m’aident à apercevoir le miracle des choses de la vie ». Je ne peux pas en rajouter, mais je soupçonne que nous ne sommes pas beaucoup d’auteurs à en faire autant pour nos lecteurs.

Comment voyez-vous votre évolution depuis votre premier roman ? Est-ce que vos vues sur le réel et le monde ont changé avec le temps ?
Nelson Algren un autre de mes maîtres, a une fois dit qu’ « un écrivain qui sait ce qu’il fait ne fait pas grand chose ». J’essaye d’écrire en toute innocence et spontanéité, en évitant l’autoanalyse autant que je peux. En ce qui concerne le monde, la dynamique centrale de l’Histoire n’est pas un conflit entre le bien et le mal, mais entre l’ignorance et le savoir, et entre le confort de la certitude et du contrôle et l’euphorie de la liberté et de la surprise. La technologie a beau m’avoir complètement changé en 77 ans, le conflit reste le même.

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