Moritz von Oswald, leçon de cuisine (Trax, septembre 2009)


Ça semble difficile à imaginer aujourd’hui mais il fut un temps pas si lointain où le simple nom de Moritz von Oswald évoquait appréhension, mystère et magie noire, et où cet article n’aurait pas pu exister. Car emmitouflé dans un épais manteau anonyme à une époque ou l’anonymat était une vraie vindicte politique plutôt qu’une combine marketing, le magicien de chez Dubplates & Mastering qui fut parmi les premiers à faire le pont entre Detroit et Berlin (via 2MB et 3MB, avec Juan Atkins et Eddie « Flashin’ » Fowlkes), était le musicien secret par excellence. Des années avant Beatport, discogs.com, le peer-to-peer et la « minimal techno », les mirifiques déserts de basses et d’échos de Basic Channel et Maurizio n’étaient disponibles qu’en vinyles anonymes, personne à part les habitués du magasin Hard ne savait que Maurizio était un duo, et le visage même du berlinois n’était dans aucun magazine… Jusqu’au jour où Moritz von Oswald lui même a décidé de faire dégonfler la baudruche de ce secret de polichinelle, apparaissant ici et là à découvert pour les performances de son projet minimal roots Rhythm & Sound, se laissant affablement interviewer par ceux qui venaient l’alpaguer après les concerts et signant enfin des disques sous son nom. Apparemment, il suffisait de faire le voyage jusqu’à Berlin. A l’automne dernier, à l’occasion de sa venue à la Cité de la musique avec Carl Craig et Francesco Tristano, on avait pourtant été si surpris de se trouver dans la même pièce que le maestro qu’on avait à peine osé lui adresser la parole. A l’interviewer aujourd’hui à l’occasion de la sortie premier album du trio qu’il forme avec Vladislav Delay et son vieux compagnon Max Loderbauer, toute cette époque semble un peu irréelle. Certes, Moritz se méfie toujours des journalistes et cet entretien téléphonique n’a pu se faire qu’au bout de complexes tractations en amont. Mais de vive voix, une fois passées les barrières de sécurité, on comprend mieux pourquoi l’allemand s’est si peu livré par le passé. Réfléchi, articulé et très amical, il semble soupeser les mots avec le même scrupule, la même dévotion et la même sincérité que ceux qu’ils consacre à sa cuisine d’exception. A ce moment important de sa carrière, Moritz nous parle donc, de son amour pour son nouveau label d’adoption, la répétition et la gastronomie, et il nous fait un bien fou.


Pour commencer, j’aimerais que l’on évoque la méthode que tu as sollicité pour le déroulement de cet entretien. Pourquoi exiges-tu de pouvoir lire les questions avant qu’elle ait lieu et que l’intégralité de notre conversation soit retranscrite dans l’article ?
J’aime seulement savoir ce qui va être écrit. J’aime être au courant des faits. Je veux être sûr que les faits présentés dans l’article seront justes.

Des journalistes ont trop déformés tes propos et les faits par le passé ?
Oui, c’est arrivé très souvent, j’ai dû être malchanceux. Je n’aime pas ça. Je me suis souvent rendu compte que les journalistes aiment bien écrire sur des sujets qu’ils ne comprennent pas.

Certains d’entre nous essaient tout de même de faire leur travail sérieusement.C
Certainement (rires). J’ai apprécié tes questions. On peut commencer.

Parlons donc de Vertical Ascent, ton nouvel album. C’est seulement la deuxième fois que tu sors un disque sous ton nom complet, après le Recomposed que tu as enregistré avec Carl Craig. Est-ce un nouveau départ ?
Ce n’est pas un nouveau départ, mais c’est un nouveau commencement. Et un bon commencement, je pense. C’est un très beau produit. J’aime le son, j’aime tous les morceaux, j’adore la pochette, j’aime beaucoup le label. J’adore ce label.

Tu apprécies les gens de Honest Jon’s (le label est notamment dirigé par Damon Albarn, ndr) ?
Ce sont de bons amis, on travaille ensemble depuis très longtemps parce que j’ai fait beaucoup de mastering et de mixage pour eux. Mark du label fait un travail si difficile, à une époque où seule la musique commerciale compte… Tout ce qui importe pour lui, c’est de sortir de la musique oubliée. C’est une approche exceptionnelle de ce business. Et tous les disques du label sont des objets magnifiques. Mais le plus incroyable, c’est que ça marche, le label a beaucoup de succès, et je crois que ce succès en dit long sur ce que le public désire. Honest Jon’s est un label exemplaire.

Comment s’est passé la sortie de Vertical Ascent sur le label ?
C’est moi qui leur ai demandé. Je leurs ai envoyé des pre mixes des morceaux l’année dernière, et ils ont accepté tout de suite. Ensuite je suis tombé malade, et du temps est passé. Mais la première chose que j’ai fait en sortant de la clinique fut de retourner en studio pour mixer le disque.

Quand le projet est-il né ?
Au tout début de l’année 2008, après une proposition de concert du festival Transmediale, à Berlin. Et j’ai fini de le mixer exactement un an plus tard, en janvier dernier.

Vue la nature improvisée de la musique, on imagine que vous avez du enregistrer beaucoup plus de musique que les quatre patterns du disque.
Pas beaucoup plus, en fait. Il existe un seul autre morceau. Mais on va retourner en studio très bientôt, enregistrer la suite. Seulement cette fois, il y aura beaucoup d’invités, de pleins d’endroits et de genres de musique différents, parce que j’ai beaucoup d’amis musiciens. C’est l’étape suivante, et la suite logique.

Tu disais plus tôt que tu aimais beaucoup la photo de la pochette. Est-ce que tu l’as choisie avant le titre ou après ?
Je choisi le titre après être tombé malade. Et j’avais la fusée qui figure sur la pochette dans ma chambre. J’ai fait le lien après.

Est-ce qu’on doit comprendre cette photo de fusée comme une métaphore de quelque chose ?
Bien sûr. Depuis très longtemps, la musique que je compose est plutôt de nature horizontale. Je voulais essayer autre chose, essayer d’aller vers le haut. Et c’est autant à prendre littéralement que de manière plus large, comme un état d’esprit général. Aller à la verticale, puis à l’horizontale.

Les progressions de ces quatre patterns sont pourtant paradoxales, car les variations sont très minimales. Ce ne sont pas vraiment des ascensions à proprement parler. Est-ce la raison pour laquelle tu as choisi une tautologie comme titre ? Car une ascension est toujours verticale…
Effectivement. Ces deux mots illustrent parfaitement la manière dont j’ai conçu et dont j’entends le son de ce disque.

Une grande partie de la musique électronique, pas toujours la plus intéressante d’ailleurs, fait appel à la dynamique de l’ascension. Est-ce en réaction aux systématismes de la dance music que les ascensions de ces patterns sont si retenues ?
Non, pas vraiment. Je ne fais pas de musique en réaction à quoi que ce soit. Ricardo Villalobos a parfaitement décrit la musique de ce disque, qu’il aime beaucoup : « un massage de fréquences». Ca décrit exactement mon intention.

C’est effectivement moins une musique d’harmonies et de notes qu’une musique de textures et de fréquences.
Je voulais créer des structures non-tonales. C’est pour ça que j’ai utilisé toutes ces cloches et ces ring modulator (effet de modulation qui permet de démultiplier les harmoniques du son original à travers un oscillateur, ndr) : il est impossible de savoir quelles sont les notes fondamentales des morceaux en les écoutant. Ou plutôt, c’est possible mais ce n’est pas nécessaire. Je voulais me libérer des mélodies. J’avais envie de liberté.

C’est un pas de plus vers l’abstraction, qui est présente dans ta musique depuis toujours.
Oui, c’était mon intention.

Selon toi, pourquoi les rythmes sont encore si importants dans ces constructions ?
Les rythmes ne sont pas seulement indispensables à cette musique que j’avais en tête, ils sont essentiels.

Comment se déroulent les improvisations ?
Avant notre premier concert, je tenais à ce que l’élaboration des patterns soit la plus courte possible. Nous n’avons répété qu’une fois, en suivant des patterns que j’avais composé. Ensuite, Delay et Max ont proposé leurs patterns, leurs mélodies, leurs sons, et on a tout mélangé dans un chaudron pour faire notre soupe.

Pour toi, c’est un soupe ?
Non, en fait, c’est plutôt comme un bon repas (rires). Un repas délicieux.

Comment as-tu recruté Max Loderbauer et Sasu Ripatti (Vladislav Delay) ?
Ce sont des amis, déjà. J’avais besoin de jouer avec des vieux amis. Ensuite, je savais que Delay est un très bon batteur, et que Max est très expérimenté avec ses synthétiseurs modulaires. Dès la première minute, la musique fut exactement telle que je l’avais imaginée.

Est-ce que tu les laisses te surprendre parfois ?
Oui, bien sûr. Je me surprends également moi-même. Le mixage en temps réel, l’improvisation avec la table et le effets permets vraiment des choses étonnantes. C’est un travail très créatif et très délicat.

Pendant longtemps, tes performances en live se limitaient à mixer des disques de reggae avec des effets. Revenir aux percussions, à l’improvisation, est quelque chose que tu n’avais pas fait depuis très longtemps.
Oui. Les concerts avec Rhythm & Sound, c’était un entre-deux. La musique vient avant tout du jeu en collectif, de la collaboration entre plusieurs musiciens. Ce n’est pas un retour aux sources, mais j’avais envie de laisser faire la musique vivre sa vie, de laisser les choses arriver naturellement.

C’est une manière de t’éloigner du studio, aussi ?
J’aime énormément le travail en studio. Mais j’aime improviser. Sur Recomposed, avec Carl, nous avons trouvé l’équilibre parfait entre le jeu et la composition, pour faire un bon repas. Etre un bon cuisinier, c’est mon obsession.

Selon toi, le temps réel est donc nécessaire dans toute bonne recette ?
Oui, ça m’aide beaucoup à la composition. Je pense que le mot correct est session. Pour Recomposed, j’ai improvisé sur l’ordinateur, et Carl s’occupait.. des sons additionnels. Le travail sur les boucles, les allers et retours, tout ça aurait été impossible sans le temps réel.

Tes techniques ont beaucoup évolué avec le temps et la technologie ?
Je n’ai jamais arrêté d’évoluer. J’ai toujours trouvé qu’il était essentiel de rester le plus souple possible. Mais le plus souvent, je n’utilise que mes machines de prédilection, en studio comme en concert. Et parmi elles il y a des très vieilles machines, des vieilles reverb et des vieux delay, des échos à bande.

Ce mélange des technologies rend le son de Vertical Ascent très intrigant, avec des sons à la fois très précis, et d’autres beaucoup plus vaporeux.
Presque tout est analogique sur le disque. On a du utiliser seulement deux ou trois instruments numériques. Je contrôle mieux les vieux instruments, et j’avais une idée précise du son que je voulais obtenir.

Beaucoup de musiciens laissent les machines les guider. Mais toi, tu as une idée précise du son que tu veux obtenir avant d’enregistrer ?
Oui, j’entends les sons avant tout le reste. Parfois, un événement de ma vie ou un concert m’inspirent. Une fois, nous avons joué à Daikanyama à Tokyo avec le trio, et le son était merveilleusement puissant, vraiment magique. Je me suis dis: l’idéal serait d’arriver à recréer ce son sur le disque. Et inversement, le travail de mix en temps réel que je fais sur scène est une continuation du disque.

Toute la musique que tu as enregistré est essentiellement basée sur la répétition. Ricardo Villalobos a développé toute une théorie qui relie sa musique à ses racines sud-américaine et la musique afro-cubaine. De ton côté, d’où provient cette fascination pour le minimalisme et la répétition ?
Pour moi, tout est lié à cette expérience si intense que procure l’écoute prolongée d’une boucle ou d’un motif répétitif. L’éclosion de cette intensité, c’est ma sensation favorite en musique. C’est bien sûr déjà présent dans le Boléro de Ravel, qui est la toute première oeuvre à utiliser la répétition de manière systématique, et que nous avons utilisé avec Carl comme base pour notre Recomposed. Tout est déjà là.

Quel âge avais-tu quand tu as découvert le Boléro ?
Je n’étais pas très vieux. Je l’ai découvert à peu près au même moment que La mer de Debussy, que j’adore, et que j’ai vu jouer en concert quand j’étais enfant. La mer n’est pas basée sur une boucle, mais c’est un paysage sonore fabuleux. J’aime beaucoup toute cette période de l’art, avec l’impressionnisme, tout ça. C’est un peu le début de tout, pour moi.

On dit que Debussy a inventé la musique moderne, notamment parce qu’il s’est inspiré des gamelans de Bali et Java.
C’est vrai. Et Ravel était inspiré par la musique espagnole, parce qu’il avait grandi au Pays Basque.

Crois-tu que tu pourrais faire de la musique qui ne serait pas basée sur un motif répétitif ?
Oui, je pourrais. Et je ne pense pas que la musique que l’on joue avec le trio soit vraiment basée sur des boucles.

Elle est tout de même hypnotique. Et, à sa manière, horizontale.
Tu trouves qu’elle horizontale ?

Comparée à certains territoires de la musique expérimentale et improvisée, où les évènements surviennent de manière plus chaotique, oui. Elle est continue. Elle n’a ni début, ni fin.
(Rires). Je suis assez d’accord. Mais surtout, je pense que c’est l’auditeur qui a raison. Donc tu dois avoir raison.

Est-ce que la musique que vous jouez avec le trio a encore un rapport avec la dance music ?
Oui, complètement. Une rapport très fort. Le tempo du disque oscille autour de 120BPM. D’une certaine manière, le moteur de la musique est dance. Ce n’est pas un disque de dance music, bien sûr, mais c’est présent. Carl joue souvent le premier pattern dans ses sets, et ça marche très bien. La dance music m’intéresse toujours beaucoup.

Est-ce que tu te sens encore à l’aise dans le contexte des clubs? Est-ce que les gens dansent ?
Parfois, certains dansent. J’aime quand ils dansent, bien sûr.

Tu habites toujours à Berlin, et il s’y passe toujours énormément de choses. C’est un contexte important pour toi ?
Je suis toujours, toujours intéressé. J’aime me tenir au courant. J’aime aller aux concerts, j’aime aller dans les clubs, j’aime suivre ce qui se passe. Et Berlin est toujours un endroit passionnant, et je dis ça sans patriotisme (rires)... même si du fait de ma maladie je suis moins au courant qu’avant.

Tu es l’une des figures les plus respectées et les plus influentes de la musique électronique mondiale. T’arrive-t-il d’y penser ?
Non, jamais.

Pendant de nombreuses années, tu étais une sorte de fantôme, un mythe après lequel personne n’osait courir. Et du jour au lendemain, tu as accepté de te laisser prendre au photo et tu sors coup sur coup deux disques sous ton propre nom. Ca a tout de même dû être une sorte d’événement dans ta vie ?
J’ai seulement arrêté d’y penser. A une époque, c’était important, et puis un jour je me suis rendu compte que ça ne l’était plus. Je n’ai jamais voulu être dogmatique à ce sujet.

Tant de jeunes musiciens actuels sont obsédés par faire de leur vie une partie de leur autopromotion... Tu vis dans une autre réalité.
Simplement, nous avons toujours souhaité laisser la musique parler à notre place. Ca s’est fait tout seul. Maintenant que plus de gens travaillent avec moi, j’ai arrêté de m’en faire.

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