Le contexte est étrangement cossu: quelque part au milieu de la rue Richer, un studio très cosy et tout à fait neuf, embaumant encore le vernis et l’oxyde de titane; à gauche, sur l’écran de l’iMac, on distingue Jenifer et DJ Cam dans les listes de lecture de iTunes, certainement utilisées par les ingés-son comme étalons pour leurs masterings deluxe; devant, les mille potentiomètres lumineux de la grosse console en plastique font une constellation, mais nos yeux ne quittent pas le vumètre qui oscille péniblement entre l’orange et le rouge derrière une grosse reverb Lexicon. Si le mot avant-première peut encore dire quelque chose, nous sommes en train d’écouter Monoliths & Dimensions un mois avant sa sortie : pour faire une vraie fête de la promotion de ce septième album de sunnO))) qu’il envisage certainement comme exceptionnel, Stephen O’Malley est ainsi venu nous le faire écouter en personne, dans les meilleures conditions possible (« MAXIMUM VOLUME YIELDS MAXIMUM RESULTS »), brisant par la même merveilleusement nos routines trop casanières de petits pigistes des années 2000 en nous renvoyant à celles de nos aînés (moins fauchés) des années 70 : « On prend tout ce bazar très au sérieux. On trime pour que nos concerts soient uniques, que nos pochettes de disque sont uniques. Et pour présenter ce disque, nous nous déplaçons en personne pour le faire écouter dans des studios professionnels. Et c’est de l’amour ! Evidemment, je ne vais pas mentir, c’est aussi une solution contre les fuites… Mais avant ça, nous souhaitions, une fois n’est pas coutume, profiter de notre position avantageuse dans les médias pour présenter le disque dans les meilleures conditions possibles». Traduire : fort, très fort, trop fort - à en faire shunter les gros speakers tout neufs et à donner des sueurs froides au patron. Deux fois. Celui de droite puis celui de gauche. On est venus, on s’est concentrés, on a gribouillé des notes au dos des photocopies du kit promo ; surtout on a aimé, en ces temps méchants, tâter un peu de la valeur de la musique avec ceux qui ont sué, peut-être, pour l’écrire et la bâtir. Une seule fois et puis s’en va : « Une première écoute, c’est une porte d’entrée. Vous pourrez toujours le réécouter quand il sortira dans un mois ». Dans le salon, même le grand Dennis Cooper, sunnO))) addict devenu bon ami d’O’Malley depuis que KTL a fait la musique du spectacle Kindertotenlieder, attend son tour.
Nœuds & dimensions
« Ce titre, Monoliths & Dimensions, c’est simplement la formule la plus descriptive et la plus littérale qu’on ait pu trouver pour désigner cette musique. Les monolithes, on voit tout de suite le rapport que ça a avec la musique de sunnO))). Et Dimensions, c’était d’abord le titre de travail du disque : il explique bien le processus que nous avons adopté pour les arrangements, avec le cœur monolithique des basses et des guitares jouées par Greg (Anderson, ndr), moi et Oren (Ambarchi), et puis toutes ces couches beaucoup plus complexes en termes d’harmonies et de tessitures, qui démultiplient leur essence. Cette musique exigeait un titre plus littéral, moins littéraire que White One ou Black One ». Tout aussi littéraux, les titres qui ornent les quatre mouvements de l’album sont autant de points d’entrée vers ces arbres de références qui font toujours les fondations du groupe : l’Aghartha de Jacolliot déjà utilisée par Miles Davis pour son dernier grand live électrique, l’Alice de Lewis Carroll qui est surtout un hommage à Alice Coltrane, ou encore la cité grecque de Cydonia qui a donné son nom à un autre groupe de metal italien et à deux immenses reliefs sur Mars… Confirmant par là que sunnO))), né comme un groupe de reprises de Earth et formé par deux insatiables mélomanes est autant un déluge de boucan pur qu’une maille très resserrée de références. « Les gens ont décelé des références à Miles Davis ou Celtic Frost, mais c’est accidentel. La musique abstraite permet de déchiffrer les quelques indices que tu égrènes d’une infinité de manières, selon la météo ou ton état d’esprit du jour. En ce qui concerne Alice, nous voulions rendre hommage à Alice Coltrane de la manière la plus délicate possible, même si l’ambiguïté permet aussi le rapprochement avec Alice Cooper (rires). Mais nous sommes aujourd’hui moins un tribute band qu’un groupe soucieux de s’inscrire dans une certaine tradition expérimentale. Toute musique dérive d’une autre ».
Cœur des ténèbres
Elaboré intégralement avec le vocaliste Attila Csihar, le guitariste Oren Ambarchi et une pléthore de beaux invités, ce septième album en dix ans d’existence revitalise effectivement prodigieusement le vocabulaire drone metal du duo qui s’était pourtant largement enrichi au fil des disques et des collaborateurs en provenance de toutes les familles du metal, du harsh noise et de la musique expérimentale (Merzbow, John Wiese, Boris, Xasthur, Leviathan, Joe Preston, Julian Cope…). Notamment grâce aux arrangements occultes du violoniste/altiste Eyvind Kang, pourvoyeur aux côtés de John Zorn ou Secret Chiefs 3 d’une oeuvre ésotériques percutant musiques nouvelles et musique ancienne, ou du génial Steve Moore de Zombi. Epaissis par le chœur féminin de l’autrichienne Jessica Kenney, un ensemble de cuivres éclairé par le trombone de Julian Priester (collaborateur de Coltrane, Herbie Hancock ou Sun Ra) ou des mille-feuilles synthétiques, les drones en ciment du duo s’envolent vers d’étranges cimes de dissonance qui rappellent, au-delà du metal tout noir, autant l’oeuvre spectrale des compositeurs Gérard Grisey et Iancu Dumitrescu que les clusters solaires du free jazz des années 70. « Travailler avec un arrangeur comme Eyvind Kang fut une expérience inédite pour nous. Nous souhaitions mettre en relation notre pratique du metal avec d’autres écoles musicales expérimentales et ces arrangements nous ont servi d’outil de communication. Du coup, personne ne sait comment qualifier cette musique, nous encore moins : c’est de la musique expérimentale, et c’est formellement du metal. Mais au fur et à mesure des disques, Greg et moi nous trouvons tellement dépassés par nos envies formelles que nous ne savons plus où nous situer sur une carte ». Paumé quelque part entre le bruit et le silence, sunnO))), toujours obnubilés par cette vieille obsession de Joseph Conrad d’user de l’art pour faire voir à l’âme des territoires insoupçonnés de laideur ou de beauté, étendent encore un peu le continent des musiques sombres et nous laisse effectivement entrevoir des nouveaux horizons terribles, sublimes et terrifiants.
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