Harmonic 313/Mark Pritchard: Retour vers le futur (Trax, février 2009)
Il fut un temps où la musique électronique ne parlait presque que du futur. Parce que le Siècle était bouillonnant des promesses de la technologie, parce que les sons littéralement inouïs des premiers synthétiseurs semblaient bien trop aliénants pour figurer le temps présent et provoquaient des émeutes dans les salles de concert, ils jouèrent par défaut le rôle de bruiteurs officiels dans les mises en scènes du futur qu’offraient le cinéma, la télévision et les disques en stéréo – à bord d’un vaisseau spatial ou sur une Planète Interdite. Et si la plupart des musiques électroniques populaires qui prirent sa suite, de Kraftwerk aux alchimistes de Detroit, pérennisèrent avec les bandes originales de film la vivacité ce gros bagage, c’est certainement la Dance britannique qui a fait le plus grand cas de ce temps à venir avec ses bandes-son affolantes, notamment via des signatures rythmiques sans cesses renouvelées (du breakbeat au dubstep en passant par l’IDM, pas moins de 3578 mutations en 15 ans). Et la musique qui parle du futur, le monument Mark Pritchard ne connaît que ça : en décalage avec les étranges assemblages de notre époque dont on ne sait plus s’ils évoquent le passé, le présent, le futur ou les trois simultanément, son nouveau projet Harmonic 313 remet généreusement les pendules à l’heure. C’est-à-dire, en fricotant de nouveau avec ce temps où le futur avait encore sa place… le passé.
Héros transgenres
Un passé dont il était un petit pionnier hyperactif : de l’electronica très en avance sur son temps de Reload jusqu’à l’ambiant house de Global Communication, Pritchard a, en solo ou avec son compère Tom Middleton, marqué au fer rouge cette époque séminale où l’on croyait que la musique électronique avait encore tout à inventer. Une époque où la musique électronique était très essentiellement affaire de genres, aussi, quand ses musiciens et son public trouvaient dans les sous-catégories qu’elle ne cessait d’enfanter toute sa cohérence et son énergie d’invention. Qu’ils signe un maxi de pure jungle atmosphérique sous le nom de Chameleon, une rêverie broken beat sous le nom de Troubleman ou une décharge de house sexy sous le nom de Secret Ingredients, Pritchard, avec sa discographie mammouth, est un personnage clé de la techno anglaise des 90s. « En 1993, changer de nom à chaque projet était une nécessité: il était inimaginable que le même artiste fasse un disque de techno en septembre et un disque de house en novembre. Les disques n’étaient même pas vendus dans les mêmes magasins ! Mais c’était aussi une bonne chose : les gens jugeaient uniquement la musique, ils se fichaient de qui l’avait composée. Nous étions très isolés avec Tom parce que nous faisions autant de l’ambiant techno que de la house ou de la drum’n’bass, et changer de nom, c’était une manière de préserver notre liberté».
Crossover
Déclinaison de Harmonic 33, projet en duo avec Dave Brinkworth consacré à son amour pour la novelty et la library music (Music For Film, Television And Radio Volume 1 est sorti en 2005 sur Warp), Harmonic 313 est pourtant un concassage étonnant et éminemment personnel qu’on peinera à rattacher précisément à quelque genre que ce soit. Dérivé certain du rétrofuturisme identifié de Harmonic 33, il allie de gré ou de force quelques accessoires typiques du futur dans le passé (Commodore 64, vieux modem ou Dictée Magique) aux formes de la dance contemporaine britannique la plus vivace – que Pritchard condense sous le terme « UK Bass Music » - et à un beau catalogue de ses éternelles amours, breakbeats hip-hop, nappes IDM et assauts reggae. Un retour vers le futur intense et vibrant en même temps qu’un retour aux sources : « Je fonctionne par projets, par grappes d’idées et ce sont souvent les genres musicaux qui orientent leur finalisation. Mais cette fois, je n’avais aucun genre en tête: c’est un disque beaucoup plus varié que d’habitude. Le visuel, avec son terminal d’ordinateur qui grimace, fut son point de départ et sa principale influence. Le titre, « Le jour où les machines seront plus intelligentes que les hommes » évoque le futur. Et la musique résume exactement mon idée d’une musique futuriste : un truc flippant. C’est un détour par le passé, aussi: le futur angoissant des années 50 et 60, la science-fiction et la musique électronique de cette époque. Ceci dit, c’est un disque beaucoup moins rétro que d’autres disques que j’ai pu faire. Il tente vraiment un mouvement vers l’inconnu: la production, les patterns rythmiques, l’ambiance… Et puis Detroit, qui est toujours une immense influence (ndr, 313 est le code postal de la ville de Derrick May et Jay Dee), le reggae, la Bassline anglaise, les mélodies early electronica… Ce sont des vieilles formes, mais qui correspondent toujours à l’idée que je me fais du futur».
BASS MUSIC
Dans le futur idéal de cet éternel enthousiaste des nouvelles formes, nul doute que la verdeur et l’effusion de la scène dubstep avait son rôle à jouer. Pourtant, si on le voit de plus en plus souvent pousser des disques aux côtés de N-Type, DMZ ou Rusko, Harmonic 313 est loin d’être, à l’instar des mutations récentes de « anciens » comme Neil Landstrumm ou Jack Dangers, un projet sous influences. « Comme les gens savent que je joue un peu de dubstep, tout le monde me parle de dubstep. Mais When Machines Exceed Human Intelligence n’est pas un disque de dubstep. C’est un projet plus large : je suis anglais et en Angleterre, la dance music est inextinguible du monde des sound-systems et du reggae. Le dubstep, le UK garage, le Two Step, c’est la même chose pour moi. Ceci étant dit, je trouve la musique de ce quatre, cinq dernières années très excitante. Et j’aime quand les anglais trouvent des nouvelles formes pour mieux les pervertir dès qu’ils peuvent en laissant rentrer toutes les influences, la musique brésilienne ou la techno. Il y a beaucoup de gamins qui bouleversent un peu tout, qui semblent se foutre des genres ou des techniques, que ce soit dans la manière dont ils découpent les samples où dont ils calent leur rythmes, et c’est très rafraîchissant. J’ai un peu du mal à juger parce que j’habite loin de tout ça (ndr, Pritchard habite en Australie depuis quatre ans), mais ça me rappelle un peu quand j’ai découvert The Black Dog ».
Futur immédiat
Comme l’explique Pritchard, le futur selon Harmonic 313 est effectivement sombre et anxiogène: une voix de synthèse proclame dans "Music Substitute System" que « la musique appartient désormais au passé », et les titres laissent morceaux sont souvent sans équivoques : "No Way Out", "World Problems", "Call to Arms"… On est donc bien loin du positivisme béat et de l’idée toute hégélienne du progrès qui animaient la scène chill-out des 90s, plus notamment les projets de Pritchard et Middleton dont les labels s’appelaient tout de même Evolution et Universal Language. Que s’est-il passé ? « C’est Tom qui trouvait toutes ces idées très chouettes de nom, de concepts et de visuels pour Global Communication et Evolution. Il était graphiste et très fort en marketing. Mais au-delà de l’amour que l’on partageait pour la musique, ce sont les désaccords profonds esthétiques et philosophiques qui tenaient le projet. J’ai tendance à aimer les choses plus intenses, plus noires, et Tom… le contraire. Quand nous faisions de la musique ensemble, chacun tirait les morceaux vers lui, et c’est ce qui les rendait si intéressants, ambigus et équilibrés. 76 :14 est à la fois un disque très positif et émotionnel et un disque très sombre. J’aime la musique folle, têtue, tendue, courageuse, qui t’interpelle en même temps qu’elle te donne envie de sauter partout : c’est comme ça que le cœur humain fonctionne ! Et si ce nouvel album a l’air assez noir, je crois que je me sens plus positif et enthousiaste en ce moment que je ne l’ai été depuis des années ». Ainsi, Pritchard déborde littéralement de projets pour les mois à venir : « L’album de Africa High-Tech, avec Steve Spacek, sort bientôt sur Warp. Je suis également en train de finir un album plus expérimental sur lequel je bosse depuis des années, probablement sous le nom de Reload, toujours pour Warp. Je sors un maxi incessamment sous peu sur Hyperdub, et j’ai terminé un remix de DJ Mujava et une reprise de The Black Dog, tout ça encore pour Warp. Je passe énormément de temps en studio, et ça me fait un bien fou… »
Discographie sélective
Reload « A Collection of Short Stories » (Infonet/Creation 1993)
Paru surs le sous label électronique de Creation et presque intégralement enregistré avec Tom Middleton, le premier long player de l’ami Pritchard est un classique oublié d’intelligent techno. Cousin aquatique de The Black Dog et des premiers Autechre, il emmène l’ambiant vers de saisissants territoires polyrythmiques et industriels.
Global Communication « 76 :14 » (Dedicated, 1994)
Grosses mélodies transparentes, grosses nappes concaves, étoiles filantes dans la reverb : le seul vrai album de Global Communication (aka Pritchard et Middleton) est un sommet de cette niche immersive de la vague chill-out qu’on appelait l’ambiant house. C’est aussi un pilier de l’electronic listening music (tout Warp au milieu des 90s) et un grand moment de la musique électronique tout court.
Jedi Knights « New School Science » (Evolution, 1996)
Profitant d’un revival electro funk initié par le regretté label Clear, Russ Gabriel et DMX Krew, Mark et Tom lançaient en 1996 ce gros pavé funky dans la mare techno. Treize ans plus tard, on mesure tout de même mieux leur geste : tour à tour techno hypnotique, ambiant voire complètement house (un morceau est dédié aux Masters at Works), cette electro grand angle bouffait à tous les râteliers. Malheureusement, les avocats de George Lucas ont rendu l’objet honteusement dur à dénicher.
Global Communication « The Way/The Deep » (Dedicated, 1996)
Mirifiques exemples du genre de grand écart dont était capable le duo en 1996, ces deux énormes bangers de deep house high-tech et aquatique demeurent une anomalie dans leur discographie. Et on pleure qu’ils soient restés presque sans descendance (à l’exception des maxis « Chicago, Chicago » et « New York, New York » de Secret Ingredients). Cousin langoureux de Daft Punk et Todd Edwards, le « Secret Ingredients Mix » de The Way est un classique absolu.
Harmonic 33 « Music for Film, Television & Radio Vol.1 » (Warp, 2005)
Passé étrangement inaperçu, ce bel hommage à la library music et aux musiques de séries B et autres émissions de télévision est probablement l’un des plus singuliers projets de Pritchard. Enregistré et composé avec Dave Brinkworth (avec qui Pritchard faisait déjà de la drum’n’bass en 1998 sous le nom de Use of Weapons), il délaisse beats et samples pour de beaux instrumentaux retrofuturistes qui lorgnent autant du côté de Morricone que du roi du Moog Dick Hyman ou des miniatures électroniques du BBC Radiophonic Workshop.
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