Aloha Unheimlich: Exotica etc. (Trax, Septembre 2008)


L’exotisme est vieux comme la modernité. Il est né en même temps que le monde occidental plaçait ses étendues géographiques, ses valeurs et sa cosmologie séparatrice entre la nature et la culture au centre du monde, concentrant au-delà de ces frontières toutes les fictions d’un imaginaire qui lui était désormais interdit. Ainsi, l’art exotique s’intéressait moins aux cultures extra occidentales qu’aux fictions qu’elles inspiraient : au temps du colonialisme, on chérissait les faux écrivains voyageurs (Pierre Loti, Stevenson ou Jules Verne) plutôt que les vrais (Melville), on se délectait plus volontiers de l’orientalisme fantasmagorique de Ingres ou Delacroix que des peintures de Gauguin, et l’on préférait s’émerveiller des amalgames orientalistes de Debussy ou de Ravel plutôt que s’intéresser aux gamelans de Bali dont ils s’inspiraient. Un demi siècle plus tard, en pleine guerre du Pacifique et pendant le « Space Age » (ère de la conquête spatiale) qui l’a immédiatement suivi, les Etats-Unis se délectaient d’étranges artefacts hybrides, nourris de cultures lointaines mais façonnés selon les diktats arrondis du marché occidental. Le jazz ne vibrait plus qu’aux tempos afrocubains, Rodgers et Hammerstein s’inspiraient du lointain orient ou des îles du Pacifique sud pour leurs comédies musicales, le mexicain Pérez Prado ou la brésilienne Carmen Miranda réduisaient leur culture à une de peau de chagrin de clichés pour rentrer dans les foyers américains.

Jungle Jazz
Au même moment, Hollywood cristallisait avec Tarzan et les films goona goona l’engouement pour la jungle sauvage, les Jivaros et les sauvagesses en petite tenue, et un certain Les Baxter, déjà auteur d’un étrange hit de musique pour rêver en regardant la lune, sortait en 1951 The Ritual of The Savage. Le premier disque proprement exotica de l’histoire était une incroyable rêverie orchestrale aux confins du jazz, du Daphnis et Chloé de Maurice Ravel, des percussions afrocubaines, et simulait le retour à la fois innocent et pernicieux, excentrique et conservateur, à une nature sauvage fabriquée de toutes pièces, fidèle à l’art des ruines du philosophe Edward Said, « suggestion concentrée d’exotisme, de croisière, de nomadisme et d’orifices sexuels (…) et paradoxe d’un paradis impérial pourtant libéré de l’intervention coloniale ». En même temps, Baxter façonnait pour Yma Sumac, mystérieuse péruvienne à l’organe extraordinaire, une chimère culturelle confondant sans état d’âme folk music péruvienne et évocation wagnérienne de la civilisation Inca. Avec Voice of the Xtabay, la très excentrique diva (qu’on disait descendante du dernier empereur Inca) allait devenir après Josephine Baker et Carmen Miranda, la plus incongrue des stars des 50s, et l’exotica, extrémité excentrique de l’easy-listening bientôt copiée de partout, s’installait dans tous les salons américains, proposant en stéréophonie haute-fidélité des avalanches de bongos, et le dépaysement sans le déracinement esthétique.

Aloha unheimlich !
En 1954, un jeune pianiste américain du nom de Martin Denny eut une heureuse épiphanie. Employé avec son groupe au Shell Bar en plein air du Hawaiian Village du magnat Henry J. Kaiser, face à la plage de Waikiki à Hawaï, il divertissait les clients avec son mélange de smooth jazz, d’instrumentations exotiques et de standards locaux. Un soir, au milieu d’une reprise du « Quiet Village » de Les Baxter, il remarqua avec émerveillement que les grenouilles et les oiseaux de la nature alentours l’accompagnaient et demanda à son percussionniste Augie Colon de les imiter : la « Tixi Exotica » était née. Enregistré un an plus tard avec son quintet, « Exotica » en devint le maître étalon, avec sa cover girl (Sandy Warner) et son étrange alchimie sonore entre easy listening et ambiant avant l’heure, fantasmes orientalistes et standards cocktail music déconstruits à grand renfort d’instrumentations étranges, d’effets sonores et d’imitations surréalistes de cris d’oiseaux. « Pour tout dire, une grande partie de ce que je fais se résume à de l’habillage. Je prends un air comme "Flamingo" et je lui donne air tropical, à ma manière. Si c’est un air japonais, comme « Sayonara », je rajoute du shamisen. Nous distinguons chaque chanson avec un instrument différent, et on l’arrange avec un rythme semi-jazz ou latin. Ainsi, chaque chanson prend un caractère exotique et étrange, tout en restant familiere. De fait Denny, Baxter et leurs suiveurs, dans leur volonté de recréer des espaces acoustiques crédibles et leur intérêt sincère pour les percussions et les instruments exotiques, ont paradoxalement plus oeuvré pour l’essor de la haute-fidélité et l’ouverture d’esprit et d’oreilles du mélomane occidental que la plupart des mouvements d’avant-garde du vingtième siècle. Et si leurs mixtures hasardeuses (parfois sublimes et féeriques, quelquefois génialement absurdistes, souvent médiocres et sirupeuses) proposaient de s’encanailler avec le sauvage et la sauvagesse en tout obscurantisme, leur ethnocentrisme assumé enfantait un unheimlich singulièrement fascinant, une inquiétante étrangeté extragéographique qui ne brillait pour rien d’autre que son exotisme fictionnel. Les Baxter avait beau proposer de faire le tour du monde en sa compagnie (‘Round The World with Les Baxter) sans jamais quitter lui même jamais le territoire américain, les voyages surréels qu’il proposait étaient souvent empreints d’une puissance poétique prodigieuse. Qu’ils rêvent à l’espace (Space Exotica), aux tribus cannibales (Jungle Exotica) ou aux îles polynésiennes (Tiki Exotica), Baxter et ses disciples produisaient les songes éveillés des dernières terra incognita à l’ère globale, celles de l’imaginaire.

Cocktail empoisonné
Si notre époque ne confond désormais plus l’étranger et l’imitation qu’elle a pu en faire, l’exotique est devenu à l’instar du kitsch un bonheur autonome, pour les délicieux décalages surréels qu’il évoque. Et si elle n’a jamais eu les faveurs de l’histoire de la pop officielle, l’exotica s’est ainsi vue maintes fois réévaluée, en même temps que d’autres spécimens de musique dite mineure (des standards novelty joués au moog jusqu’à la « Space Age Bachelor Pad Music » hyperactive de Esquivel, Spike Jones ou Enoch Light) autant pour son étrangeté poétique que pour sa charge paradoxalement subversive. Le plus radical, électronique et antimusical des groupes post-punk, Throbbing Gristle, vénérair ainsi à ce point Martin Denny qu’il jouait systématiquement ses disques avant ses performances (la moitié du groupe, Chris & Cosey, a également intitulé un album entier « Exotika »). Les formes mutantes de l’exotica jouèrent également un rôle important aux premières heures de la pop électronique, quand Haruomi Hosono, génie de la pop nipponne, eut l’idée de reprendre avec son nouveau groupe Yellow Magic Orchestra le « Firecracker » de Denny, concentré incroyable de clichés sur l’Orient, en version disco électronique. Comme en témoignent ses albums précédents Cochin Moon, Bon Voyage ou Paraiso, Hosono nourrissait depuis toujours une fascination pour l’exotica qui lui renvoyait une image déformée de son propre pays : "Saké Rock" de Martin Denny ou "Otome-San" d’Arthur Lyman exprimaient une joie si communicative qu’ils ont complètement renversé la manière dont je voyais mon propre pays, le Japon. Peut-être qu’Hawaï (qui est autant appréciée des Américains que des Japonais, ndr) est le vrai Ailleurs, à la limite de l’orient et de l’occident ». Dans Yellow Fever, album de Señor Coconut en hommage au Yellow Magic Orchestra, Uwe Schmidt renvoya ensuite ironiquement « Firecracker » à sa forme originelle, en le reprenant dans une version hybride, entre mambo et exotica.

Revivals
Mais c’est à l’ère du sampling et du cratedigging généralisé que l’exotica connut logiquement sa vraie résurrection. Via une première lame de fond au milieu des années 90, d’abord, survenue en même temps que celle de la musique d’ascenseur et de « l’incredibly strange music », quand quelques pop bands mélomanes avec des collections de disques grandes comme l’Alasaka (Pram, Stereolab, Combustible Edison) infusèrent avec plus ou moins d’originalité leur musique dans celle des maîtres exotica. Ou quand de petits maîtres avisés de l’underground électronique à l’instar de Fœtus (Steroidus Maximus), Stockhausen & Walkman, Atom Heart (ses projets Lisa Carbon ou Señor Coconut) et des remarquables Tipsy, se mirent à manipuler les textures, couleurs et percussions de leur collectibles comme la plus belle, de la plus rêveuse des matières. Enfin, l’exotica n’a pas fini de faire rêver en 2008 : que ce soit le culte Nurse With Wound qui s’y colle avec « Huffin’ Rag Blues », les très hipster Quiet Village ou la myriade de sites et autres blogs d’archives qui fleurissent (Weirdo Music, Xtabays World, Tiki Central…), tout porte à croire que l’étrange ersatz culturel de Les Baxter devrait vibrer fort dans le futur. Vers une réhabilitation historique ?

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