Les Chants d’innocence d’Os mutantes (Chronicart #30)


On réédite à nouveau l’intégrale d’Os Mutantes, le plus culte et le plus célébré des groupes siglés Tropicalismo, cet éclair pop libertaire et tapageur orchestré par Gilberto Gil et Caetano Veloso à la fin des sixties dans un Brésil enflammé par la guitare fuzz. Survol rapide d’une trop belle et trop courte histoire.

C’est une histoire d’enfants mutants, qui commence dans un grand déluge de cuivres de quartier. Un faux départ, une bande magnétique qui se coupe violemment, un montage sauvage, quelque chose que George Martin n’aurait jamais permis. Et puis des chœurs qui s’étirent dans une reverb' à ressort un peu saturée, une trompette, une langue pas très pop, plutôt associée à ces vieilles compilations délavées qu’on enchaîne au bord des piscines avec du Herb Alpert, et la bande qui ralentit jusqu’au silence, le pouls qui s’accélère. Une valse d’Offenbach grimace, trois Paulistas aux cheveux hirsutes se reversent un coup, une sirène électronique retentit, le morceau s’arrête, se déverse sur un riff acoustique reconnaissable entre mille. C’est, aussi, une histoire de gamins virtuoses, qui commence à la télé, en 1967, entre de gros grains noirs et gris, devant un public transi de surprise, le tout jeune époux de Nana Caymmi, fille du grand Dorival, abandonne la gloire facile des tubes MPB (Musica Popular Brasileira) qui l’ont fait connaître, pour la violence d’une fanfare de cuivres, la folie d’une vieille samba cassée à la Brit Invasion. Gilberto Gil, c’est de lui qu’il s’agit, s’agite comme un gosse à l’avant de la scène, mais la caméra s’intéresse surtout aux gamins aux dents bien alignées et aux cheveux longs qui font trembler l’audience. Il y a les cuivres fous, les cordes folles, mais il y a surtout une guitare saignante et sauvage : c’est elle qui fait gagner le concours de TV Record à Gil, et qui lance le Tropicalismo dans un Brésil au bord du gouffre, quelques mois à peine avant que l’Acto Instution #5 des militaires ne refroidisse tout. C’est, enfin, l’histoire d’une avant-garde spontanée et totalement naïve, quelques chants d’innocence hystériques anéantis par le succès, la censure, la folie, et, surtout, la musique compliquée.

Sève juvénile
On le sait maintenant, le Tropicalismo, plus important tressaillement de la MPB depuis la révolution Bossa Nova, c’était surtout deux pop stars en devenir, Gil et Veloso, qui jouaient avec le feu. Qui jouaient avec la poésie concrète d’Augusto et Haroldo de Campos, les idées longues de l’arrangeur casse-cou Rogério Duprat, la fusion d’Hendrix et Sgt. Pepper's avec la samba et le choro, Roberto Carlos (l’Elvis local) et John Cage, tout ça, certes, mais également, surtout, avec la patience des militaires arrivés au pouvoir via un coup d’Etat venu renverser en 1964 les idées utopistes de Juscelino Kubitschek. Dans cette histoire d’idées longues et de discussions de salon, cette révolution télévisée, ce raz-de-marée médiatique de quelques mois, le trio des frères Sérgio et Arnaldo Dias Baptista et Rita Lee Jones, fait surtout office d’orchestre génial et juvénile, brut, presque instrumentalisé par la vista de Gil et Veloso. Amenés par un Duprat fasciné (« Ce sont encore des gamins : ils jouent extraordinairement bien et ils savent tout. C'est pas croyable ! »), ces adolescents qui bricolaient leurs propres pédales wah-wah et connaissaient tout de la psychedelia, devinrent immédiatement à l’époque l’avant-poste spontané d’un mouvement en devenir qui cherchait encore les racines de sa folie. Veloso, dans son livre Pop tropicale et révolution, évoque « trois adolescents de Pompéia, un quartier de la petite bourgeoisie près de São Paulo (…) qui commençait à devenir une célèbre pépinière de rockers. Arnaldo chantait et jouait de la basse et des clavier ; Sérgio, son frère, tenait la guitare, et Rita chantait, tout en jouant de temps en temps de la batterie et un peu de flûte (…). Ils étaient des amateurs : ils ne ressemblaient pas à des copies des Beatles, et encore moins à d'autres groupes moins populaires ou plus éloignés musicalement. Ils paraissaient plutôt avoir le potentiel pour devenir leurs égaux, des créateurs de même niveau ».
Rupture adolescente
Pendant que le petit groupe de Bahianais monté à Rio et São Paulo, Gil, Veloso, la petite sœur Gal Costa, le grand frère Tom Zé, s’escrimaient à théoriser la fusion idéale de la tradition et de l’avant-garde pour assembler une nouvelle pop MPB aventureuse et délestée du joug impérial de l’Occident, les Mutantes accouchaient, dans le boucan de pop-songs rapiécées génialement disjointes, de la sève furieuse qui allait la définir. Moins préoccupés par la samba et ses ramifications modernistes, que les immigrés de Salvador (il faut écouter le premier chef-d’œuvre éponyme de Veloso, le Gil de 1968, ou encore le premier solo de Gal de 1969, élaboré en collectif, pour se rendre compte à quel point la musique des tropicalistes bahianais payait son tribut à la tradition sambiste et aux aînés bossanovistes), les Mutantes, paulistas cosmopolites de naissance, étaient alors proprement pop, ils étaient la rupture adolescente. Ils chantaient bien les chansons emblèmes de Veloso et Gil (les hymnes Panis et Circenses, Baby, Bat Macumba), mais leur faisaient faire des acrobaties qui laissaient pantois jusqu’au grand architecte lui-même, Rogério Duprat. Les manipulations électroniques du troisième frère Baptista, Cláudio, la guitare crade de Sergio (essentielle, avec celle de Lanny Gordin, dans l’architecture tropicalista), la folie totale d’Arnaldo, les Mutantes incarnaient spontanément la texture du tropicalisme, son inconscient essentiel.

Age adulte
Mais le reste de l’histoire est un passage à l’âge adulte difficile, un coup d’Etat rationnel et la mort d’un génie adolescent. L’histoire de la pop s’est d’ailleurs bien arrangée pour le garder confiné aux frontières du Brésil, où le groupe a pourtant continué à avoir un succès considérable. Après deux chefs-d’œuvre éponymes absolus, les Mutantes grandirent donc tout d’un coup. L’amourette de jeunesse entre Arnaldo et Rita devint un mariage, puis une séparation ; la drogue et la route devinrent le quotidien ; le tropicalisme s’exila de force, l’AI5 des militaires ne gagna pas vraiment (de Tom Zé à Veloso ou Edu Lobo, trop de chefs-d’œuvre dans le Brésil des 70s pour dire ça), mais les soli de guitare s’approprièrent l’horizon des chansons, la musique folle devint prog compliqué. Rita, virée, devint finalement devenue idole rock de stade, Arnaldo péta un plomb jusqu’à rater un suicide à l’orée des 80’s. Et puis, la suite, Kurt Cobain ou Beck qui crient leur amour à leur adolescence, une reformation chiche sans Rita l’année dernière, des disques trop chers sur eBay, jusqu’à cette ré-ré-édition événementielle, histoire de se faire enfin, tranquillement, son propre avis sur une trajectoire et une discographie fabuleusement désenchantées. Un grand moment encore trop méconnu de pop folle, tsunami dada, dont on peut encore sonder le pouls, trois décennies dans les pattes. Immense.


Discographie sélective
Joie : tous les album d’Os Muntantes sont à nouveau réédités. Petite plongée dans une discographie exceptionnelle.

La disco des Mutantes est facile à suivre : les deux premiers en tandem mis à part, plus le temps avance, moins c’est bien. Os Mutantes (1968) s’ouvre sur le "Panis et Circenses" de Gil et Veloso, qui donne aussi son nom à l’album collectif des tropicalistes, invite le parrain Jorge Ben, chante en français, se permet même de faire grimacer le "Baby" de Veloso, mais n’autorise pas un temps mort : chef-d’œuvre hyperdense, fabuleux, vertigineux. L’année suivante, Mutantes, (1969), écartèle un peu plus les données, disjoint tout, et dépasse même son prédécesseur : toutes les chansons, ballades rêveuses, boogie crétin, choro camé au R&B (2001, avec Tom Zé), citation des Stones ou grosses tranches psyché, sont géniales. Tout de suite après, A Divinia Comédia complique les choses : ça commence à réfléchir, à s’écouter jouer, mais les chansons tiennent bon : "Ave, Lùcifer" filtre un berimbau et fiche la frousse, "Jogo de Calçada" est une sublime resucée de Rubber Soul, Rita chante son frigo et commence à crooner soul tout court. Un peu le même, mais en moins bien. Jardim Elétrico (1971) sent un peu la (dé)confiture, mais ça sourit sec : entre les soli, il y a de beaux restes idiots, Arnaldo qui croone, défoncé, et puis deux chansons immenses : "Tecnicolor" et "Virgìnia" (aussi sur Tecnicolor, album en anglais enregistré en 1970, mais sorti en 2005), et puis l’hilarant "El Justiciero", en mexicain s’il vous plaît. Du gentiment médiocre E Seus Cometas No Paìs Do Baurets, on ne retiendra qu’une ballade fabuleuse, "Vida De Cachorro", dernier ressort juvénile avec cris d’animaux. Et on en profitera pour diriger le lecteur vers les deux premiers solo de Rita : le premier Build Up, de 1970 surtout, son "Hulla Hulla" tropical adorable, produits de bout en bout par les Mutantes en entier. Et puis, on conseillera, en évitant astucieusement d’évoquer A e o Z, l’éminemment étrange et malade Lóki ? d’Arnaldo Baptista, élaboré à l’orée d’une dépression nerveuse, entre Bach, glam et Elton John, qu’on peut considérer comme le testament définitif du groupe.
Tous les albums d’Os Mutantes sont aujourd’hui réédité chez Polydor / Emarcy.

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