Xiu Xiu, Mélodie Entropie (Chronicart #40, février 2008)

Surprenante créature addictive, Xiu Xiu se ballade, béat, depuis deux, trois disques, dans les limbes supérieures d’une musique radicale et inspirée plus que de raison. Survol de cette belle aventure de musique risquée, à l’occasion du nouveau Women As Lovers.

Le magnifique crooner Jamie Stewart est avide. Avide de musique, de mots, de bruit, et de sa propre voix. Son animal Xiu Xiu, six albums, douze mille mini plus un gros tas de pépites en coopération semés sur la route, ne beugle que ça, et est devenu par l’appétit ce gros bubon blindé ras la gueule de musique batailleuse, bataillienne, insolemment créatif et systématiquement, exponentiellement passionnant. Débuté dans un danger intimiste élaboré en réaction au post-punk formateur plus affable de IBOPA et Ten in the Sweat Jar, Xiu Xiu n’a jamais cessé depuis de grossir, de bouffer, de grandir, de bouffer encore, feuilletant et refeuilletant la même idée de pop music électronique et microphone, va-t-en-guerre et exubérante, en quête possédée de mélodies suppliciantes et de stratégies pour, tour-à-tour, les enluminer ou les liquéfier.

Faux Départs
« J’aime l’idée d’avoir foi en le son. Pourquoi faire de la musique si on passe à côté de cette foi ? L’idée, c’est de montrer que la musique a un sens ». Sans ironie, sans peur de l'allogène, Stewart a trouvé la voie de Xiu Xiu en lui élaborant des structures à pratiquer mécaniques, hautement instables et foncièrement insolites, nourries de tentatives et d'épreuves, se déployant en retour en étranges symbiotes de chansons qu’on aurait juré fragiles comme des fétus de paille, ou comme sa voix de Stewart quand il se prend à fricotter avec les hauteurs soprano. Des mobiles semi électroniques, semi électriques, bosselés de crevasses et de bombes en bruit, susceptibles de péter à tout moment à la gueule de pop songs déjà brutalisées par les caprices chichiteux d’un songwriting précaire, et une symbiose étourdissante entre les arrangements téméraires et les schèmes structurels, donnant l’impression que Xiu Xiu accouchent leurs chansons en usant de miracles biomécaniques pas encore inventés. « Tous les sons finissent dans une chanson pour une bonne raison. Mais ils agissent en assemblage, ils jouent ensemble, s’écrasent ou bouillonnent les uns dans les autres, et il n’y a aucun son qui possède une nature inhérente. Le bruit n’est pas cathartique, furieux ou taré par nature. De la même manière qu’un mot possède peu de sens inhérent sans contexte. Mon père était ingénieur du son, et m’a un jour dit que tu te dois d’honorer tout ce qui te donne l’impression d’être mal et erroné. Si tu te sens mal à l’aise, c’est que tu es dans tes derniers retranchement, et si tu ne te pousses pas à grandir et à prendre des risques, tu ne respectes plus les gens qui écoutent tes disques ».

« There is no right, there is only wrong »
Il n’y a pas que des prises de risques inconsidérés chez Xiu Xiu, pourtant. Il y a également une science, exacte, aiguë, de l’équilibre, de l’économie, précisant une alchimie de la mélodie qui irradie toutes les couches de la musique, d’une basslines à une aubade de xylo, d’un chœur unisexe à un contrepoint synthétique. Ainsi depuis Fabulous Muscle (2004), depuis que le groupe pratique moins ses assauts par la violence des contrastes (une ballade chuchotée défigurée de bruits) que par les trous d’air à même la matière (ce fameux alliage fond/forme stupéfiant), la grande pop, celle qui transporte et qui assomme, a élu domicile dans les paysages organiques pointus de Xiu Xiu. The Air Force (2006), énormité rutilante, empilait même pour la première fois les avancées conquérantes, upbeat, à sautiller comme un dératé. Women As Lovers, pas moins majestueux, lui emboîte le pas et se permet même de délaisser la composante compil qui plombait toujours un peu les machineries, faisant jour sur un Xiu Xiu fabuleusement cohérent, racé, lucide de ses démons. « J’imagine que la hasard a bien fait les choses, parce qu’il ne nous est encore jamais arrivé de commencer un disque avec une idée claire de comment il allait sonner, au-delà de grandes lignes du genre “essayons de faire un disque de pop”, comme pour The Air Force, ou, pour Women As Lovers, “faisons un disque sans programmations midi”, parce que nous en avons beaucoup utilisé par le passé. J’aimerais beaucoup que nous ayons effectivement l’air focalisé (bien que je sois persuadé du contraire), mais il se trouve que nous nous occupons surtout du sort de notre musique chanson par chanson, et que nos albums sont plutôt les documents des périodes de temps pendant lesquelles nous les avons enregistrées». Débuté avec Cory McCulloch comme un amalgame informe pour habiller les chansons dermiques de Stewart, Xiu Xiu a peu à peu grossi, en longueur, en largeur, en vrai communauté créative, et sa musique en sort étonnamment grandie, focalisée. « Depuis que Ches Smith (percussioniste réputé qui a joué avec Mr. Bungle ou Fred Frith, ndr) a rejoint le groupe, nous composons de manière beaucoup plus collective. Caralee (McElroy, cousine de Stewart, ndr) est devenue beaucoup plus confiante et expérimentée. Je suis si heureux qu’ils pensent enfin que leurs idées puissent être essentielles pour le groupe ». Autre artisan allié dans la capture de la tourmente et dans la construction, Greg Saunier, batteur et metteur en son de Deerhoof, a enfin beaucoup œuvré en rendant plus lisibles les enluminures soniques naguère brouillonnes, du groupe. « Pour certains, ils nous a aidé à accéder à une autre dimension. Il a un niveau d’exigence exceptionnellement élevé, et il nous a aidé à travailler plus dur et plus en détails. Il a également un merveilleux sens de l’harmonie et de l’arrangement, il a ajouté des petites choses qui ont complètement accouché les chansons. Je le vénère un peu ».

Amours supplices
Esquissant une petite phénoménologie du songwriting en strates de Stewart, on se rend compte à quel point la voie qu’il esquisse est importante. Flux tendu d'émois ardents, d’expression frontale, la musique de Xiu Xiu est complètement emo, trépignante, adolescente dans sa manière de convoquer ses arrangements symbiotes en montagnes russes pour incarner les émotions. Pourtant, elle prend aussi un malin plaisir à flinguer tout pathos. Car les histoires de Stewart n’ont, c’est un fait, rien à voir le train-train de la pop music, évoquant l’amour par ses succédanés contradictoires (asservissement, cruauté, douleur, porno) et, souvent, dans le contexte des marges, misérables et exterminatrices, de nos sociétés. Ce n’est donc pas un hasard si Women As Lovers fait référence à un roman de Elfriede Jelinek (Les amantes, en VF), et que Dennis Cooper soit un des plus grands supporters du groupe. «Nous nous connaissons bien avec Dennis. Ses livres m’ont libéré par rapport à certaines limites que je m’imposais encore sur certains sujets. Il nous soutient beaucoup, et il devait écrire des paroles pour ce disque. Quant au livre de Jelinek, il me passionne pour la manière dont il évoque la violence et la haine de soi, la nature parfois immonde de l’amour et du sexe entre les hommes et les femmes. (…) Je n’ai jamais été un très bon amant, ni avec les hommes ni avec les femmes, et en même temps que je le lisais, je me suis retrouvé face à face avec la personne que Dieu avait peut-être mis sur la terre pour moi, et vice-versa. J’étais si embrouillé dans le roman, ses descriptions horribles et trompeuses de ce que peuvent être l’amour et le sexe, en même temps que j’étais embrouillé dans la possibilité effrayante de quelque chose de merveilleux dans ma vie, comme une chance de rédemption de ma cruauté passé, le roman est devenu le catalyseur de tout ce contre quoi je devais me battre. (...) Utiliser ce titre exprime autant une soumission à la réalité qu’un désir de s’insurger contre elle ». Avis : le grand vertige musical de 2006 est déjà là.

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