Ben Marcus, Le silence est d'or (Chronicart #31, hiver 2006/2007)


C’est un évènement à plus d’un titre: le deuxième roman de l’américain Ben Marcus, Le Silence selon Jane Dark, paraît en français dans une traduction de Claro: sans conteste l’une des œuvres de fiction parmi les plus radicales, les plus inventives, les plus importantes à avoir émergé du marasme post-moderne depuis longtemps, bien longtemps.

Ben Marcus, l’écrivain, est fils de mathématicien, enseigne l’écriture à Columbia, et a publié deux œuvres de fiction, The Age of Wire and String en 1995, inédit en France, et Notable American Women (Le Silence selon Jane Dark en français dans le texte) en 2002. Il est marié à la romancière Heidi Julavits, également rédactrice en chef de The Believer, joli organe de presse lié au McSweeney’s de Dave Eggers. Il a édité The Anchor Book of American Short Stories, qui rassemble des œuvres de tout ce que les USA comptent de jeunes auteurs qui inventent et qui brillent, D.F. Wallace, Lydia Davis, Gary Lutz, George Saunders et Aimee Bender. Pourtant, si le travail de tous ces beautiful people de la jeune garde littéraire américaine nous a souvent enthousiasmé, le nom, le visage, le travail de Marcus s’en trouvent inexorablement détachés, disjoints. C’est que Ben Marcus, inventeur, aventurier, va beaucoup plus loin : Ben Marcus, est aussi fils de Michael Marcus, voix enterrée, et de Jane Marcus, voix furibonde, vit dans l’Ohio, au sein d’une communauté de femmes qui pratique d’étranges rites visant à atteindre le silence total, l’éradication de l’émotion et l’immobilité absolue. Il est, comme son père, comme sa mère, un protagoniste et un raconteur ; il apparaît, visage déformé, dans un étrange territoire indiscernable entre notre réel et celui, infecté de fiction, d’un roman les plus incroyables de notre temps.

Lexiconoclaste
Partant d’une passionnante ambiguïté entre le réel et la fiction, le deuxième roman de Ben Marcus commence par une brocarde déchaînée de Marcus père, protagoniste, contre son fils Ben, posant les premières briques d’un contexte surréel autorisant toute les fantaisies. Ce qu’il nous dit, c’est de ne rien croire de ce que raconte son fils, ce qu’il nous hurle dans les oreilles, c’est d’oublier l’intrigue qui s’ouvre, et de condamner son narrateur et son tissu de mensonges. Cette belle mise en péril de l’œuvre, qui double une mécanique de mise en abyme de l’écrivain et de son réel, est au centre d’une mise en péril du langage tout entier : celle à l’œuvre dans l’intrigue, où une gourou matriarche du nom de Jane Dark multiplie les pratiques pour faire taire le monde tout entier, et celle à l’œuvre dans l’écriture de Marcus, véritable inventeur lexicologique qui use et abuse des mots pour faire vaciller jusqu’à la distinction entre certains signifiants et signifiés. Dans le monde de Ben Marcus, déjà présenté, en termes et définitions, dans son premier roman, les objets, les hommes, les mots changent de catégorie ontologique, chose ou idée, passent du virtuel au matériel, et s’échangent les notions de leur définition pour devenir jouets de fantaisies absolues où rien de ce qui est décrit et raconté n’a de sens en dehors du texte. Ecrivain rigoriste et virtuose, Marcus fait tenir ses mécaniques casse-tête impossibles à se signifier - comme le Big Bang, l’inimaginable Marcus n’a de sens que pour le lecteur quand ce dernier est collé au texte – dans de fastidieuses descriptions glacées, folles-à-lier, et pourtant rendues totalement plausibles par la grâce d’une langue à laquelle rien ne semble impossible. De son propre aveu, Marcus s’est en premier lieu approché d’une écriture de descriptions d’états, presque scientifique, pour s’éloigner d’une fiction sentimentale, mélodramatique, où l’émotion est invoquée avant même d’avoir été provoquée. Mais on réalise vite en lisant son œuvre à quel point la littérature très libre de Marcus nécessite ses lexiques, glossaires et historiques pour exister : elle est à ce point invention pure que son développement ne saurait se suffire d’histoires et de personnages.

Affaires de Famille
Le Silence selon Jane Dark est pourtant un récit à la première personne, une vraie histoire qui se dévale comme un roman à mystères et qui ne supporte pas un instant l’épithète expérimental. C’est plutôt un roman très essentiellement, réellement étrange, dont les descriptions et les développements sont tellement merveilleux et disjoints de notre réel qu’ils en oublient d’être simplement terrifiants, et ce malgré le malin plaisir évident avec lequel l’écrivain empile les morceaux de bravoure de cruauté. Marcus dit avoir en premier lieu imaginé le culte « Silentiste » de Jane Dark et ses pratiques, avant d’en faire une histoire à raconter, utilisant le raccourci de la famille (« parangon de la fiction américaine ») pour chercher l’émotion. Le récit alterne donc, entre ses trois locuteurs, des résumés d’actions, une chronologie d’actions mystérieuses comme toile de fond de son état de fait surréel, et des descriptions chirurgicales des rites du culte et des objets qu’ils utilisent. La forme documentaire, détournement à la Borgès, fonctionne à plein régime comme effet d’un surréel où le savoir peut être enfermé dans l’eau, où le moi d’une femme peut être imbibé dans un chiffon, où le langage est un vent destructeur qui peut provoquer des tempêtes. Marcus invente sans se soucier des sources ou des amonts de nouvelles cosmogonies, biologies, physique, et du lexique qui les accompagnent ; il accouche d’un ésotérisme totalement inédit, où la magie pure revêt un manteau de science.

Langue de feu
Obsédé par la bouche, appareil oratoire, orifice d’ingestion, il confond mots et nourriture physique, langage et bruit, le palais, le ventre et les poumons et les armes à feu. Le langage est le matériau magique d’une formidable invention de récit, à la fois abstraite, théorique, et complètement incarnée et plausible. La thématique de son récit participant certainement de cette littérature du bruit (Gaddis, Pynchon) qui place l’information au centre de ses formes et de son propos – Dark et les Silentistes incarnent une sorte de contre-pouvoir absolu à l’ère de l’information – Le Silence selon Jane Dark s’en détache pourtant crucialement, en se détachant d’abord de notre réel, avec lequel il entretient un rapport très complexe. Car les actions qu’il décrit sont plus fantaisistes, plus déconnectées encore que celles du fantastique et de la science-fiction, et Marcus préfère les utiliser pour feuilleter le réel que pour le questionner. On l’a ainsi vu en lecture publique faire la démonstration de certains rites décrits dans le livre, et son site benmarcus.com est un modèle de parasitage du réel par la fiction. L’utilisation de son nom propre, enfin, crucial geste démesuré mais hilarant, passionnant, relève enfin, au-delà des mille problématique littéraires qu’il questionne, d’une explosive vérité : Ben le personnage, dans le roman, échoue dans son chemin vers le silence, en même temps que Marcus l’écrivain prend la parole, comme écrivain essentiel de notre époque.

Aucun commentaire: