Cristian Vogel – Dada Data (Chronicart, décembre 2007)


Le triple retour du techno héros Cristian Vogel en cette fin d’année 2007, c’est un peu la circonstance idéale pour fêter presque quinze ans de musique électronique étrange et résolument moderne.

Magnifique vétéran d’une époque où les stries entre techno à danser et musique électronique à réfléchir semblaient encore infranchissables, le chilien Cristian Vogel est comme une sorte d’exilé permanent de la musique électronique, muant à chaque nouveau projet sans jamais se contredire, avec une seule obsession dans la caboche : dégonder la techno music, la dévier des piquets midi des boîtes à rythmes, la redessiner, d’un trait tremblant, avec les outils les plus futuristes possibles sous le trackpad. Évoquons donc, pour débuter, cet âge d’or de la musique électronique, quinze en arrière, quand elle était encore un peu amnésique de ces fondations, toute tournée vers un beau futur imaginaire où toutes les tentatives faisaient grand bruit sans vraiment choquer personne. On a suivi les errances azimutes de ce weirdo sonique obnubile, diplômé en Musique du 20ème siècle à l’université du Sussex, depuis les caves du sud de l’Angleterre avec le Cabbage Head Collective, Neil Landstrumm ou Dave Clarke, jusqu’à quelques entrepôts en Allemagne, de Mosquito Records jusqu’à la communauté virtuelle d’Erutufon. On a suivi les détours compliqués autour d’une techno futuriste, tarée, insolite (chez Mosquito, Force-Inc, Ferox ou Tresor) et d’une electronic listening music glaciale, visionnaire, fatalement groovy chez Mille Plateaux. Une hélice bien vite indifférenciée, via la grâce hyperfunky d’objets musicaux inédits, albums-mondes de cutting-edge music sans âge, sans territoire, pour Novamute (Rescate 137 et Station 55, chef d’œuvre en paire) ou avec Super_Collider, super projet de stockhausen funk avec Jamie Lidell, vibrant d’un même paradoxe permanent: c’est un vent glacial qui souffle toujours les braises, pour faire naître la danse au fin fond des boulons de machineries toujours plus zarbies et isolationnistes.

Double-Deux
En 2007, revoilà Vogel là on ne l’attendait pas. D’abord avec Night of the Brain, un vrai groupe d’indie rock muté, chtarbé, syncopé, dans lequel, c’est vraiment inattendu, il chante et tient la guitare, empilant les chansons à des milles et des lieues de l’univers qu’il arpente depuis le début de sa carrière. Ensuite avec la bande-son énorme - deux disques - récapitulative de son travail pour le chorégraphe Gilles Jobin, faisant montre de l’incroyable vélocité de ses recherches les plus poussées en musique générative. Il explique : « Franz Treichler des Young Gods a composé de la musique pour Gilles jusqu’en 2003, avant de décider de consacrer toute son énergie à son groupe, et Jobin cherchait quelqu’un pour le remplacer. C’est comme ça que je me suis retrouvé à travailler dans le monde de la danse contemporaine. Il est très difficile de parler du processus créatif en jeu dans le travail de composition pour la danse. On pourrait consacrer tout un livre au sujet. Pour faire simple, chaque chorégraphe travaille à sa manière, donc quoi que je puisse en dire est spécifique au travail avec Jobin. Ce boulot est en tout cas l’une des opportunités de composition musicale les plus libres et les plus créatives qu’il m’ait été donné de faire. Composer pour des productions théâtrales d’une envergure aussi grande que celles de Jobin, c’est du pur luxe. Son langage est totalement abstrait, ce que la musique se devait de le refléter. Les danseurs ne dansent pas sur la musique, la musique est plutôt comme l’un des danseurs, et elle ne dirige pas les mouvements sur la scène, elle n’est pas plus importante que n’importe quel autre élément ».

100% Computer Music
Enfin, Vogel revient chez Tresor pour reprendre les choses exactement là où ils avaient laissées avec son disque précédent pour le label berlinois, Dungeon Master, à savoir une techno sibylline formées de matières instables, volontiers ésotérique, dure, pourtant extraordinairement novatrice. Prétextant une déclaration d’intention occulte (citant Wilhelm Reich et ses mystérieux orgones), The Never Engine a été effectivement composé et élaboré avec des logiciels de musique générative très poussés : «Il s’agit de computer music à 100%, écrite et jouée avec Kyma, une usine de calcul sonore et un langage de design sonore haut de gamme. Il n’y pas de vraie idée derrière la musique en fait, les mots et les concepts que j’ai rajoutés dans la bio et la pochette sont juste une sorte de science-fiction, des références à une sorte d’hyper-réalisme futurisme, du dada data. Tout a été joué en direct, puis ré-édité simplement, en deux pistes. Je ne voulais pas essayer de faire des chansons, il s’agit de techno après tout, et pour être honnête, je sais que je me retrouve plutôt isolé par mes vues sur la techno, je n’écoute presque pas ce que font les autres, et je préfère m’intéresser aux techniques de programmation, et aux différentes approches de la musique générative en temps réel ». Des vues, des intentions qui le tiennent quelque peu à l’écart, à Barcelone, où il vit depuis quelques années, du reste de cet étrange macrocosme qu’est devenu la techno nation… « Il s’agit bel et bien d’un album de techno rentre-dedans. C’est un disque hardcore, parfois difficile, parfois hyperactif, parfois hypnotique et dubby, parfois de la pure énergie. C’est comme ça que je vois la techno. Peut-être que je suis nostalgique, peut-être même que j’ai encore chez moi un exemplaire d’un manifeste techno du début des 90s… J’ai décidé de dédier ma vie à la musique. Mec, j’ai même commencé à ressembler à un vrai musicien ! ».

Discographie sélective

Cristian Vogel « Beginning To Understand » (Mille Plateaux, 1994)
Empilant midtempi complexes, nuages industriels et courbes psychotropes, ce premier album irréel inventait à lui tout seul, complètement en dehors de son époque, l’avant-garde nocturne d’une musique électronique cérébrale, sans bride, sans horizon. Contrairement à Amber d’Autechre, sorti la même année, Beginning To Understand n’a pas pris une ride.










Cristian Vogel « We Equate Machines With Funkiness » (Force-Inc, 1994)
Exemple ahurissant et légendaire (le banger Ninjah) du genre de grooves rhizomiques que raffinait Vogel à ses débuts comme fuel à rave parties : quelque chose comme le cri déchirant de boîtes à rythmes grinçant des beats éreintés dans la débâcle de leurs derniers retranchements.











Cristian Vogel « Busca Invisibles » (Tresor, 1999)
Techno, no techno ? Kicks mats, snares slappés, nœuds de bruit liquides, basslines atonales flinguées dans des compressions sales, grooves interstitiels indéchiffrables mais super funky, l’intégralité de ce Busca Invisibles irrésistible est comme habitée d’un feu obscur. Un chef d’œuvre historique et incomparable de musique électronique tout court, pas moins.









Cristian Vogel « Rescate 137 » (Novamute, 2000)
Tentative cartographique d’une île imaginaire, retour aux sources fictif et vicelard, cet album ambitieux et très inspiré combine quelques oripeaux culturels (sud-américain, berlinois, américain, martien) pour mieux tisser une vraie étrangeté contre-nature, dissonante, dansante et rêveuse.










Super_Collider « Raw Digits » (Rise Robots Rise/Erutufon, 2002)
Impossible sur le papier, mirifique dans les speakers : Vogel et Lidell associent leur noise making ascensionnel, nourri à la musique électronique contemporaine la plus exigeante (stochastique, générative, granulaire) pour habiller leurs bangers funk et r’n’b inespérés.

Aucun commentaire: