Les Chants d’innocence d’Os mutantes (Chronicart #30)
On réédite à nouveau l’intégrale d’Os Mutantes, le plus culte et le plus célébré des groupes siglés Tropicalismo, cet éclair pop libertaire et tapageur orchestré par Gilberto Gil et Caetano Veloso à la fin des sixties dans un Brésil enflammé par la guitare fuzz. Survol rapide d’une trop belle et trop courte histoire.
C’est une histoire d’enfants mutants, qui commence dans un grand déluge de cuivres de quartier. Un faux départ, une bande magnétique qui se coupe violemment, un montage sauvage, quelque chose que George Martin n’aurait jamais permis. Et puis des chœurs qui s’étirent dans une reverb' à ressort un peu saturée, une trompette, une langue pas très pop, plutôt associée à ces vieilles compilations délavées qu’on enchaîne au bord des piscines avec du Herb Alpert, et la bande qui ralentit jusqu’au silence, le pouls qui s’accélère. Une valse d’Offenbach grimace, trois Paulistas aux cheveux hirsutes se reversent un coup, une sirène électronique retentit, le morceau s’arrête, se déverse sur un riff acoustique reconnaissable entre mille. C’est, aussi, une histoire de gamins virtuoses, qui commence à la télé, en 1967, entre de gros grains noirs et gris, devant un public transi de surprise, le tout jeune époux de Nana Caymmi, fille du grand Dorival, abandonne la gloire facile des tubes MPB (Musica Popular Brasileira) qui l’ont fait connaître, pour la violence d’une fanfare de cuivres, la folie d’une vieille samba cassée à la Brit Invasion. Gilberto Gil, c’est de lui qu’il s’agit, s’agite comme un gosse à l’avant de la scène, mais la caméra s’intéresse surtout aux gamins aux dents bien alignées et aux cheveux longs qui font trembler l’audience. Il y a les cuivres fous, les cordes folles, mais il y a surtout une guitare saignante et sauvage : c’est elle qui fait gagner le concours de TV Record à Gil, et qui lance le Tropicalismo dans un Brésil au bord du gouffre, quelques mois à peine avant que l’Acto Instution #5 des militaires ne refroidisse tout. C’est, enfin, l’histoire d’une avant-garde spontanée et totalement naïve, quelques chants d’innocence hystériques anéantis par le succès, la censure, la folie, et, surtout, la musique compliquée.
Sève juvénile
On le sait maintenant, le Tropicalismo, plus important tressaillement de la MPB depuis la révolution Bossa Nova, c’était surtout deux pop stars en devenir, Gil et Veloso, qui jouaient avec le feu. Qui jouaient avec la poésie concrète d’Augusto et Haroldo de Campos, les idées longues de l’arrangeur casse-cou Rogério Duprat, la fusion d’Hendrix et Sgt. Pepper's avec la samba et le choro, Roberto Carlos (l’Elvis local) et John Cage, tout ça, certes, mais également, surtout, avec la patience des militaires arrivés au pouvoir via un coup d’Etat venu renverser en 1964 les idées utopistes de Juscelino Kubitschek. Dans cette histoire d’idées longues et de discussions de salon, cette révolution télévisée, ce raz-de-marée médiatique de quelques mois, le trio des frères Sérgio et Arnaldo Dias Baptista et Rita Lee Jones, fait surtout office d’orchestre génial et juvénile, brut, presque instrumentalisé par la vista de Gil et Veloso. Amenés par un Duprat fasciné (« Ce sont encore des gamins : ils jouent extraordinairement bien et ils savent tout. C'est pas croyable ! »), ces adolescents qui bricolaient leurs propres pédales wah-wah et connaissaient tout de la psychedelia, devinrent immédiatement à l’époque l’avant-poste spontané d’un mouvement en devenir qui cherchait encore les racines de sa folie. Veloso, dans son livre Pop tropicale et révolution, évoque « trois adolescents de Pompéia, un quartier de la petite bourgeoisie près de São Paulo (…) qui commençait à devenir une célèbre pépinière de rockers. Arnaldo chantait et jouait de la basse et des clavier ; Sérgio, son frère, tenait la guitare, et Rita chantait, tout en jouant de temps en temps de la batterie et un peu de flûte (…). Ils étaient des amateurs : ils ne ressemblaient pas à des copies des Beatles, et encore moins à d'autres groupes moins populaires ou plus éloignés musicalement. Ils paraissaient plutôt avoir le potentiel pour devenir leurs égaux, des créateurs de même niveau ».
Rupture adolescente
Pendant que le petit groupe de Bahianais monté à Rio et São Paulo, Gil, Veloso, la petite sœur Gal Costa, le grand frère Tom Zé, s’escrimaient à théoriser la fusion idéale de la tradition et de l’avant-garde pour assembler une nouvelle pop MPB aventureuse et délestée du joug impérial de l’Occident, les Mutantes accouchaient, dans le boucan de pop-songs rapiécées génialement disjointes, de la sève furieuse qui allait la définir. Moins préoccupés par la samba et ses ramifications modernistes, que les immigrés de Salvador (il faut écouter le premier chef-d’œuvre éponyme de Veloso, le Gil de 1968, ou encore le premier solo de Gal de 1969, élaboré en collectif, pour se rendre compte à quel point la musique des tropicalistes bahianais payait son tribut à la tradition sambiste et aux aînés bossanovistes), les Mutantes, paulistas cosmopolites de naissance, étaient alors proprement pop, ils étaient la rupture adolescente. Ils chantaient bien les chansons emblèmes de Veloso et Gil (les hymnes Panis et Circenses, Baby, Bat Macumba), mais leur faisaient faire des acrobaties qui laissaient pantois jusqu’au grand architecte lui-même, Rogério Duprat. Les manipulations électroniques du troisième frère Baptista, Cláudio, la guitare crade de Sergio (essentielle, avec celle de Lanny Gordin, dans l’architecture tropicalista), la folie totale d’Arnaldo, les Mutantes incarnaient spontanément la texture du tropicalisme, son inconscient essentiel.
Age adulte
Mais le reste de l’histoire est un passage à l’âge adulte difficile, un coup d’Etat rationnel et la mort d’un génie adolescent. L’histoire de la pop s’est d’ailleurs bien arrangée pour le garder confiné aux frontières du Brésil, où le groupe a pourtant continué à avoir un succès considérable. Après deux chefs-d’œuvre éponymes absolus, les Mutantes grandirent donc tout d’un coup. L’amourette de jeunesse entre Arnaldo et Rita devint un mariage, puis une séparation ; la drogue et la route devinrent le quotidien ; le tropicalisme s’exila de force, l’AI5 des militaires ne gagna pas vraiment (de Tom Zé à Veloso ou Edu Lobo, trop de chefs-d’œuvre dans le Brésil des 70s pour dire ça), mais les soli de guitare s’approprièrent l’horizon des chansons, la musique folle devint prog compliqué. Rita, virée, devint finalement devenue idole rock de stade, Arnaldo péta un plomb jusqu’à rater un suicide à l’orée des 80’s. Et puis, la suite, Kurt Cobain ou Beck qui crient leur amour à leur adolescence, une reformation chiche sans Rita l’année dernière, des disques trop chers sur eBay, jusqu’à cette ré-ré-édition événementielle, histoire de se faire enfin, tranquillement, son propre avis sur une trajectoire et une discographie fabuleusement désenchantées. Un grand moment encore trop méconnu de pop folle, tsunami dada, dont on peut encore sonder le pouls, trois décennies dans les pattes. Immense.
Discographie sélective
Joie : tous les album d’Os Muntantes sont à nouveau réédités. Petite plongée dans une discographie exceptionnelle.
La disco des Mutantes est facile à suivre : les deux premiers en tandem mis à part, plus le temps avance, moins c’est bien. Os Mutantes (1968) s’ouvre sur le "Panis et Circenses" de Gil et Veloso, qui donne aussi son nom à l’album collectif des tropicalistes, invite le parrain Jorge Ben, chante en français, se permet même de faire grimacer le "Baby" de Veloso, mais n’autorise pas un temps mort : chef-d’œuvre hyperdense, fabuleux, vertigineux. L’année suivante, Mutantes, (1969), écartèle un peu plus les données, disjoint tout, et dépasse même son prédécesseur : toutes les chansons, ballades rêveuses, boogie crétin, choro camé au R&B (2001, avec Tom Zé), citation des Stones ou grosses tranches psyché, sont géniales. Tout de suite après, A Divinia Comédia complique les choses : ça commence à réfléchir, à s’écouter jouer, mais les chansons tiennent bon : "Ave, Lùcifer" filtre un berimbau et fiche la frousse, "Jogo de Calçada" est une sublime resucée de Rubber Soul, Rita chante son frigo et commence à crooner soul tout court. Un peu le même, mais en moins bien. Jardim Elétrico (1971) sent un peu la (dé)confiture, mais ça sourit sec : entre les soli, il y a de beaux restes idiots, Arnaldo qui croone, défoncé, et puis deux chansons immenses : "Tecnicolor" et "Virgìnia" (aussi sur Tecnicolor, album en anglais enregistré en 1970, mais sorti en 2005), et puis l’hilarant "El Justiciero", en mexicain s’il vous plaît. Du gentiment médiocre E Seus Cometas No Paìs Do Baurets, on ne retiendra qu’une ballade fabuleuse, "Vida De Cachorro", dernier ressort juvénile avec cris d’animaux. Et on en profitera pour diriger le lecteur vers les deux premiers solo de Rita : le premier Build Up, de 1970 surtout, son "Hulla Hulla" tropical adorable, produits de bout en bout par les Mutantes en entier. Et puis, on conseillera, en évitant astucieusement d’évoquer A e o Z, l’éminemment étrange et malade Lóki ? d’Arnaldo Baptista, élaboré à l’orée d’une dépression nerveuse, entre Bach, glam et Elton John, qu’on peut considérer comme le testament définitif du groupe.
Tous les albums d’Os Mutantes sont aujourd’hui réédité chez Polydor / Emarcy.
Sunroof ! Bruit de Fond (Chronicart#38, septembre 2007)
Légende méconnue de l’underground britannique depuis plus de deux décennies, Matthew Bower est un peu le parrain du grand déballage freak noise qui enflamme, du free metal au free folk, toutes les musiques improvisées arty de la planète. Plus actif que jamais, il publie en cette rentrée rien de moins que deux nouveaux albums de son projet Sunroof ! Présentations.
Père de famille imprimeur dans le civil, Matthew Bower est, en profondeur, ce gaillard à guitare immense qui n’a eu de cesse, via ses groupes et projets Pure, Total, Skullflower, Hototogisu, Total ou Sunroof ! de forger et d’accoucher ce bruit de fond mal connu mais tout à fait séminal de la musique moderne. Née dans la tourmente des franges les plus radicales du post-punk, descendance frontale des grands axes de musique rituelle de bruit en liberté (de Blue Cheer à Tony Conrad, de Terry Riley à Black Sabbath), la musique sans obsidienne telle que l’active et la pratique Bower en solo ou dans la conversation, depuis le début des années 1980, est une sorte d’écheveau ultime du psychédélisme, de quête ultime du grand orgasme noise par le feedback et le bourdon sans la contrainte rock déballé par le Theatre of Eternal Music et le Metal Machine Music de Lou Reed. Son influence, surtout via le collectif informe Skullflower (il est, avec le batteur Stuart Dennison, seul membre permanent depuis 1985) est floue mais persistante, indiscutable, autant sur les séminaux Dead C, Sun City Girls, Godflesh, Jesus & Mary Chain ou, of course, My Bloody Valentine, que sur la myriade de combos plus ou moins bruyants, plus ou moins psychédéliques, qui sont la chair de l’internationale noise actuelle, du versant metal en liberté de Kevin Drumm, Sunn et al, jusqu’à celui du folk quantique de No Neck Blues Band, Circle, Vibracathedral Orchestra, du neo-psyché pas baba de Richard Youngs, Acid Mothers Temple jusqu’aux assemblages hyperactifs de junk sonique de Burning Star Core, Birchville Cat Motel, Black Dice ou Wolf Eyes. Pour ainsi dire très, trop vite, c’est la musique dense tout entière, cette belle anomalie de notre temps qui aime parler par le volume et le cataclysme, qui lui doit la vie.
Au début, il y eut Pure, trio de bruit de guitares sous influence (Butthole Surfers, le prog british, TG) lié par détours et fréquentations au Power Electronics de Whitehouse, Consumer Electronics, Ramleh et, dans le chaos d’une scène grouillante gravitant autour du label emblème Broken Flag, deux projets emmêlés, Total et Skullflower, et une infinité de line-ups incorporant jusqu’à Stephen Thrower de Coil ou Richard Youngs. Sans plan de vol, Skullflower devint ensuite presque un vrai groupe, évoluant vers des horizons de plus en plus denses, chaotiques, heurtés, quand Total rabougrit en projet solo de Bower, d’obédience initiale plus apaisée. Mais rien ne restera longtemps lisible, logique, dialectique dans le flot bouillonnant et incessant qu’est le rendement discographique tumoral de l’anglais, et bien vite, les deux projets se retrouvèrent, se croisèrent, échangeant leur raison d’être au gré des invitations, des absences, des formats quasi lisibles de transe rock mur-du-son vers du purs implosions de musique improvisée sans pulsation. En 1998, Bower lâche le nom Total pour faire plaisir à Puff Daddy, qui lance un girl-band du même nom, et crée Sunroof !, nouvelle identité, suite immédiate, réinvention, d’abord plus psychédélique, plus solaire, puis endort Skullflower. Rien, à nouveau, ne demeure lisible bien longtemps : Bower tue ou ressuscite les projets au gré des sorties ultra-limitées, des envies, des intuitions, performe Sunroof ! en duo, ressuscite Skullflower en solo, calme le jeu, électronicise, re-radicalise un projet reconnu plus apaisé, invente un nouveau pseudo sans raison précise (Mirag), collabore autant avec des labels de metal (Crucial Blast) que de musique expérimentale (VHF, Drone Disco) quand il ne sort pas les disques lui-même sur ses propres Rural Electrification Program et Heavy Blossom. « L’humeur dicte complètement quel alias je choisis quand je finis un disque. J’aime beaucoup éditer et séquencer mon propre flot, et c’est en faisant ce travail que se précise à quel projet appartient la musique. Pour aller vite, Skullflower est plus sombre. Mirag, c’est aussi Skullflower. Sunroof !, c’est de la lumière blanche, quelque chose de plus extatique ».
Bénéficiant depuis quelques années d’un regain de popularité (qu’il attribue « juste à internet »), notamment via l’admirable production de Sunroof ! ou son duo Hototogisu, avec Marcia Bassett (Double Leopards, Zaimph), Bower n’a pas ralenti la cadence : après un Skullflower en solo furieux en 2006, le premier album de Mirag, une floppée d’albums de Hototogisu en collaboration avec Prurient et Burning Star Core, voilà déjà deux items Sunroof ! furibonds (« Panzer Division Lou Reed » sur VHF, et « Spitting Gold Zebras », sur Bottrop-Boy), ainsi qu’un autre, tout à fait enragé, avec l’artiste basque Mattin». Artisan autoproclamé d’une musique « verticale », empilage trépignant, turbulent d’informations, Bower enchaîne ainsi ces jours les productions comme il édite, brutalement, sans passer par le chichitage précieux des fade-ins et fade-outs, le flot ininterrompu de sa musique de vertige, d’éternité. Chose incroyable, paradoxale, ce flot hyperdense, hyper varié, d’apparence immobile, ne cesse pourtant de se sublimer, de se surpasser. Il devrait bientôt, si tout se passe bien, dépasser la vitesse de la lumière.
Discographie sélective
En guise de guide impossible, quelques pépites exemplaires piochées dans une discographie colossale de projets emmêlés et de collaborations ponctuelles ou régulières : ou comment aborder le continent Bower sans faire trop de détours.
Skullflower « Ruins » (Shock, 1990)
Compilation qui rassemble, dans la confusion, des extraits remaniés des deux premiers jets du groupe, « Birthdeath » et « Form Destroyer » (88 et 89) : un rock machinique glacé, flouté punk, nauséabond metal, viscéralement psychédélique, déjà héroïque.
Skullflower “Carved Into Roses” (VHF, 1994)
Un des plus variés du groupe, écrasant free rock ultra-sauvage et musique improvisée dans un immense déluge flouté. Contient en outre, dit la légende, un extrait de la plus honnie des performances du groupe, à Londres, en 1993.
Sunroof ! « Silver Bear Mist » (VHF, 2005)
De son aveu, le plus « complet » des Sunroof ! (« Bliss » le talonne juste derrière), ce double album cathédrale aurait pu devenir un étalon absolu, si Bower, intarissable, n’en avait pas déjà publié quatre autres depuis, presque tous aussi indispensables. A ranger, quand même, entre le Early Minimalism de Tony Conrad et les deux premiers Velvet, pas moins.
Sunroof ! « Wings Over America » (VHF, 2003)
Le temps d’un split avec Vibracathedral Orchestra, Bower joue à l’électronicien pour un résultat époustouflant de finesse et de pertinence, explosant les textures orgasmiques et feux d’artifices par milliers dans un immense déluge numérique, dantesque, Oval de l’âge de pierre. Juste après, le presque apaisé « Cloudz » magnifie la formule en version presque folk, presque bucolique.
Hototogisu “Green” (Heavy Blossom, 2005)
Duo avec Marcia Bassett, Hototogisu est le plus saumâtre, le plus sombre des projets actuels de Bower. « Green » est une impitoyable vallée pleureuse d’assauts en stereo et de tapis de guitares hurleuses qui paye même son tribut au metal extrême.
Skullflower “Tribulation » (Crucial Blast, 2006)
Dans le déluge de sorties récentes, le plus impitoyable, le plus suppliciant des assauts de Bower qui en profite pour ranimer le nom Skullflower, « Tribulation » ne quitte les hautes fréquences de trois cent Matamp en dérivation que pour renouer avec des tapis doom viscéral monstrueux, à faire passer Sunn O))) pour un combo fluo.
Père de famille imprimeur dans le civil, Matthew Bower est, en profondeur, ce gaillard à guitare immense qui n’a eu de cesse, via ses groupes et projets Pure, Total, Skullflower, Hototogisu, Total ou Sunroof ! de forger et d’accoucher ce bruit de fond mal connu mais tout à fait séminal de la musique moderne. Née dans la tourmente des franges les plus radicales du post-punk, descendance frontale des grands axes de musique rituelle de bruit en liberté (de Blue Cheer à Tony Conrad, de Terry Riley à Black Sabbath), la musique sans obsidienne telle que l’active et la pratique Bower en solo ou dans la conversation, depuis le début des années 1980, est une sorte d’écheveau ultime du psychédélisme, de quête ultime du grand orgasme noise par le feedback et le bourdon sans la contrainte rock déballé par le Theatre of Eternal Music et le Metal Machine Music de Lou Reed. Son influence, surtout via le collectif informe Skullflower (il est, avec le batteur Stuart Dennison, seul membre permanent depuis 1985) est floue mais persistante, indiscutable, autant sur les séminaux Dead C, Sun City Girls, Godflesh, Jesus & Mary Chain ou, of course, My Bloody Valentine, que sur la myriade de combos plus ou moins bruyants, plus ou moins psychédéliques, qui sont la chair de l’internationale noise actuelle, du versant metal en liberté de Kevin Drumm, Sunn et al, jusqu’à celui du folk quantique de No Neck Blues Band, Circle, Vibracathedral Orchestra, du neo-psyché pas baba de Richard Youngs, Acid Mothers Temple jusqu’aux assemblages hyperactifs de junk sonique de Burning Star Core, Birchville Cat Motel, Black Dice ou Wolf Eyes. Pour ainsi dire très, trop vite, c’est la musique dense tout entière, cette belle anomalie de notre temps qui aime parler par le volume et le cataclysme, qui lui doit la vie.
Au début, il y eut Pure, trio de bruit de guitares sous influence (Butthole Surfers, le prog british, TG) lié par détours et fréquentations au Power Electronics de Whitehouse, Consumer Electronics, Ramleh et, dans le chaos d’une scène grouillante gravitant autour du label emblème Broken Flag, deux projets emmêlés, Total et Skullflower, et une infinité de line-ups incorporant jusqu’à Stephen Thrower de Coil ou Richard Youngs. Sans plan de vol, Skullflower devint ensuite presque un vrai groupe, évoluant vers des horizons de plus en plus denses, chaotiques, heurtés, quand Total rabougrit en projet solo de Bower, d’obédience initiale plus apaisée. Mais rien ne restera longtemps lisible, logique, dialectique dans le flot bouillonnant et incessant qu’est le rendement discographique tumoral de l’anglais, et bien vite, les deux projets se retrouvèrent, se croisèrent, échangeant leur raison d’être au gré des invitations, des absences, des formats quasi lisibles de transe rock mur-du-son vers du purs implosions de musique improvisée sans pulsation. En 1998, Bower lâche le nom Total pour faire plaisir à Puff Daddy, qui lance un girl-band du même nom, et crée Sunroof !, nouvelle identité, suite immédiate, réinvention, d’abord plus psychédélique, plus solaire, puis endort Skullflower. Rien, à nouveau, ne demeure lisible bien longtemps : Bower tue ou ressuscite les projets au gré des sorties ultra-limitées, des envies, des intuitions, performe Sunroof ! en duo, ressuscite Skullflower en solo, calme le jeu, électronicise, re-radicalise un projet reconnu plus apaisé, invente un nouveau pseudo sans raison précise (Mirag), collabore autant avec des labels de metal (Crucial Blast) que de musique expérimentale (VHF, Drone Disco) quand il ne sort pas les disques lui-même sur ses propres Rural Electrification Program et Heavy Blossom. « L’humeur dicte complètement quel alias je choisis quand je finis un disque. J’aime beaucoup éditer et séquencer mon propre flot, et c’est en faisant ce travail que se précise à quel projet appartient la musique. Pour aller vite, Skullflower est plus sombre. Mirag, c’est aussi Skullflower. Sunroof !, c’est de la lumière blanche, quelque chose de plus extatique ».
Bénéficiant depuis quelques années d’un regain de popularité (qu’il attribue « juste à internet »), notamment via l’admirable production de Sunroof ! ou son duo Hototogisu, avec Marcia Bassett (Double Leopards, Zaimph), Bower n’a pas ralenti la cadence : après un Skullflower en solo furieux en 2006, le premier album de Mirag, une floppée d’albums de Hototogisu en collaboration avec Prurient et Burning Star Core, voilà déjà deux items Sunroof ! furibonds (« Panzer Division Lou Reed » sur VHF, et « Spitting Gold Zebras », sur Bottrop-Boy), ainsi qu’un autre, tout à fait enragé, avec l’artiste basque Mattin». Artisan autoproclamé d’une musique « verticale », empilage trépignant, turbulent d’informations, Bower enchaîne ainsi ces jours les productions comme il édite, brutalement, sans passer par le chichitage précieux des fade-ins et fade-outs, le flot ininterrompu de sa musique de vertige, d’éternité. Chose incroyable, paradoxale, ce flot hyperdense, hyper varié, d’apparence immobile, ne cesse pourtant de se sublimer, de se surpasser. Il devrait bientôt, si tout se passe bien, dépasser la vitesse de la lumière.
Discographie sélective
En guise de guide impossible, quelques pépites exemplaires piochées dans une discographie colossale de projets emmêlés et de collaborations ponctuelles ou régulières : ou comment aborder le continent Bower sans faire trop de détours.
Skullflower « Ruins » (Shock, 1990)
Compilation qui rassemble, dans la confusion, des extraits remaniés des deux premiers jets du groupe, « Birthdeath » et « Form Destroyer » (88 et 89) : un rock machinique glacé, flouté punk, nauséabond metal, viscéralement psychédélique, déjà héroïque.
Skullflower “Carved Into Roses” (VHF, 1994)
Un des plus variés du groupe, écrasant free rock ultra-sauvage et musique improvisée dans un immense déluge flouté. Contient en outre, dit la légende, un extrait de la plus honnie des performances du groupe, à Londres, en 1993.
Sunroof ! « Silver Bear Mist » (VHF, 2005)
De son aveu, le plus « complet » des Sunroof ! (« Bliss » le talonne juste derrière), ce double album cathédrale aurait pu devenir un étalon absolu, si Bower, intarissable, n’en avait pas déjà publié quatre autres depuis, presque tous aussi indispensables. A ranger, quand même, entre le Early Minimalism de Tony Conrad et les deux premiers Velvet, pas moins.
Sunroof ! « Wings Over America » (VHF, 2003)
Le temps d’un split avec Vibracathedral Orchestra, Bower joue à l’électronicien pour un résultat époustouflant de finesse et de pertinence, explosant les textures orgasmiques et feux d’artifices par milliers dans un immense déluge numérique, dantesque, Oval de l’âge de pierre. Juste après, le presque apaisé « Cloudz » magnifie la formule en version presque folk, presque bucolique.
Hototogisu “Green” (Heavy Blossom, 2005)
Duo avec Marcia Bassett, Hototogisu est le plus saumâtre, le plus sombre des projets actuels de Bower. « Green » est une impitoyable vallée pleureuse d’assauts en stereo et de tapis de guitares hurleuses qui paye même son tribut au metal extrême.
Skullflower “Tribulation » (Crucial Blast, 2006)
Dans le déluge de sorties récentes, le plus impitoyable, le plus suppliciant des assauts de Bower qui en profite pour ranimer le nom Skullflower, « Tribulation » ne quitte les hautes fréquences de trois cent Matamp en dérivation que pour renouer avec des tapis doom viscéral monstrueux, à faire passer Sunn O))) pour un combo fluo.
As Loud as Possible (Palais/ Magazine, édition consacrée à "La Marque noir, "Steven Parrino: retrospective, prospective" (Printemps 2007)
Le bruit, c’est ce son fronde, indomptable, discordant, une puanteur dans l’oreille, comme l’a écrit Ambrose Bierce dans son Devil’s Dictionary, ce que tout oppose et tout interdit à la musique. Le bruit sévère, le bruit dur, le harsh noise, c’est, pire encore, le chaos volontaire, la crasse en liberté, même pas la musique de son-bruits rêvée par Luigi Russolo dès 1913, même pas le bruit des machines ou un miroir sale, mais plutôt le vide exagéré par la violence électrique. Il n’est pas moderne, il n’est pas industriel, il est pire. Russolo voyait l’art des bruits des machines comme le possible dans le creux de l’oreille nouvelle: le harsh noise, terminal, envisage juste détruire jusqu’à cette oreille-là. Le harsh noise est un trou noir. Le harsh noise asservit ses praticiens servants, ses militants. Le harsh noise est, dans la musique, l’ennemi sensible, une extrémité horrible. Le harsh noise n’est pas anxiogène, mais, pire encore, un assaut volontaire, une menace littérale pour le corps, un marteau piqueur, un livre sans narrateur ni personnages, un cylindre de douleur, une aberration au monde à moudre du signe, ce qui n’aurait jamais dû s’incarner, en quelque sorte. Le harsh noise, c’est un bruit volontairement libéré, un labyrinthe de feedbacks autogénéré, autodévorant en même temps, avec juste une main pour sculpter, une intention pour guider, à peine une idée pour le conceptualiser. Il n’est pas une musique bruyante mais une musique une musique-bruit taillée, pas un genre, encore moins un mélange, car s’il est né d’amonts lisibles dans l’histoire de la musique, dans l’histoire du vingtième siècle, il n’a dans sa pratique et sa nature d’autre horizon que ses propres vertus terminales, il n’a d’autre filiation que le petit paradoxe technologique qui lui permet d’exister. Il convient à cet effet de ne pas se perdre dans les méandre des mélodies sculptées, éventuellement mises à mal par le bruit, l’électricité, les logiciels, de la musique produite, en cherchant désespérément le harsh noise, puisqu’il n’est lié à la technologie que dans ses mésusages, la violence qu’il inflige aux machines en les dérivant avec elles-mêmes, en lacérant membranes par le volume, en forçant les épousailles avec les pires artefacts de junk technologique récupéré dans la poubelle du voisin puis branché tel, ou un peu éventré, dans la mixette épuisée. Il convient de comprendre, enfin, qu’il est né au bout du siècle de l’information, en essayant de faire sans elle, en s’incarnant en poussière exagérée des musiques électriques, en cendre de mort de musique sacrifiée, annulation saturée.
Mais comment la musique a-t-elle osé muter en ça ?
Objectivement, si on regarde la tête du harsh noise, son nom, il faut tout de même se pencher un peu en arrière, le 20ème siècle brouhaha, pour comprendre cette « birth-death experience », si l’on m’autorise à citer le titre d’un disque de Whitehouse, le premier de surcroît. Attali écrit dans son Bruits de 77 (hors-sujet, quand même, n’en déplaise aux universitaires du noise qui adorent venir y piocher des explications), que «la vie est bruyante, bruits du travail, bruits des hommes, bruits des bêtes », mais ce qui est surtout arrivé en même temps que les machines et les véhicules, c’est la musique qui a envahi la vie, qui est devenue ce bruit de fond total sans filiation avec l’art, quand les supports de stockage eux- mêmes (disques, bandes, ondes et fréquences dématérialisées dans les airs, dans les mémoires virtuelles, dans les réseaux) sont devenus sources supplémentaires. Dans l’art, le parcours est un éclat dans toutes les directions du monde, l’invasion progressive des glissandi et des tessitures dans l’orchestre, Henri Barzun et la simultanéité dans la poésie pour boucaner, Dada, ses bruits de tambour et ses monceaux d’ordures, Russolo et ses machines de musique-de-guerre, Schwitters et « la pensée dans la bouche », Varèse et ses sirènes, Varèse et ses tambours, les radios et les platines sur la scène de l’auditorium avec Milhaud, avec Cowell, avec Cage, l’interlude de la musique de bruits enregistrés (et, c’est hors-sujet, organisés) de Schaeffer, le pur bonheur bruiteur de la musique électronique qui naît, Stockhausen qui fait du bruit blanc avec des hymnes va-t’en-guerre, Cage à nouveau, moins important pour son viol de la musique par la vie que pour son championing de la pratique amateur tous azimuts, de l’aléatoire total dans la pièce de musique, des boîtes en plastique pour jouer, AMM, le Nihilist Spasm Band et les autres, Maciunas qui casse un piano, Persepolis de Xenakis qui délivre, dès 1971, bruits métalliques écrasés et grincements saturés de poussière, du vrai noise volontaire dans le fond de la bande, la poésie sonore de Henri Chopin ou François Dufrêne qui mettent le micro dans la gorge pour amplifier le corps-orchestre et achever de démanteler, après le signe, la voyelle jusqu’au bruit pur. Et puis, lisiblement, les noces de la musique et de la violence, la mise au monde de l’aberration rock, Bo Diddley, la course au boucan de la British Invasion (de mémoire, les plus durs, c’était The Creation), puis l’escalade infinie, Blue Cheer, les Sonics et le Velvet, Metal Music Machine ou le bruit de rien dans la machine mainstream, les Rallizes Denudés, Pere Ubu, l’industriel total de Throbbing Gristle, P16.D4, SPK, NON ou Neubauten, Branca et ses enfants, les Swans, Discharge puis Napalm Death, Slayer, le Black metal, l’everest de bruit sur la page de JR de William Gaddis en 75, et, enfin, en même temps, juste avant, juste après, la pure boucle de mort, Whitehouse, Merzbow, Hanatarash, le harsh noise.
Ce truc dégueulasse
Au bout du tunnel de la saturation des sources, les découvreurs du harsh ont réussi à en imiter les effets (meilleur instance a posteriori, Play Standards chef d’œuvre de 1997 de l’orchestre de bruit du monde Ground Zero, concentration absolue de sources mêlées, parasitées et parasites mêlés) en supprimant la source: ils ont branché la machine-relais, la mélangeuse sur elle-même, et ont réussi à ne garder de l’euphorie de violence du rock que l’euphorie, que la violence. C’est Jojo Hiroshige, tête de Hijokaidan et Alchemy Records, harsh noiser since 1979, qui explique, « nous adorions l’euphorie live de Deep Purple, Black Sabbath ou Hendrix, ils arrivaient sur scène avec ces immenses murs de feedback. Ce que Hijokaidan a fait, c’est se débrouiller sans les mélodies, sans les solos de guitares, pour aller directement au feedback, à la décharge orgasmique de bruit qui s’échappe des enceintes explosées ». Le bruit est ce signal impur et irrégulier, chaos flou de fréquences simultanées, qui parasite un message codé en démantelant le code. Il n’existe pas par lui-même, ainsi une musique de bruit est un néant qui doit se parasiter lui-même pour se faire entendre. S’il a aussi commencé en empilant et saturant les déchets (les premiers pas du Merzbow de Masami Akita, en lien direct avec le Merzbau de Schwitters qui lui a donné son nom, célébraient les monticules d’ordures du monde moderne), s’il aime parfois s’apposer à la pop et s’exhiber en excès théorique de la musique occidentale impéraliste comme altérateur, le harsh noise, s’est ainsi presque immédiatement constitué en signaux purs sabotés, retournés, bouclés par et sur eux-mêmes. Akita a entendu la power electronics de Whitehouse, amas purulent de fréquences synthétisées, bruits accidentels en invasion et de scansions dégueulasses, il a rencontré le pionnier Maurizio Bianchi, et la matière harsh noise, ultradensité qui impose ses propres enjeux, ses propres procédés d’écoute, est venue, presque accidentellement, au monde.
L’idiot la tête dans la bouche du lion
D’abord calquée sur les raccourcis du power electronics de Whitehouse, des Haters de GX Jupitter-Larsen ou Con-Dom, héritiers des jeux subversifs de l’indus, TG, Brighter Death Now ou NON, cette extrémité empirique nouvelle s’est vue promouvoir et avancer tous les motifs de la déviance et des art de la limite, porno, guerre, viol, techno, merde - ce n’est pas par hasard que l’écrivain Peter Sotos, editor de la subversion totale Pure Mag, ait été membre de Whitehouse, ce n’est pas par hasard que Tetsuya Endoh de The Gerogerigegege (gero pour vomi, geri pour diarrhée) se branle sur scène à toutes les occasions, ce n’est pas par hasard que Mayuko Hino de C.C.C.C soit une ancienne star du porno bondage – mais la vérité, c’est que le raccourci est moins logique qu’historique, les racines du noise nippon étant plus à trouver dans le rock psychédelique, le garage amateur ou dans le zen, la représentation du harsh noise étant bien plus problématique que celle du harsh noiser. L’école occidentale de la noise music, sadienne, bataillenne, fouille donc d’abord le lubrique et met le corps, cette « usine qui ignore le silence » comme dit Henri Chopin, au centre du boucan, le met en scène, tout puissant ou docile, souffreteux (William Bennett de Whitehouse, qui expose un torse chétif en mimant les pleins pouvoirs), incarnant le bruit sans visage en monstre tortionnaire en prenant le raccourci de ses effets sur le corps qui écoute. Sans se voiler la face, le bruit est cet assaut qui prend à partie et éprouve, et le noise occidental, au moins dans sa frange post-indus, est une affaire de pouvoir, et la mise en scène, sur les pochettes dégueulasses des cassettes, ou sur scène, en leather-boys musculeux, d’une ascendance sur le bruit tout puissant, ou, en corps ravagé et figure misérable, d’une mise à mort par le bruit (voir les rapports privilégiés que la scène harsh US, via le Prurient de Dominic Fernow, entretient ces temps avec le Black metal dépressif ou le Doom miséreux). Power electronics, ça signifie un peu, pour crâner ou pour mourir, la tête dans la bouche du lion. Plus près de nous, le harsh noiser est aussi ce clown désespéré qui met en scène son amateurisme, ce musicien volontairement dépassé par ses outils et par la musique, qui hurle la subversion technologique et le sabotage du progrès au moins autant que celui de son corps, et qui ne doit surtout pas avouer de surconscience dans ses gestes maladroits et dérisoires. Qu’on se le dise, le harsh noise est facile à faire, mais il demande, comme l’idiotie, une dévotion totale.
Grand Impassible
A l’inverse, le harsh noiser au Japon, après les excès de mise en scène de Hanatarash (le premier groupe de Eye, qui aimait bien détruire les concert halls à la pelleteuse), les cris primaux de Yamazaki « Maso » Takushi aka Masonna, ou les affinités d’Akita avec le bondage, n’a rien à montrer, tout à faire entendre. Violent Onsen Geisha, Aube, Hijokaidan, les deux salarymen d’Incapacitants, MSBR (RIP) ou Solmania (RIP) sont ces travailleurs impassibles, serviteurs presque fascinés, mutiques, cloîtrés et entièrement dévoués à la cause esthétique du harsh pur, simple. Comme l’écrit Matthias Huss pour le magazine Release, « J’ai aimé le noise japonais avant même en avoir entendu.C’était le black des intellos, je me suis dit, insupportable pour les gens ordinaires, et pourtant exigeant et mystérieux bien plus que nécessairement evil (…). D’après les revues, il y avait ce gars intello appelé Akita qui ne parlait pas beaucoup, mais qui montait sur scène pour faire LA MUSIQUE LA PLUS EXTREME DU MONDE». C’est le mystère du Grand Impassible, qui permute le grand déballage du corps transgressé et le geste invisible, doigt à peine mouvant sur le potard de la pédale ou, mieux encore, sur le pad du Powerbook – c’est la plus belle révolution du noise numérique, mieux que les impassibles finlandais de Panas
onic et leurs machines magiques, le harsh noise Apple (Pita, Russell Haswell) n’a plus besoin de se mettre en scène du tout. On dira ainsi ce qu’on veut sur ce qu’a perdu la musique de Merzbow en rentrant dans l’ordinateur, à tort ou à raison : sur scène, Akita immobile avec un laptop qui délivre le bruit total, qui ne peint rien, propose l’expérience ultime d’un vertige insondable, sépulcral, abyssal, le regard vide de Gilles de Rais.
The Ideology of Noise
Attali écrit que « la musique dans l’espace des bruits est une canalisation de la violence », et l’auditeur de harsh noise, le hard disk bourré de rips MP3 de quarante-cinq tours ou de cassettes de noise obscur du début des 80s et de black latvien est en droit de se demander, qu’est-ce que c’est, donc, un bruit exagéré dans un espace de bruits ? C’est quoi, le bonheur du fan de harsh noise ? Il y a la catharsis de l’hétérogène, de l’informe dionysiaque, l’immanence acoustique de l’immersion, la submersion dans la violence, et la pure jouissance de l’anxiogène, la grande contradiction, maso, juvénile, qu’importe, la reconnaissance animale du bruit sur le corps, dans le corps. Et puis, juste avant et juste après : la reconnaissance connoisseuse du gourmet, qui sait pénétrer dans la boule de feu pour en apprécier les matières, les monticules, les crevasses et les contours, car la vérité, pour le noisehead, c’est que le harsh est fabuleusement riche, généreux, varié. L’internationale Noise se porte ainsi à merveille, pulsant à pleins poumons en éditions-mystères, cassettes en or (si,si, cassettes), split singles et 33 tours super épais, festivals-marathons, coffrets sans échelle, zines actifs et forums super exclusifs, titillée par les engouements hippie, metal sombre, spazz, idiot-rock qui emplissent les souterrains arty de toute la planète. Aux USA, après les légendes Emil Beaulieu (tête de RRR), Bastard Noise, Kevin Drumm, les posterboys parfaits de Wolf Eyes ont quasi chacun une base de ralliement entre les mains (Dilloway fait Nelson Records, Olson fait American Tapes, Connelly fait Gods of Tundra), et sont autant de rouages au sein d’une scène tentaculaire, pleine de noms magiques et autant de groupe one-shot, actifs ou inactifs, tous emmêlés, Nautical Almanach, Sickness, Forcefield, Lockweld, Sissy Spacek, LHD (ces trois-là avec le héros John Wiese, tête du label Helicopter), Kites, Metalux, Marcia Bassett (Zaimph, Hototogisu), Pedestrian Deposits, Oubliette, Prurient et le label Hospital. En Europe, il y a le grand Matthew Bower (Hototogisu, Skullflower), Andy Bolus, le nordic noise de Sewer Election, Anus Presley, Number Sore, Grunt, Jazkammer et Lasse Marhaug (tête de Jazzasin), et on me glisse à l’oreille que la scène parisienne, Helicoptère Sanglante, Tourette,Vomir ou Fred Nipi a beaucoup de bruit à dire, pour rien, pour tout. C’est que, si le harsh ne saura jamais se vassaliser, dans sa forme pure, au monde pop, il est capable d’imposer ses propres modes d’écoute, de critique, de terreur et de bonheur (la discographie infinie et infiniment variée de Merzbow, en horizon, semble contenir tous les bruits du corps et tous les bruits du monde, toutes les intentions, toutes les mal intentions), et si l’on ne pourra jamais retirer au harsh noise sa suprématie, sa dangerosité, son essence de stockage de mort, sa production immense et ses publics pourraient bien l’incarner, aussi, en bout de course, en activité constitutive, définitive, de l’animal humain.
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Mark Z. Danielewski, Entretien (Chronicart #38, septembre 2007)
Version brute de l'interview réalisée avec Romaric Sangars en juin 2007, à l'occasion de la version française d'Ô Revolutions, chez Denöel. Dossier complet paru dans Chronicart #38, septembre 2007.
Chronic’art : Pourquoi un roman d’amour ?
Mark Z. Danielewski: Quand j’étais jeune et que je désirais devenir écrivain, un des conseils que l’on m’avait donné était: « Ecris sur ce que tu connais ». J’ai réalisé que je ne me retrouvais pas dans cette idée, car si on n’écrit uniquement à propos de ce que l’on connaît, ce que l’on a personnellement expérimenté, alors on n’écrira jamais de science-fiction, ni des tas d’autres choses. S’il y a peut-être du vrai dans cette affirmation elle ne recouvre pas ce qu’il y a de vraiment excitant dans le fait de lire ou d’écrire. Pour moi, donc, ça a davantage été : « Ecris ce que tu aimes ». Parce que si vous aimez réellement quelque chose, vous allez finir par le connaître. Pour ce roman, j’avais un profond rapport d’amour avec mon sujet : une route ouverte à l’infini, et cette histoire de deux amants s’échappant de tout le reste. Ensuite, les raisons qui m’avaient conduit à ébaucher le roman devinrent plus complexes. La Maison des feuilles avait été un travail très intérieur, un travail « centripète ». Tout revenait sans cesse vers le centre, comme une introspection, de famille, de généalogie si l’on veut, mais c’était une expression constante de l’intériorité. Et j’ai réalisé que j’avais besoin d’aller à l’extérieur de moi-même. J’avais besoin d’écrire un livre « centrifuge », un livre qui mène vers le dehors de tout. La Maison des feuilles était une sorte de « pièce maîtresse », au sens de la dernière pièce que l’on crée pour ses maîtres, encore encombrée de leurs influences. Après quoi, il me fallait les quitter pour suivre ma propre direction, et O Révolutions incarne cela. Pourquoi ai-je décidé de consacrer six années de ma vie à deux adolescents sur la route ? La réponse la plus simple est juste que j’adorais cette idée et qu’un tel livre n’existait pas encore : j’adore les road movies, Bonnie and Clyde, Bad Lands, Tueurs Nés, mais en littérature un tel sujet n’avait pas été exploité. Je voulais posséder un tel livre et pouvoir l’offrir à ma petite amie en lui disant : « Allons-y, prenons la route, soyons Sam et Hailey et volons vers l’horizon ! »
Cela n’existait pas en littérature ?
Non... Bien sûr il y a Sur la route de Kerouac, mais Kerouac est tout seul sur la route : c’est la réponse la plus simple, même si ce n’est peut-être pas le plus pertinente. Se démarquer de ses influences pour créer quelque chose d’original, combattre pour ce désir d’innover, c’est précisément révolutionnaire. Et en dépit du fait que ce livre est influencé par de nombreuses sources, Patterson de William Carlos Williams, Dos Passos, Huckleberry Finn de Twain, Feuilles d’herbe de Whitman, les Préludes de Wordsworth, Milton, Apollinaire, ou Mallarmé, des influences qui étaient déjà présentes dans La Maison des feuilles, la perspective n’est pas la même. Il y a que quand vous avez seize ans, vous êtes contraint de toutes parts : par votre famille, par l’école, par les devoirs après l’école. Tout est supervisé pour vous. Vous n’êtes ni autorisé à voter, ni autorisé à boire, et pourtant vous commencez de vous sentir capable de faire toutes ces choses. Aux Etats-Unis, la seule chose permise, c’est conduire. Bien sûr, la majorité des adolescents n’ont pas les moyens de payer la voiture, l’essence, et ils n’ont de toute manière pas le temps de partir avec leur petite amie. Que font-ils ? À l’intérieur de cette sphère publique, ils s’inventent une sphère privée à travers le langage. Ils s’inventent des mots particuliers pour communiquer, un langage pour les parents, pour les flics, et l’invention de ce langage devient un acte de révolution. J’ai ainsi cherché à retrouver la langue vernaculaire des adolescents à travers les décennies. Le voyage de Sam et Hailey ne dure que cinq mois, mais s’étale également sur deux siècles, et le texte commence au printemps pour finir en hiver. Sam et Hailey utilisent des mots issus de différentes époques. Ils utilisent des mots de 1910, 1920, 1930, 1960, jusqu’au futur. La pratique est toujours la même mais l’invention est toujours différente. Pour dire « voiture » différents mots ont eu cours : « tire », « bagnole », « caisse »... À un niveau personnel, cet exercice consistait donc à sortir de la maison des maîtres et commencer à trouver ma propre source d’invention. Et dans le même temps, par les voies les plus ineffables et illogiques, il s’agissait également d’explorer ce que cela voulait dire d’ « être amoureux ».
Pensez-vous que l’adolescence entretienne un lien privilégié avec l’amour et la poésie ?
Absolument. C’est le moment le plus romantique de l’existence, une explosion du sentiment, de l’imagination, ce grand souffle qui fait advenir au monde. Mais d’un autre côté, le livre est aussi critique, il ne se contente pas d’exalter l’adolescence. C’est que je parle aussi de l’adolescence d’un pays : les Etats-Unis, trop consumé par ses impulsions, ce narcissisme, qui commence à peine à prendre conscience du type de dévastations que cela peut entraîner. La section centrale du livre se situe à Saint-Louis, dans les yeux de Sam et Hailey, ils s’imaginent soudain marcher place de la Concorde, ou bien du sable remplace le fleuve Mississipi, et c’est la partie du récit durant laquelle ils sont le plus connectés. Ils marchent et nouent des relations avec d’autres personnages, leur rapport à l’Europe, à l’Histoire et au reste de la société est plus prégnant, et c’est le moment où ils sont le plus en paix. Puis ils tournent le dos à tout ça, et ils s’enfuient loin vers leur chute, et la dévastation commence.
Ce milieu du livre, c’est le moment où, plutôt que de conduire, ils se contentent de marcher.
Exactement. Tout se base alors sur le commerce, mais pas en termes capitalistes : ils échangent des idées, ils sont toujours ouverts et reconnaissent la valeur de chacun. Quand ils finissent par s’en échapper, ils déclenchent le chaos. La métaphore est simple, puisque c’est qui se passe actuellement dans mon pays. J’ai la sensation, ou l’espoir, qu’actuellement cela est en train de changer à nouveau, mais ces dernières années, nous avions un président qui n’avait strictement rien à faire de l’Histoire, qui ne reconnaissait ni l’Europe ni aucun autre pays et qui imposait seulement une agression adolescente pour les raisons les plus falsifiées. C’était terrifiant, comme regarder un gosse stupide s’emballer tout seul dans la cour du lycée. Claro a réussi à faire transparaître cet aspect critique en filigrane grâce à certaines trouvailles, dans la manière dont il a littéralement recrée le livre. Ce livre est tellement singulier, repose sur des procédés tellement spécifiques, qu’il fallait un traducteur qui soit aussi un romancier, on ne pouvait pas se contenter d’appliquer une recette pour le traduire. Il a ainsi trouvé cette manière d’intégrer U.S. dans la typographie de « noUS », qui implique de nombreuses résonances comme « no U.S. » ou « no us », une négation évidente.
Vous avez posé des faits historiques en miroir de chaque événement vécu par Sam et Hailey dans les « chromosaïques ». Etait-ce une manière de confronter les Etats-Unis à leur propre histoire ?
À la sortie de La Maison des feuilles, après avoir marché seul pendant si longtemps, j’ai été profondément heureux de l’attention que le livre a attiré. Mais ce dernier exigeait que l’on revienne sans cesse à lui, avec ses multiples renvois, ses appendices, comme quelque chose de très égotique. C’était gratifiant et séduisant, mais aussi dangereux. Est-ce vraiment le but d’un livre de créer cette espèce de culte religieux pour lui-même ? Il y a des textes qui nient le monde. Et je méprise cela. C’est la pire manière d’écrire, c’est grotesque, arrogant, égocentrique. Adolescent, dans le pire des sens. C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’un livre qui conduise systématiquement au-dehors de lui-même. Si on lit O Révolutions seulement dans sa perspective intérieure, on comprend de moins en moins clairement ce qu’il veut dire, mais si on le met en lien avec l’extérieur, on le comprend de mieux en mieux. C’est lié à la forme-même du livre. Prenons un exemple : lorsque nous sommes dans les années 20 au niveau des « chronomosaïques », c’est une époque d’excès, d’extravagances, de fêtes perpétuelles, et la décennie s’achève sur le crash de Wall Street. On connaît cette expression fameuse : « Wall Street a éternué et le reste du monde a pris froid ». Parallèlement, Sam et Hailey sont invités à une fête et cette fête est une métaphore des années folles et au moment où a lieu le Crash, Hailey éternue : elle incarne alors le proverbe et l’histoire. Le rapport au monde des adolescents est complexe : parfois ils subissent l’Histoire, parfois ils la font, parfois ils sont complètement au-dehors. Et c’est ce que j’ai essayé de représenter formellement par la disposition des textes sur la page. Ces divisions, ces marges, donnent l’impression de voir une route qui défile ; comme lorsque, sur la route, les paysages se brouillent pour ne devenir qu’un défilement flou. On sait qu’on avance, mais on ne peut vraiment voir. C’est ce qui a lieu avec les « chronomosaïques ». Et c’est ainsi qu’il faut lire le livre. Nous en parlions avec Claro à midi : autant il faut être obsessionnel et compulsif pour écrire ou traduire une telle chose, autant la lire demande une attitude opposée. Parce que plus on essaie de saisir la totalité d’un coup, moins on parvient à comprendre ce qu’on lit.
Le livre impose pourtant ses propres méthodes de lectures et son propre tempo.
Je ne peux pas parler au nom de chaque lecteur, chacun doit trouver son propre rythme et ses propres techniques de lecture, mais les rythmes inclus dans le texte reflètent les époques : il y a certains effets hip-hop, d’autres be-bop, d’autres folk, alors qu’en même temps Sam et Hailey créent leur propre musique. Il y a beaucoup de rimes dans le texte, mais elles traversent le livre, elles ne se répondent pas nécessairement sur la même page. Par exemple, le premier mot de la première page de Sam rime avec le premier mot de la première page de Hailey, de l’autre côté du livre. Des jeux de cache-cache qui font tourner le livre et lui confèrent sa propre musique.
Le mode opératoire du livre fait d’ailleurs penser à un disque vinyle que l’on peut lire sur les deux faces…
Absolument, mais il s’apparente aussu à une pièce de monnaie que l’on peut jeter en l’air pour jouer à pile ou face.
La réévaluation du livre en tant qu’objet fait partie de votre projet littéraire. Tentez-vous, comme Apollinaire à l’époque de la radio, de conférer une nouvelle valeur au livre en tant qu’objet ?
Disons que cela ne m’intéresse pas d’être un porteur de drapeau au nom des vieux livres. Il se trouve pourtant que j’aime toujours le potentiel des livres, sans pour autant avoir aucun rapport fétichiste à l’objet. Mes roman ne commencent pas sur des considérations formelles de typographie ou de mise en page, ils commencent avec une histoire. Tout mon problème consiste à trouver les moyens de raconter cette histoire. Il se trouve que dans le cas de ce, deuxième roman, je me suis posé la question de sa représentation physique : je me suis demandé s’il ne faudrait peut-être pas deux livres, ou alors si les voix des deux protagonistes ne pourraient pas être écrites côte à côte, ou bien me contenter d’une focalisation unique. Puis j’ai eu l’idée d’un livre qui représente leur relation: chacun possédant une face pour dire la manière dont il voyait l’autre, dont il voyait le monde, dont il parlait de l’autre et entendait l’autre parler de lui. Au début du livre, leur ego est très important, et les caractères typographiques sont très grands, et au fur et à mesure qu’ils voyagent ensemble, ils deviennent de plus en plus proches jusqu’à ce que la manière dont ils se perçoivent l’un l’autre devienne à peu près exacte, au milieu du livre lorsqu’ils travaillent et sont impliqués dans le monde. La manière dont ils perçoivent le monde aussi est à peu près exacte, ils perçoivent davantage l’Histoire et les autres villes qui sont impliquées dans la construction de l’Amérique. Et à ce moment là, les caractères de leurs textes respectifs sont égaux. Mais ensuite, ils reprennent le voyage, et ils commencent à se perdre, et les caractères rapetissent de plus en plus. Seul un livre pouvait représenter ainsi cette relation.
Le livre n’est-il pas, d’ailleurs, autant un cercle qu’une croix ?
Si on dépliait le livre en posant chaque page côte à côte on se retrouverait en effet devant une croix. Mon but était de résoudre une vieille question: comment inclure le fini dans l’infini ? Il y a des cycles de vie, des cycles de saisons, un adolescent cette année sera remplacé par un autre adolescent l’année prochaine, dans mille ans il y aura d’autres adolescents, ainsi, le livre lui-même est inclus dans un cercle et l’histoire se développe sur 360 pages comme les 360 degrés du cercle. Pourtant, ensuite, à l’intérieur de ce cercle infini qui est aussi le cercle des planètes, se situe une ligne finie d’un moment particulier du temps: on naît, on grandit, on vieillit, on meurt. Contrairement à Finnegans Wake, le livre ne se répète pas infiniment : à la fin des deux parties du livre, Sam et Hailey meurent. C’est une tragédie, c’est un suicide d’adolescents sur une montagne. Peut-être que d’autres adolescents viendront pour réincarner l’histoire, mais cette ligne-là s’interrompt.
Et c’est aussi la raison pour laquelle la trame historique parallèle est continue ?
Oui, absolument. D’ailleurs, la partie de Sam commence en 1869 à l’époque d’une guerre civile, mais la partie de Hailey commence aussi à l’époque d’une guerre civile, car 1969 était une espèce de guerre civile sociale. Si le livre va ensuite vers le futur, c’est parce qu’il fallait que demeure un lieu d’ouverture : le lecteur peut écrire lui-mêm les évènements qui se produiront dans les années futures, sous les dates l’espace est vierge.
Peut on s’attendre à des éditions mises à jour dans le futur, ou vous aurez vous-même rempli cet espace vierge?
Non, je ne ferai jamais ça, précisément parce que cet espace futur appartient au lecteur. Ce serait formidable de comparer les livres de différents lecteurs, dans le futur.
Vos lecteurs ont également été impliqués dans le livre, via votre site internet, quand vous leur avez demandé de vous donner des noms d’animaux, de voitures et des dates pour le projet « That »…
Oui, il s’agissait encore d’aller voir dehors. J’ai été très chanceux avec La Maison des feuilles, parce qu’il y a eu cet étrange phénomène qui m’a amené à voyager, à faire des lectures, à rencontrer beaucoup de gens de tout âge. Et j’ai commencé à entendre beaucoup d’histoires, les gens me racontaient leurs expériences, bonnes ou mauvaises, des vieux qui me racontaient comment ils vivaient à seize ans… J’ai fini par étendre cela au web quand le projet à commencer à se préciser. Pour les chromosaïques, certains évènements qu’on me soumettait étaient évidents, mais d’autres étaient bien plus personnels, et c’était très important pour moi car il fallait que l’Histoire soit à la fois reconnaissable et méconnaissable. Cette pratique m’a également inspiré les activités de Sam et Hailey. quelles voitures ils allaient conduire et où ils allaient conduire, leur expérience de travail dans un restaurant…
On pourrait s’attendre à ce qu’un auteur comme vous, qui dissimule tant d’énigmes et de secrets dans ses livres, soit aussi un personnage secret. Vous êtes pourtant un écrivain qui semble avoir à cœur de rencontrer son public.
Quand j’étais plus jeune j’éprouvais beaucoup d’admiration pour des écrivains invisibles comme Salinger ou Pynchon. Il se trouve que je suis bien plus à l’aise devant un public que beaucoup d’autres écrivains, je n’allais donc pas faire semblant du contraire, juste pour singer une posture ! J’ai l’impression d’apprendre sur moi-même à travers les autres. Le plus important demeure le fait qu’au contact de ces petits secrets éparpillés dans le livre, l’esprit s’élargit, nourri par sa curiosité. Si j’arrive à intéresser le lecteur avec O Révolutions, à exciter sa curiosité, il devrait transmettre cette curiosité à l’extérieur du livre, vers et pour le monde. Le monde deviendra meilleur, et s’il devient meilleur, je gagne aussi à la fin. Il n’y a rien de plus excitant que d’être entouré de gens curieux, qui enrichissent immédiatement mon travail. Évidemment, à travers ces secrets qui grouillent dans mes textes, je parle également de contrôle, des secrets qui forment par exemple ce brouillard autour des activités de l’administration américaine. Ça n’a rien à voir avec le bonheur du peuple, le but est de cacher les activités grotesques qui sont mises en œuvre pour enrichir certaines entreprises privées, qui enfantent corruption et fraude. Mes secrets essayent au contraire de toucher à l’honnêteté: chacun doit reconnaître qu’en révélant une chose, on en cache systématiquement une autre plus enfouie.
Malgré l’immense histoire du modernisme et du postmodernisme américain qui vous précède, vous êtes quasiment devenu un emblème de l’expérimentation visible sur la page dans le monde des lettres américaines. Est-ce que vous avez jamais ressenti une pression extérieure pour inventer des formes inédites ?
Pour moi, le but sera toujours de raconter une histoire, de la manière la plus précise possible par rapport à ce que j’ai en tête, avec les formes les mieux adaptées. J’essaye d’atteindre une essence plus large, en évitant la répétition, en essayant d’éviter de régurgiter ce que, par exemple, la science classique essaye de nous faire avaler, qu’un atome est juste un noyau avec des électrons qui tournent autour alors que dans le détails la réalité est beaucoup plus complexe : il y a plein d’éléments à l’intérieur du noyau et les électrons ne tournent pas en cercles parfaits mais en mouvements ondulatoires très complexes. Vous pouvez aussi bien voir une chaise comme un brouillard quantique de possibilités… Ce n’est pas une question de style, c’est une question de la manière dont on voit, dont on aborde le monde. Si j’étais ignorant de la complexité du réel, je le décrirais avec cette ignorance. De la même manière, tout découle de l’histoire que j’ai à raconter. C’est l’essence de la maison qui a déterminé la forme de La Maison de feuilles, pas le contraire, et c’est Sam et Hailey, leur âge, leur voyage, qui ont fait la forme de O Révolutions. Tout récemment, des extraits des formes préparatoires du roman ont été publiés dans Gulf Coast, une revue littéraire texane fondée par Donald Barthelme dans les années 70. On peut y voir sept planches des premières pages de la version de Sam, à différents stades de l’élaboration de la forme, et on peut comprendre comment le texte a déterminé sa forme. Il ne s’agissait absolument pas d’élaborer une forme conceptuelle ou d’essayer de raconter une histoire avec, mais ce qui avait lieu était un aller-retour incessant : les éléments historiques ont d’abord été dans le texte principal, puis ils en sont sortis, par exemple. Ensuite, à propos de cette histoire d’emblème : il faut se rappeler que quand j’ai publié Only Revolutions, je n’avais publié qu’un seul livre ! Ce deuxième roman, qui est si différent du premier, me permet enfin d’affirmer une vraie identité : ceux qui sauront la comprendre et l’apprécier pourront enfin se faire une vraie idée de quel genre d’écrivain je suis. Ceux qui ont surtout aimé les strip-teaseuses tatouées et la dimension gothique de La Maison des feuilles, les cyniques qui ont surtout aimé le chaos un peu noir qui s’en dégageait vont être très déçus, c’est certain. Only Revolutions parle autant de la liberté de ses personnages que de ma propre libération : tout a changé avec ce deuxième livre, et il y a un prix à payer : j’aurais sûrement gagné plus d’argent en devenant une usine à écrire de La Maison des feuilles, j’aurais sûrement plu aux critiques. J’ai préféré prendre un détour, et me défaire de la geôle.
En termes d’interaction entre fond et forme, Only Revolutions est un point-limite parfait... Est-ce que vous pensez que vous seriez capable de vous approprier des formes de récit plus linéaires, plus proches du roman classique ?
Mais pour utiliser des formes linéaires, il faudrait que ce soit motivé par l’histoire. Comme un vrai joaillier, qui utilise une belle pierre pour un bijou, part de la pierre. Si je voulais écrire un roman français, il faudrait que je déménage à Paris, peut-être, que je jette mon ordinateur, que j’utilise un crayon papier à la place, et que j’essaye de l’écrire en deux semaines. Ça pourrait arriver demain ! J’ai dû mettre en place tout système technologique spécial pour écrire O Révolutions, utiliser deux écrans, certains logiciels, et puis, à certains moments, quand la technologie ne suffisait plus, j’ai dû retourner les écrans à la main… même si le curseur avançait à l’envers ! (rires) . La technologie est une influence : Faulkner était intéressé par l’utilisation des couleurs dans ses textes, mais c’était encore trop tôt dans l’histoire de la photocomposition. Les réseaux démultiplient certainement la définition de l’érudition. Mais la plus grande influence du livre est l’Histoire: c’est là que j’ai trouvé le plus de surprises, le plus d’inattendu. C’est comme nager dans la mer : tu as appris à nager dans une piscine, mais c’est toujours différent quand tu es plongé dans l’océan.
O Révolution est-il encore un roman ? Ne s’agit-il pas davantage de poésie en prose ou d’autre chose encore ?
Un poème épique a fini dans la Reader’s List du New York Times ! Mais dans ma terminologie personnelle, c’est un roman, ce qu’un roman devrait être. On a dit que c’était un roman postmoderne, et pour tout vous dire, je ne pense pas que ce soit un roman postmoderne. La Maison des feuilles est postmoderne, pas O Révolutions. Le postmodernisme oppose culture officielle et culture pop. Je suis assez fier de manquer de terminologie pour qualifier le livre, pour tout dire.
Pour conclure : vous semblez très attaché au romantisme qui anime Sam et Hailey, et vous l’évoquer sans une once d’ironie, quelque chose de très rare à notre époque littéraire. Jusqu’à quel point y croyez vous vous-même ?
Bien sûr, Sam et Hailey sont des personnages tout autant singuliers que génériques. Ils sont des sortes de bouffons, jamais conscients de leur ridicule, et des enfants sauvages, aussi, très naïfs. Il y a une liberté dans leur ignorance, une immunité. Est-ce que je me retrouve en eux ? Bien sûr. Je rêve de leur ressembler. Je sais aussi que je ne serai plus jamais comme eux. Quand j’ai commencé à écrire le roman, j’étais à un moment de ma vie où je pouvais en même temps clairement regarder ma jeunesse, et voir l’obscurité de l’époque dans laquelle j’étais en train de pénétrer. Plus j’avance dans l’ombre, plus je mûris, moins j’y vois clair.
Chronic’art : Pourquoi un roman d’amour ?
Mark Z. Danielewski: Quand j’étais jeune et que je désirais devenir écrivain, un des conseils que l’on m’avait donné était: « Ecris sur ce que tu connais ». J’ai réalisé que je ne me retrouvais pas dans cette idée, car si on n’écrit uniquement à propos de ce que l’on connaît, ce que l’on a personnellement expérimenté, alors on n’écrira jamais de science-fiction, ni des tas d’autres choses. S’il y a peut-être du vrai dans cette affirmation elle ne recouvre pas ce qu’il y a de vraiment excitant dans le fait de lire ou d’écrire. Pour moi, donc, ça a davantage été : « Ecris ce que tu aimes ». Parce que si vous aimez réellement quelque chose, vous allez finir par le connaître. Pour ce roman, j’avais un profond rapport d’amour avec mon sujet : une route ouverte à l’infini, et cette histoire de deux amants s’échappant de tout le reste. Ensuite, les raisons qui m’avaient conduit à ébaucher le roman devinrent plus complexes. La Maison des feuilles avait été un travail très intérieur, un travail « centripète ». Tout revenait sans cesse vers le centre, comme une introspection, de famille, de généalogie si l’on veut, mais c’était une expression constante de l’intériorité. Et j’ai réalisé que j’avais besoin d’aller à l’extérieur de moi-même. J’avais besoin d’écrire un livre « centrifuge », un livre qui mène vers le dehors de tout. La Maison des feuilles était une sorte de « pièce maîtresse », au sens de la dernière pièce que l’on crée pour ses maîtres, encore encombrée de leurs influences. Après quoi, il me fallait les quitter pour suivre ma propre direction, et O Révolutions incarne cela. Pourquoi ai-je décidé de consacrer six années de ma vie à deux adolescents sur la route ? La réponse la plus simple est juste que j’adorais cette idée et qu’un tel livre n’existait pas encore : j’adore les road movies, Bonnie and Clyde, Bad Lands, Tueurs Nés, mais en littérature un tel sujet n’avait pas été exploité. Je voulais posséder un tel livre et pouvoir l’offrir à ma petite amie en lui disant : « Allons-y, prenons la route, soyons Sam et Hailey et volons vers l’horizon ! »
Cela n’existait pas en littérature ?
Non... Bien sûr il y a Sur la route de Kerouac, mais Kerouac est tout seul sur la route : c’est la réponse la plus simple, même si ce n’est peut-être pas le plus pertinente. Se démarquer de ses influences pour créer quelque chose d’original, combattre pour ce désir d’innover, c’est précisément révolutionnaire. Et en dépit du fait que ce livre est influencé par de nombreuses sources, Patterson de William Carlos Williams, Dos Passos, Huckleberry Finn de Twain, Feuilles d’herbe de Whitman, les Préludes de Wordsworth, Milton, Apollinaire, ou Mallarmé, des influences qui étaient déjà présentes dans La Maison des feuilles, la perspective n’est pas la même. Il y a que quand vous avez seize ans, vous êtes contraint de toutes parts : par votre famille, par l’école, par les devoirs après l’école. Tout est supervisé pour vous. Vous n’êtes ni autorisé à voter, ni autorisé à boire, et pourtant vous commencez de vous sentir capable de faire toutes ces choses. Aux Etats-Unis, la seule chose permise, c’est conduire. Bien sûr, la majorité des adolescents n’ont pas les moyens de payer la voiture, l’essence, et ils n’ont de toute manière pas le temps de partir avec leur petite amie. Que font-ils ? À l’intérieur de cette sphère publique, ils s’inventent une sphère privée à travers le langage. Ils s’inventent des mots particuliers pour communiquer, un langage pour les parents, pour les flics, et l’invention de ce langage devient un acte de révolution. J’ai ainsi cherché à retrouver la langue vernaculaire des adolescents à travers les décennies. Le voyage de Sam et Hailey ne dure que cinq mois, mais s’étale également sur deux siècles, et le texte commence au printemps pour finir en hiver. Sam et Hailey utilisent des mots issus de différentes époques. Ils utilisent des mots de 1910, 1920, 1930, 1960, jusqu’au futur. La pratique est toujours la même mais l’invention est toujours différente. Pour dire « voiture » différents mots ont eu cours : « tire », « bagnole », « caisse »... À un niveau personnel, cet exercice consistait donc à sortir de la maison des maîtres et commencer à trouver ma propre source d’invention. Et dans le même temps, par les voies les plus ineffables et illogiques, il s’agissait également d’explorer ce que cela voulait dire d’ « être amoureux ».
Pensez-vous que l’adolescence entretienne un lien privilégié avec l’amour et la poésie ?
Absolument. C’est le moment le plus romantique de l’existence, une explosion du sentiment, de l’imagination, ce grand souffle qui fait advenir au monde. Mais d’un autre côté, le livre est aussi critique, il ne se contente pas d’exalter l’adolescence. C’est que je parle aussi de l’adolescence d’un pays : les Etats-Unis, trop consumé par ses impulsions, ce narcissisme, qui commence à peine à prendre conscience du type de dévastations que cela peut entraîner. La section centrale du livre se situe à Saint-Louis, dans les yeux de Sam et Hailey, ils s’imaginent soudain marcher place de la Concorde, ou bien du sable remplace le fleuve Mississipi, et c’est la partie du récit durant laquelle ils sont le plus connectés. Ils marchent et nouent des relations avec d’autres personnages, leur rapport à l’Europe, à l’Histoire et au reste de la société est plus prégnant, et c’est le moment où ils sont le plus en paix. Puis ils tournent le dos à tout ça, et ils s’enfuient loin vers leur chute, et la dévastation commence.
Ce milieu du livre, c’est le moment où, plutôt que de conduire, ils se contentent de marcher.
Exactement. Tout se base alors sur le commerce, mais pas en termes capitalistes : ils échangent des idées, ils sont toujours ouverts et reconnaissent la valeur de chacun. Quand ils finissent par s’en échapper, ils déclenchent le chaos. La métaphore est simple, puisque c’est qui se passe actuellement dans mon pays. J’ai la sensation, ou l’espoir, qu’actuellement cela est en train de changer à nouveau, mais ces dernières années, nous avions un président qui n’avait strictement rien à faire de l’Histoire, qui ne reconnaissait ni l’Europe ni aucun autre pays et qui imposait seulement une agression adolescente pour les raisons les plus falsifiées. C’était terrifiant, comme regarder un gosse stupide s’emballer tout seul dans la cour du lycée. Claro a réussi à faire transparaître cet aspect critique en filigrane grâce à certaines trouvailles, dans la manière dont il a littéralement recrée le livre. Ce livre est tellement singulier, repose sur des procédés tellement spécifiques, qu’il fallait un traducteur qui soit aussi un romancier, on ne pouvait pas se contenter d’appliquer une recette pour le traduire. Il a ainsi trouvé cette manière d’intégrer U.S. dans la typographie de « noUS », qui implique de nombreuses résonances comme « no U.S. » ou « no us », une négation évidente.
Vous avez posé des faits historiques en miroir de chaque événement vécu par Sam et Hailey dans les « chromosaïques ». Etait-ce une manière de confronter les Etats-Unis à leur propre histoire ?
À la sortie de La Maison des feuilles, après avoir marché seul pendant si longtemps, j’ai été profondément heureux de l’attention que le livre a attiré. Mais ce dernier exigeait que l’on revienne sans cesse à lui, avec ses multiples renvois, ses appendices, comme quelque chose de très égotique. C’était gratifiant et séduisant, mais aussi dangereux. Est-ce vraiment le but d’un livre de créer cette espèce de culte religieux pour lui-même ? Il y a des textes qui nient le monde. Et je méprise cela. C’est la pire manière d’écrire, c’est grotesque, arrogant, égocentrique. Adolescent, dans le pire des sens. C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’un livre qui conduise systématiquement au-dehors de lui-même. Si on lit O Révolutions seulement dans sa perspective intérieure, on comprend de moins en moins clairement ce qu’il veut dire, mais si on le met en lien avec l’extérieur, on le comprend de mieux en mieux. C’est lié à la forme-même du livre. Prenons un exemple : lorsque nous sommes dans les années 20 au niveau des « chronomosaïques », c’est une époque d’excès, d’extravagances, de fêtes perpétuelles, et la décennie s’achève sur le crash de Wall Street. On connaît cette expression fameuse : « Wall Street a éternué et le reste du monde a pris froid ». Parallèlement, Sam et Hailey sont invités à une fête et cette fête est une métaphore des années folles et au moment où a lieu le Crash, Hailey éternue : elle incarne alors le proverbe et l’histoire. Le rapport au monde des adolescents est complexe : parfois ils subissent l’Histoire, parfois ils la font, parfois ils sont complètement au-dehors. Et c’est ce que j’ai essayé de représenter formellement par la disposition des textes sur la page. Ces divisions, ces marges, donnent l’impression de voir une route qui défile ; comme lorsque, sur la route, les paysages se brouillent pour ne devenir qu’un défilement flou. On sait qu’on avance, mais on ne peut vraiment voir. C’est ce qui a lieu avec les « chronomosaïques ». Et c’est ainsi qu’il faut lire le livre. Nous en parlions avec Claro à midi : autant il faut être obsessionnel et compulsif pour écrire ou traduire une telle chose, autant la lire demande une attitude opposée. Parce que plus on essaie de saisir la totalité d’un coup, moins on parvient à comprendre ce qu’on lit.
Le livre impose pourtant ses propres méthodes de lectures et son propre tempo.
Je ne peux pas parler au nom de chaque lecteur, chacun doit trouver son propre rythme et ses propres techniques de lecture, mais les rythmes inclus dans le texte reflètent les époques : il y a certains effets hip-hop, d’autres be-bop, d’autres folk, alors qu’en même temps Sam et Hailey créent leur propre musique. Il y a beaucoup de rimes dans le texte, mais elles traversent le livre, elles ne se répondent pas nécessairement sur la même page. Par exemple, le premier mot de la première page de Sam rime avec le premier mot de la première page de Hailey, de l’autre côté du livre. Des jeux de cache-cache qui font tourner le livre et lui confèrent sa propre musique.
Le mode opératoire du livre fait d’ailleurs penser à un disque vinyle que l’on peut lire sur les deux faces…
Absolument, mais il s’apparente aussu à une pièce de monnaie que l’on peut jeter en l’air pour jouer à pile ou face.
La réévaluation du livre en tant qu’objet fait partie de votre projet littéraire. Tentez-vous, comme Apollinaire à l’époque de la radio, de conférer une nouvelle valeur au livre en tant qu’objet ?
Disons que cela ne m’intéresse pas d’être un porteur de drapeau au nom des vieux livres. Il se trouve pourtant que j’aime toujours le potentiel des livres, sans pour autant avoir aucun rapport fétichiste à l’objet. Mes roman ne commencent pas sur des considérations formelles de typographie ou de mise en page, ils commencent avec une histoire. Tout mon problème consiste à trouver les moyens de raconter cette histoire. Il se trouve que dans le cas de ce, deuxième roman, je me suis posé la question de sa représentation physique : je me suis demandé s’il ne faudrait peut-être pas deux livres, ou alors si les voix des deux protagonistes ne pourraient pas être écrites côte à côte, ou bien me contenter d’une focalisation unique. Puis j’ai eu l’idée d’un livre qui représente leur relation: chacun possédant une face pour dire la manière dont il voyait l’autre, dont il voyait le monde, dont il parlait de l’autre et entendait l’autre parler de lui. Au début du livre, leur ego est très important, et les caractères typographiques sont très grands, et au fur et à mesure qu’ils voyagent ensemble, ils deviennent de plus en plus proches jusqu’à ce que la manière dont ils se perçoivent l’un l’autre devienne à peu près exacte, au milieu du livre lorsqu’ils travaillent et sont impliqués dans le monde. La manière dont ils perçoivent le monde aussi est à peu près exacte, ils perçoivent davantage l’Histoire et les autres villes qui sont impliquées dans la construction de l’Amérique. Et à ce moment là, les caractères de leurs textes respectifs sont égaux. Mais ensuite, ils reprennent le voyage, et ils commencent à se perdre, et les caractères rapetissent de plus en plus. Seul un livre pouvait représenter ainsi cette relation.
Le livre n’est-il pas, d’ailleurs, autant un cercle qu’une croix ?
Si on dépliait le livre en posant chaque page côte à côte on se retrouverait en effet devant une croix. Mon but était de résoudre une vieille question: comment inclure le fini dans l’infini ? Il y a des cycles de vie, des cycles de saisons, un adolescent cette année sera remplacé par un autre adolescent l’année prochaine, dans mille ans il y aura d’autres adolescents, ainsi, le livre lui-même est inclus dans un cercle et l’histoire se développe sur 360 pages comme les 360 degrés du cercle. Pourtant, ensuite, à l’intérieur de ce cercle infini qui est aussi le cercle des planètes, se situe une ligne finie d’un moment particulier du temps: on naît, on grandit, on vieillit, on meurt. Contrairement à Finnegans Wake, le livre ne se répète pas infiniment : à la fin des deux parties du livre, Sam et Hailey meurent. C’est une tragédie, c’est un suicide d’adolescents sur une montagne. Peut-être que d’autres adolescents viendront pour réincarner l’histoire, mais cette ligne-là s’interrompt.
Et c’est aussi la raison pour laquelle la trame historique parallèle est continue ?
Oui, absolument. D’ailleurs, la partie de Sam commence en 1869 à l’époque d’une guerre civile, mais la partie de Hailey commence aussi à l’époque d’une guerre civile, car 1969 était une espèce de guerre civile sociale. Si le livre va ensuite vers le futur, c’est parce qu’il fallait que demeure un lieu d’ouverture : le lecteur peut écrire lui-mêm les évènements qui se produiront dans les années futures, sous les dates l’espace est vierge.
Peut on s’attendre à des éditions mises à jour dans le futur, ou vous aurez vous-même rempli cet espace vierge?
Non, je ne ferai jamais ça, précisément parce que cet espace futur appartient au lecteur. Ce serait formidable de comparer les livres de différents lecteurs, dans le futur.
Vos lecteurs ont également été impliqués dans le livre, via votre site internet, quand vous leur avez demandé de vous donner des noms d’animaux, de voitures et des dates pour le projet « That »…
Oui, il s’agissait encore d’aller voir dehors. J’ai été très chanceux avec La Maison des feuilles, parce qu’il y a eu cet étrange phénomène qui m’a amené à voyager, à faire des lectures, à rencontrer beaucoup de gens de tout âge. Et j’ai commencé à entendre beaucoup d’histoires, les gens me racontaient leurs expériences, bonnes ou mauvaises, des vieux qui me racontaient comment ils vivaient à seize ans… J’ai fini par étendre cela au web quand le projet à commencer à se préciser. Pour les chromosaïques, certains évènements qu’on me soumettait étaient évidents, mais d’autres étaient bien plus personnels, et c’était très important pour moi car il fallait que l’Histoire soit à la fois reconnaissable et méconnaissable. Cette pratique m’a également inspiré les activités de Sam et Hailey. quelles voitures ils allaient conduire et où ils allaient conduire, leur expérience de travail dans un restaurant…
On pourrait s’attendre à ce qu’un auteur comme vous, qui dissimule tant d’énigmes et de secrets dans ses livres, soit aussi un personnage secret. Vous êtes pourtant un écrivain qui semble avoir à cœur de rencontrer son public.
Quand j’étais plus jeune j’éprouvais beaucoup d’admiration pour des écrivains invisibles comme Salinger ou Pynchon. Il se trouve que je suis bien plus à l’aise devant un public que beaucoup d’autres écrivains, je n’allais donc pas faire semblant du contraire, juste pour singer une posture ! J’ai l’impression d’apprendre sur moi-même à travers les autres. Le plus important demeure le fait qu’au contact de ces petits secrets éparpillés dans le livre, l’esprit s’élargit, nourri par sa curiosité. Si j’arrive à intéresser le lecteur avec O Révolutions, à exciter sa curiosité, il devrait transmettre cette curiosité à l’extérieur du livre, vers et pour le monde. Le monde deviendra meilleur, et s’il devient meilleur, je gagne aussi à la fin. Il n’y a rien de plus excitant que d’être entouré de gens curieux, qui enrichissent immédiatement mon travail. Évidemment, à travers ces secrets qui grouillent dans mes textes, je parle également de contrôle, des secrets qui forment par exemple ce brouillard autour des activités de l’administration américaine. Ça n’a rien à voir avec le bonheur du peuple, le but est de cacher les activités grotesques qui sont mises en œuvre pour enrichir certaines entreprises privées, qui enfantent corruption et fraude. Mes secrets essayent au contraire de toucher à l’honnêteté: chacun doit reconnaître qu’en révélant une chose, on en cache systématiquement une autre plus enfouie.
Malgré l’immense histoire du modernisme et du postmodernisme américain qui vous précède, vous êtes quasiment devenu un emblème de l’expérimentation visible sur la page dans le monde des lettres américaines. Est-ce que vous avez jamais ressenti une pression extérieure pour inventer des formes inédites ?
Pour moi, le but sera toujours de raconter une histoire, de la manière la plus précise possible par rapport à ce que j’ai en tête, avec les formes les mieux adaptées. J’essaye d’atteindre une essence plus large, en évitant la répétition, en essayant d’éviter de régurgiter ce que, par exemple, la science classique essaye de nous faire avaler, qu’un atome est juste un noyau avec des électrons qui tournent autour alors que dans le détails la réalité est beaucoup plus complexe : il y a plein d’éléments à l’intérieur du noyau et les électrons ne tournent pas en cercles parfaits mais en mouvements ondulatoires très complexes. Vous pouvez aussi bien voir une chaise comme un brouillard quantique de possibilités… Ce n’est pas une question de style, c’est une question de la manière dont on voit, dont on aborde le monde. Si j’étais ignorant de la complexité du réel, je le décrirais avec cette ignorance. De la même manière, tout découle de l’histoire que j’ai à raconter. C’est l’essence de la maison qui a déterminé la forme de La Maison de feuilles, pas le contraire, et c’est Sam et Hailey, leur âge, leur voyage, qui ont fait la forme de O Révolutions. Tout récemment, des extraits des formes préparatoires du roman ont été publiés dans Gulf Coast, une revue littéraire texane fondée par Donald Barthelme dans les années 70. On peut y voir sept planches des premières pages de la version de Sam, à différents stades de l’élaboration de la forme, et on peut comprendre comment le texte a déterminé sa forme. Il ne s’agissait absolument pas d’élaborer une forme conceptuelle ou d’essayer de raconter une histoire avec, mais ce qui avait lieu était un aller-retour incessant : les éléments historiques ont d’abord été dans le texte principal, puis ils en sont sortis, par exemple. Ensuite, à propos de cette histoire d’emblème : il faut se rappeler que quand j’ai publié Only Revolutions, je n’avais publié qu’un seul livre ! Ce deuxième roman, qui est si différent du premier, me permet enfin d’affirmer une vraie identité : ceux qui sauront la comprendre et l’apprécier pourront enfin se faire une vraie idée de quel genre d’écrivain je suis. Ceux qui ont surtout aimé les strip-teaseuses tatouées et la dimension gothique de La Maison des feuilles, les cyniques qui ont surtout aimé le chaos un peu noir qui s’en dégageait vont être très déçus, c’est certain. Only Revolutions parle autant de la liberté de ses personnages que de ma propre libération : tout a changé avec ce deuxième livre, et il y a un prix à payer : j’aurais sûrement gagné plus d’argent en devenant une usine à écrire de La Maison des feuilles, j’aurais sûrement plu aux critiques. J’ai préféré prendre un détour, et me défaire de la geôle.
En termes d’interaction entre fond et forme, Only Revolutions est un point-limite parfait... Est-ce que vous pensez que vous seriez capable de vous approprier des formes de récit plus linéaires, plus proches du roman classique ?
Mais pour utiliser des formes linéaires, il faudrait que ce soit motivé par l’histoire. Comme un vrai joaillier, qui utilise une belle pierre pour un bijou, part de la pierre. Si je voulais écrire un roman français, il faudrait que je déménage à Paris, peut-être, que je jette mon ordinateur, que j’utilise un crayon papier à la place, et que j’essaye de l’écrire en deux semaines. Ça pourrait arriver demain ! J’ai dû mettre en place tout système technologique spécial pour écrire O Révolutions, utiliser deux écrans, certains logiciels, et puis, à certains moments, quand la technologie ne suffisait plus, j’ai dû retourner les écrans à la main… même si le curseur avançait à l’envers ! (rires) . La technologie est une influence : Faulkner était intéressé par l’utilisation des couleurs dans ses textes, mais c’était encore trop tôt dans l’histoire de la photocomposition. Les réseaux démultiplient certainement la définition de l’érudition. Mais la plus grande influence du livre est l’Histoire: c’est là que j’ai trouvé le plus de surprises, le plus d’inattendu. C’est comme nager dans la mer : tu as appris à nager dans une piscine, mais c’est toujours différent quand tu es plongé dans l’océan.
O Révolution est-il encore un roman ? Ne s’agit-il pas davantage de poésie en prose ou d’autre chose encore ?
Un poème épique a fini dans la Reader’s List du New York Times ! Mais dans ma terminologie personnelle, c’est un roman, ce qu’un roman devrait être. On a dit que c’était un roman postmoderne, et pour tout vous dire, je ne pense pas que ce soit un roman postmoderne. La Maison des feuilles est postmoderne, pas O Révolutions. Le postmodernisme oppose culture officielle et culture pop. Je suis assez fier de manquer de terminologie pour qualifier le livre, pour tout dire.
Pour conclure : vous semblez très attaché au romantisme qui anime Sam et Hailey, et vous l’évoquer sans une once d’ironie, quelque chose de très rare à notre époque littéraire. Jusqu’à quel point y croyez vous vous-même ?
Bien sûr, Sam et Hailey sont des personnages tout autant singuliers que génériques. Ils sont des sortes de bouffons, jamais conscients de leur ridicule, et des enfants sauvages, aussi, très naïfs. Il y a une liberté dans leur ignorance, une immunité. Est-ce que je me retrouve en eux ? Bien sûr. Je rêve de leur ressembler. Je sais aussi que je ne serai plus jamais comme eux. Quand j’ai commencé à écrire le roman, j’étais à un moment de ma vie où je pouvais en même temps clairement regarder ma jeunesse, et voir l’obscurité de l’époque dans laquelle j’étais en train de pénétrer. Plus j’avance dans l’ombre, plus je mûris, moins j’y vois clair.
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"Computer Love" (Trax #115, juin 2008)
Drôle, sauvage, romantique, imprévisible : la musique informatique générative revient en force pour se rappeler au bon souvenir des musiques électroniques, dont elle demeure, au même titre que la musique concrète ou le minimalisme américain, un horizon historique. Petit survol d’un renouveau, avec les dernières œuvres époustouflantes de Hecker & Haswell, et Marcus Schmickler. Préhistoire, histoire.
1957. Max Mathews, ingénieur informatique pour les Laboratoires Bell de la compagnie de téléphone AT&T, développe pendant son temps libre le premier logiciel de musique informatique, et consacre l’IBM 7090 premier ordinateur « chanteur » de l’histoire de l’informatique. Un an plus tard, il synthétise la première mélodie polyphonique (c’est-à-dire plusieurs sons simultanés), fait chanter la comptine « Daisy Bell » à l’ordinateur et inspire à Arthur C. Clarke le chant du cygne de l’ordinateur HAL dans 2001, l’odyssée de l’espace. Dès 1960, des compositeurs chercheurs (Charles Dodge, John Chowning ou Jean-Claude Risset, qui participera plus tard avec Pierre Boulez à la création de l’IRCAM), composent, synthétisent et créent les premiers objets sonores de l’ère informatique avec le logiciel de Mathews, loin des grands studios officiels de la musique électronique d’alors qui utilisaient des instruments électroniques analogiques et le montage sur bande magnétique. Engageant un travail de recherche musicale trop méconnu, ils élaborent les premières œuvres de musique purement informatique (c’est à dire des objets sonores entièrement synthétisés par ordinateur), même s’il faudra attendre les années 80 pour que les ordinateurs soient suffisamment puissants pour égaler en versatilité et en puissance de synthèse les machines électroniques analogiques.
Milieu des 70 : Le compositeur Iannis Xenakis, qui a déjà assimilé les mathématiques, les probabilités et l’aléatoire (le « stochastique ») dans ses processus de composition, élabore le dispositif UPIC, une interface électronique révolutionnaire d’abord destinée à assister la composition, et qui permet littéralement de « dessiner » la musique.
1988 : le chercheur Miller Puckette élabore pour le compositeur Philippe Manoury l’interface Patcher, bientôt renommée MAX en l’honneur de Max Mathews, pour coordonner les sons électroniques et les instruments de l’œuvre Pluton.
Deuxième moitié des années 1990 : le logiciel MAX/MSP, version audio et commerciale de MAX, et le logiciel de programmation en langage C++ Super_Collider (programmation générative) associés à la génération G3 des Powerbook d’Apple permettent à une génération spontanée et hybride de musiciens sans formation académique, issus de la techno autant que de la pop, des musiques post-industrielles, de la musique improvisée, du rock ou du harsh noise, d’émerger en alternative souterraine de la recherche académique. Des labels (Mego, A-Musik, OR, Deco, Alku) et des artistes emblématiques (Pita, Oval, FX Randomiz, farmers_Manual), tous cousins radicaux d’Autechre ou Mouse on Mars, explorent alors dans un passionnant chaos post-moderne et libertaire, aux confins d’une musique informatique sauvage et sans frontières. Les institutions (l’IRCAM, le CCMIX - Centre de création musicale Iannis Xenakis) font un peu la sourde oreille, et on peut lire dans une interview du français Dorine_Muraille que « l’IRCAM devrait inviter NTM, alors il se passerait peut-être quelque chose d’intéressant ».
2004 : Florian Hecker, farouche fureteur de la musique informatique générée par ordinateur, et Russell Haswell, performer noise intransigeant (proche d’Autechre qui participe à l’occasion à leur side-projet participatif Gescom), sont invités en résidence au CCMIX à enregistrer et composer avec l’UPIC.
2007 : Blackest Ever Black, résultat somme de cette expérience certifié DDDD (généré, monté, masterisé, gravé sur ordinateur), sort sur Warner Classics, une première pour le prestigieux label de musique classique plutôt enclin à sortir de la musique contemporaine académique.
2008 : après la grande effusion du début des années 2000 et un premier déclin artistique relatif des musiques électroniques expérimentales causé par le photocopillages sans imagination (la « laptop music », genre absurde et non-avenu), la musique informatique pure et dure, dite « générative », s’exprime sans confusion dans les œuvres de Hecker et Marcus Schmickler et affiche une santé radieuse. L’ère du renouveau ?
Reprise
Ainsi le musicien allemand Florian Hecker, jusque là plus volontiers habitué des raouts des arts numériques (Ars Electronica) et de l’art contemporain (il a collaboré avec les artistes Carsten Höller ou Angela Bulloch) est devenu, en quelques années, une espèce de VIP nécessaire pour la techno nation, invité systématiquement dans les grands festivals (Sonar) et courtisé (sporadiquement) par nombre de ses labels emblématiques (Warp, qui a récemment sorti les UPIC Warp Tracks, ou Rephlex le label de Richard D. James, qui a publié ses Recordings for Rephlex). Un peu comme si cette dernière réalisait enfin que la recherche d’objets sonores assistée par l’informatique, à l’œuvre dans son travail radical (principalement édité par Mego), faisait partie du code génétique de la musique électronique depuis sa naissance… Même si l’intéressé fait mine de peu s’en soucier. « La vérité, c’est que je ne sais pas pourquoi ces labels s’intéressent à moi. Nous avions certainement des intérêts mutuels et des expériences personnelles en commun. Je ne peux pas vraiment en dire plus sur les raisons très spécifiques qui ont motivé chacune de ces sorties, et qui n’ont pas plus de signification particulière que la cassette que je vais bientôt sortir sur le label Tochnit Aleph, ou le CD/LP édité par la galerie Neu de Berlin. Les moyens de publication sont motivés par les besoins de l’œuvre ».
On arguera tout de même que la musique purement informatique produite par Hecker, avec ses techniques de synthèse sophistiquées jusqu’à l’ésotérisme (« synthèse pulsar, processing waveset, synthèse stochastique dynamique », etc.) est un jalon inéluctable pour les grands labels qui s’intéressent à l’innovation : elle donne à entendre des matières sonores si prodigieuses, si étranges et si intrigantes qu’elles intriguent, amusent, ébouriffent et passionnent avant même de dérouter l’auditeur. Proposées dans leurs plus simple appareil (c’est-à-dire éditées dans leur état brut puis arrangés en stéréo, sans ajout, contrainte d’organisation ni conceptualisation), elles titillent le coeur moderniste, systématiquement écarté – autant par l’académie que par la « rue » - en notre époque toute post-moderne, en même temps qu’elles prolongent une longue tradition investigatrice qui est comme l’inconscient techniciste, positiviste, romantique de toute la musique moderne. Ainsi l’étrange majesté qui traverse et anime l’immense Blackest Ever Black, réalisé sur l’UPIC de Xenakis, noue un étrange dialogue extratemporel avec les pères de la musique informatique (Risset, Xenakis), tout en narguant de sa violence et de son intransigeance les plus extrémistes des militants noise. Hecker : « Je ne fais pas de différence entre le nouveau et l’ancien. Ce qui a le plus compté pour moi, c’était d’aller au CCMIX avec Russell, et de travailler avec l’UPIC dans une situation très expérimentale pour moi. L’ultramoderne, c’est tellement 80s… Des grosses consoles et des grosses reverb : ça n’a rien à voir avec la réalité des instruments de la musique informatique d’aujourd’hui ».
Continuité
Selon Peter Rehberg, activiste digital noise depuis près de quinze ans (en solo sous le nom de Pita, ou avec KTL, duo qu’il forme avec Stephen O’Malley de Sunn O))) et affiliés) et boss du label Editions Mego qui publie les œuvres de Hecker et Schmickler, ce qui motive le verdoiement actuel de la musique informatique est une raison pratique : « Les ordinateurs permettent de réaliser des choses qui étaient impossibles il y a quelques années. Des compositeurs comme Marcus ont enfin à leur disposition des outils adaptés à leurs idées ». Première œuvre purement électronique de Schmickler depuis une éternité (l’allemand, qui pratique aussi, avec la célèbre chanteuse Julee Cruise – connue pour sa collaboration avec Angelo Badalementi sur les B.O. de David Lynch - de la pop sous le nom de Pluramon, a une discographie phénoménale), Altars of Science est effectivement un objet sonore renversant. Elaboré en 5.1, « toutes ses sources sonores ont été générées sur ordinateur. Il n’y a aucun instrument acoustique ou autre donnée sonore dans l’œuvre, tout est numérique. Les sons sont en partie retravaillés et tout à fait organisés, de manière pseudo chaotique ». Héritier d’un siècle de recherche sonore et formelle, Schmickler se situe dans le même paradoxe quasi anachronique que Hecker, donnant naissance grâce à la technologie à des phénomènes sonores inouïs, inédits, très puissants, en même temps très proches des tentatives du pionnier Jean-Claude Risset dans les années 60 et 70, pourtant élaborées sur des ordinateurs préhistoriques. « Arriver à créer des nouveaux sons est une tâche ardue. Ce qui m’inquiète plus, ce sont tous ces gens qui nient les références du passé : il est facile de croire que vous faites quelque chose de nouveau si vous ne connaissez rien. Je pense que le geste moderniste inclut des références à la tradition. Quand il y a négation, il y a toujours référence. Altar of Science accomplit ça. Pour moi, il s’agit de musique moderne, sans équivoque, mais je suis certain que beaucoup de gens ne seraient pas d’accord ».
La réalisation d’un tour de force comme Altar of Science témoigne en tout cas d’un vrai renouveau créatif, qui s’accompagne d’un indéniable regain d’intérêt de la part du public après plusieurs années de marasme et de déceptions modernistes. « Autant du point de vue des artistes que de celui du public, il semble que l’expérimentation fasse partie de notre zeitgeist. Les changements politiques et sociaux sont si compliqués, qu’une majorité de gens apprécie les formes d’art facilement assimilables. Maintenant que la première vague d’engouement pour l’audio en temps réel est retombée, je dirais que la qualité de la musique en ressort grandie. D’un côté, de plus en plus de gens utilisent des sonorités issues des musiques expérimentales dans les formats pop, et de l’autre, des artistes poursuivent une ligne plus scientifique et prolonge l’histoire de la recherche sonore et informatique ». Au-delà des genres et des écoles, voilà donc un laboratoire passionnant et vivace à apprécier tout de suite, absolument.
Quelques jalons de la musique informatique générative en disques :
« Music From Mathematics », played by the IBM 7090 Computer (Decca, 1969)
Jean-Claude Risset, « Sud/Dialogues/Inharmoniques/Mutations » (INA, 1985)
Iannis Xenakis « Electronic Music, 1957-1992 » (EMF)
Kim Cascone « CathodeFlower » (Ritornell, 1999)
Hecker « Sun Pandämonium » (Mego, 2003)
Evol « Magia Potagia » (Mego, 2004)
Curtis Roads « Point Line Cloud » (Asphodel, 2005)
Hecker & Haswell « Blackest Ever Black » (Warner Classics, 2007), « UPIC Warp Tracks » (Warp, 2008)
Marcus Schmickler « Altars of Science » (Editions Mego, 2007)
Cristian Vogel « Double Deux » (Station 55, 2007)
1957. Max Mathews, ingénieur informatique pour les Laboratoires Bell de la compagnie de téléphone AT&T, développe pendant son temps libre le premier logiciel de musique informatique, et consacre l’IBM 7090 premier ordinateur « chanteur » de l’histoire de l’informatique. Un an plus tard, il synthétise la première mélodie polyphonique (c’est-à-dire plusieurs sons simultanés), fait chanter la comptine « Daisy Bell » à l’ordinateur et inspire à Arthur C. Clarke le chant du cygne de l’ordinateur HAL dans 2001, l’odyssée de l’espace. Dès 1960, des compositeurs chercheurs (Charles Dodge, John Chowning ou Jean-Claude Risset, qui participera plus tard avec Pierre Boulez à la création de l’IRCAM), composent, synthétisent et créent les premiers objets sonores de l’ère informatique avec le logiciel de Mathews, loin des grands studios officiels de la musique électronique d’alors qui utilisaient des instruments électroniques analogiques et le montage sur bande magnétique. Engageant un travail de recherche musicale trop méconnu, ils élaborent les premières œuvres de musique purement informatique (c’est à dire des objets sonores entièrement synthétisés par ordinateur), même s’il faudra attendre les années 80 pour que les ordinateurs soient suffisamment puissants pour égaler en versatilité et en puissance de synthèse les machines électroniques analogiques.
Milieu des 70 : Le compositeur Iannis Xenakis, qui a déjà assimilé les mathématiques, les probabilités et l’aléatoire (le « stochastique ») dans ses processus de composition, élabore le dispositif UPIC, une interface électronique révolutionnaire d’abord destinée à assister la composition, et qui permet littéralement de « dessiner » la musique.
1988 : le chercheur Miller Puckette élabore pour le compositeur Philippe Manoury l’interface Patcher, bientôt renommée MAX en l’honneur de Max Mathews, pour coordonner les sons électroniques et les instruments de l’œuvre Pluton.
Deuxième moitié des années 1990 : le logiciel MAX/MSP, version audio et commerciale de MAX, et le logiciel de programmation en langage C++ Super_Collider (programmation générative) associés à la génération G3 des Powerbook d’Apple permettent à une génération spontanée et hybride de musiciens sans formation académique, issus de la techno autant que de la pop, des musiques post-industrielles, de la musique improvisée, du rock ou du harsh noise, d’émerger en alternative souterraine de la recherche académique. Des labels (Mego, A-Musik, OR, Deco, Alku) et des artistes emblématiques (Pita, Oval, FX Randomiz, farmers_Manual), tous cousins radicaux d’Autechre ou Mouse on Mars, explorent alors dans un passionnant chaos post-moderne et libertaire, aux confins d’une musique informatique sauvage et sans frontières. Les institutions (l’IRCAM, le CCMIX - Centre de création musicale Iannis Xenakis) font un peu la sourde oreille, et on peut lire dans une interview du français Dorine_Muraille que « l’IRCAM devrait inviter NTM, alors il se passerait peut-être quelque chose d’intéressant ».
2004 : Florian Hecker, farouche fureteur de la musique informatique générée par ordinateur, et Russell Haswell, performer noise intransigeant (proche d’Autechre qui participe à l’occasion à leur side-projet participatif Gescom), sont invités en résidence au CCMIX à enregistrer et composer avec l’UPIC.
2007 : Blackest Ever Black, résultat somme de cette expérience certifié DDDD (généré, monté, masterisé, gravé sur ordinateur), sort sur Warner Classics, une première pour le prestigieux label de musique classique plutôt enclin à sortir de la musique contemporaine académique.
2008 : après la grande effusion du début des années 2000 et un premier déclin artistique relatif des musiques électroniques expérimentales causé par le photocopillages sans imagination (la « laptop music », genre absurde et non-avenu), la musique informatique pure et dure, dite « générative », s’exprime sans confusion dans les œuvres de Hecker et Marcus Schmickler et affiche une santé radieuse. L’ère du renouveau ?
Reprise
Ainsi le musicien allemand Florian Hecker, jusque là plus volontiers habitué des raouts des arts numériques (Ars Electronica) et de l’art contemporain (il a collaboré avec les artistes Carsten Höller ou Angela Bulloch) est devenu, en quelques années, une espèce de VIP nécessaire pour la techno nation, invité systématiquement dans les grands festivals (Sonar) et courtisé (sporadiquement) par nombre de ses labels emblématiques (Warp, qui a récemment sorti les UPIC Warp Tracks, ou Rephlex le label de Richard D. James, qui a publié ses Recordings for Rephlex). Un peu comme si cette dernière réalisait enfin que la recherche d’objets sonores assistée par l’informatique, à l’œuvre dans son travail radical (principalement édité par Mego), faisait partie du code génétique de la musique électronique depuis sa naissance… Même si l’intéressé fait mine de peu s’en soucier. « La vérité, c’est que je ne sais pas pourquoi ces labels s’intéressent à moi. Nous avions certainement des intérêts mutuels et des expériences personnelles en commun. Je ne peux pas vraiment en dire plus sur les raisons très spécifiques qui ont motivé chacune de ces sorties, et qui n’ont pas plus de signification particulière que la cassette que je vais bientôt sortir sur le label Tochnit Aleph, ou le CD/LP édité par la galerie Neu de Berlin. Les moyens de publication sont motivés par les besoins de l’œuvre ».
On arguera tout de même que la musique purement informatique produite par Hecker, avec ses techniques de synthèse sophistiquées jusqu’à l’ésotérisme (« synthèse pulsar, processing waveset, synthèse stochastique dynamique », etc.) est un jalon inéluctable pour les grands labels qui s’intéressent à l’innovation : elle donne à entendre des matières sonores si prodigieuses, si étranges et si intrigantes qu’elles intriguent, amusent, ébouriffent et passionnent avant même de dérouter l’auditeur. Proposées dans leurs plus simple appareil (c’est-à-dire éditées dans leur état brut puis arrangés en stéréo, sans ajout, contrainte d’organisation ni conceptualisation), elles titillent le coeur moderniste, systématiquement écarté – autant par l’académie que par la « rue » - en notre époque toute post-moderne, en même temps qu’elles prolongent une longue tradition investigatrice qui est comme l’inconscient techniciste, positiviste, romantique de toute la musique moderne. Ainsi l’étrange majesté qui traverse et anime l’immense Blackest Ever Black, réalisé sur l’UPIC de Xenakis, noue un étrange dialogue extratemporel avec les pères de la musique informatique (Risset, Xenakis), tout en narguant de sa violence et de son intransigeance les plus extrémistes des militants noise. Hecker : « Je ne fais pas de différence entre le nouveau et l’ancien. Ce qui a le plus compté pour moi, c’était d’aller au CCMIX avec Russell, et de travailler avec l’UPIC dans une situation très expérimentale pour moi. L’ultramoderne, c’est tellement 80s… Des grosses consoles et des grosses reverb : ça n’a rien à voir avec la réalité des instruments de la musique informatique d’aujourd’hui ».
Continuité
Selon Peter Rehberg, activiste digital noise depuis près de quinze ans (en solo sous le nom de Pita, ou avec KTL, duo qu’il forme avec Stephen O’Malley de Sunn O))) et affiliés) et boss du label Editions Mego qui publie les œuvres de Hecker et Schmickler, ce qui motive le verdoiement actuel de la musique informatique est une raison pratique : « Les ordinateurs permettent de réaliser des choses qui étaient impossibles il y a quelques années. Des compositeurs comme Marcus ont enfin à leur disposition des outils adaptés à leurs idées ». Première œuvre purement électronique de Schmickler depuis une éternité (l’allemand, qui pratique aussi, avec la célèbre chanteuse Julee Cruise – connue pour sa collaboration avec Angelo Badalementi sur les B.O. de David Lynch - de la pop sous le nom de Pluramon, a une discographie phénoménale), Altars of Science est effectivement un objet sonore renversant. Elaboré en 5.1, « toutes ses sources sonores ont été générées sur ordinateur. Il n’y a aucun instrument acoustique ou autre donnée sonore dans l’œuvre, tout est numérique. Les sons sont en partie retravaillés et tout à fait organisés, de manière pseudo chaotique ». Héritier d’un siècle de recherche sonore et formelle, Schmickler se situe dans le même paradoxe quasi anachronique que Hecker, donnant naissance grâce à la technologie à des phénomènes sonores inouïs, inédits, très puissants, en même temps très proches des tentatives du pionnier Jean-Claude Risset dans les années 60 et 70, pourtant élaborées sur des ordinateurs préhistoriques. « Arriver à créer des nouveaux sons est une tâche ardue. Ce qui m’inquiète plus, ce sont tous ces gens qui nient les références du passé : il est facile de croire que vous faites quelque chose de nouveau si vous ne connaissez rien. Je pense que le geste moderniste inclut des références à la tradition. Quand il y a négation, il y a toujours référence. Altar of Science accomplit ça. Pour moi, il s’agit de musique moderne, sans équivoque, mais je suis certain que beaucoup de gens ne seraient pas d’accord ».
La réalisation d’un tour de force comme Altar of Science témoigne en tout cas d’un vrai renouveau créatif, qui s’accompagne d’un indéniable regain d’intérêt de la part du public après plusieurs années de marasme et de déceptions modernistes. « Autant du point de vue des artistes que de celui du public, il semble que l’expérimentation fasse partie de notre zeitgeist. Les changements politiques et sociaux sont si compliqués, qu’une majorité de gens apprécie les formes d’art facilement assimilables. Maintenant que la première vague d’engouement pour l’audio en temps réel est retombée, je dirais que la qualité de la musique en ressort grandie. D’un côté, de plus en plus de gens utilisent des sonorités issues des musiques expérimentales dans les formats pop, et de l’autre, des artistes poursuivent une ligne plus scientifique et prolonge l’histoire de la recherche sonore et informatique ». Au-delà des genres et des écoles, voilà donc un laboratoire passionnant et vivace à apprécier tout de suite, absolument.
Quelques jalons de la musique informatique générative en disques :
« Music From Mathematics », played by the IBM 7090 Computer (Decca, 1969)
Jean-Claude Risset, « Sud/Dialogues/Inharmoniques/Mutations » (INA, 1985)
Iannis Xenakis « Electronic Music, 1957-1992 » (EMF)
Kim Cascone « CathodeFlower » (Ritornell, 1999)
Hecker « Sun Pandämonium » (Mego, 2003)
Evol « Magia Potagia » (Mego, 2004)
Curtis Roads « Point Line Cloud » (Asphodel, 2005)
Hecker & Haswell « Blackest Ever Black » (Warner Classics, 2007), « UPIC Warp Tracks » (Warp, 2008)
Marcus Schmickler « Altars of Science » (Editions Mego, 2007)
Cristian Vogel « Double Deux » (Station 55, 2007)
Libellés :
dossier,
florian hecker,
marcus schmickler,
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trax
Ricardo Villalobos – Monsieur Miracle (version intégrale de l'interview parue dans Trax 109, décembre 2007)
DJ shaman, star inopinée de la techno nation, Ricardo Villalobos est un précieux paradoxe, autant susceptible de faire les gros titres des torchons techno pour ses excès que de produire quelques un des rejetons le plus exigeants et les plus poétique de la techno moderne. Voué corps et âme, politique et philosophique, à une activité de DJ qu’il vit et pense comme une responsabilité quasi métaphysique, en héritier inattendu de dieux disco comme Larry Levan ou Mancuso, Villalobos est devenu comme le prêtre gardien de la répétition et de la transe à l’ère moderne. Ignorant absolument les traditions du music business, il a ainsi doublement marqué 2007 en publiant deux chefs d’œuvre inclassables qui explosent largement les carcans frileux du music business: un mix-album Fabric hybride entièrement composé de matières et de beats inédits, en hommage à la qualité du sound-system du club londonien, et Fizheuer Zieheuer, morceau monstre étalant la même boucle de musique gitane sur plus de quarante minutes. Villalobos, ou comment faire naître la communion absolue et le culte avec la plus jusqu’au-boutiste des démarches.
Tu as sorti deux monstres un peu mutants cette année, un cd mixé composé uniquement avec tes propres morceaux inédits, et une odyssée de quarante minutes.
Il existe évidemment une loi qui t’oblige à sortir quelque chose chaque année, pour qu’on ne t’oublie pas. Il faiu présenter un pensum de travail. Mais je n’avais vraiment pas l’intention de sortir quelque chose qui s’apparente un album. Les albums, pour moi, sont un vrai problème. Je produis de la musique pour le dancefloor, même si des fois mes morceaux s’étalent sur plusieurs faces de vinyles. Je voulais juste, pour le mix Fabric, rassembler quelques morceaux qui étaient faits pour exister ensemble, parce qu’ils ont été composés pendant la même période, et qui ont tous un feeling live, plutôt qu’un caractère démonstratif, concentré sur le sound-design. Faire un disque mixé, pour moi, c’est une tâche vraiment horrible, parce qu’il faut trouver les bons morceaux, contacter les labels qui sont soient trop petits, soit qui n’existent plus… Utiliser mes propres morceaux, c’était juste plus facile, plus spontané, parce que j’enregistre tout le temps, tous les jours, du lundi au vendredi, tôt le matin.
La plupart des musiciens sont plutôt obsédés par l’idée de laisser leurs marques avec des albums et une musique finie, fermée, comme si leur musique était un peu sacrée. Tu désacralises un peu l’idée traditionnelle de l’œuvre musicale.
Je me fous un peu de la manière dont ma musique sera perçue, à quoi on va la comparer, comment on va juger mon évolution ces cinq ou dix dernières années… Je hais tous les calculs, toutes les stratégies. Mes morceaux sont juste la capture de mon output au quotidien, de ma vision de la club music, comment elle devrait être, comme elle sera peut-être dans le futur… selon moi tout du moins. Quand je mixe, il se passe quelque chose de très pur, de très authentique, d’unique, complètement limité au moment. C’est une combinaison très fragile des amis qui sont là, du public, des bons vieux disques qu’on a sous la main, et ça ne se reproduira plus jamais. C’est pour ça que je déteste qu’on enregistre mes mixes, parce que ce n’est pas possible d’immortaliser ces moments.
Tout ce que tu fais semble être un hommage à l’immanence du moment unique.
Je suis né pour vivre ces moments uniques. Peut-être est-ce parce que mes parents m’emmenaient enfant vivre ces situations uniques, ces performances. En Amérique du Sud, il y a ce genre d’évènements tout les temps. Cette possibilité latente que chaque moment est unique et très précieux, que la connexion que tu peux ressentir avec les gens qui dansent autour de toi est complètement unique, historique, et qu’elle est limité au lieu où tu te trouves, aux personnes présentes, à la météo. C’est la chose la plus démocratique qui soit.
Ce genre de dévotion au moment présent semble être réévalué en ce moment, en pleine mutation des supports de capture de la musique, des sons et lumière jusqu’aux infrabasses dans les club, c’est comme l’explosion des évènements impossibles à capturer. C’est assez révélateur de ce que cherchent les gens au moment où l’enregistrement perd de sa valeur, éthique ou littérale.
Il faut observer, en détail, ce qui se passe dans une soirée quand tu joues, et avant, après. Ce qui se passe n’est presque pas intentionnel. Ensuite, tu peux essayer de reproduire ça dans ta propre musique. Tu te rends compte, alors, qu’il est impossible de reproduire ça si le son n’est pas optimum. C’est comme quand tu joues, les conditions sonores, l’étendue des fréquences que tu peux diffuser, la profondeur des graves, la beauté des mediums, est absolument déterminant dans les effets que tu obtiens, dans les répercussions de tes décisions, quand tu décides par exemple de ne pas mettre de basses ou de kick pendant un long, très long moment, et que lors retour peut réellement provoquer un sentiment très fort chez les gens avec qui tu essayes de communier. C’est quelque chose que tu apprends avec l’expérience, mais que tu ne peux absolument pas conceptualiser, ou figer en loi, ton cerveau fonctionne alors différemment. J’essaye de recréer ces environnements sonores là quand j’enregistre ma musique, et de me plonger dans des dynamiques similaires. Il existe toute une science, toute une discipline qui s’attache à décrire les effets des fréquences sur le corps humain, à Paris, à Chicago, comme tous ces musiciens du label Kranky qui enseignent aussi, et qui confirment beaucoup de choses que j’ai observées dans mon expérience de DJ et de producteur. J’aimerais beaucoup approfondir ce genre de recherches, mais j’ai une famille maintenant, et je dois m’en occuper… (rires)
Ce n’est pas frustrant d’inscrire ces sensations-là dans un medium forcément limité dans sa puissance d’évocation et d’immersion ?
C’est plutôt excitant de recréer quelque chose que tu ne peux pas décrire. Si tu étais dans telle ou telle situation un peu exceptionnelle, tu sais à quel point tu ne pas évoquer le bonheur d’un moment dans sa totalité. Essayer de le reconstituer, c’est très expérimental, aussi, presque scientifique dans la démarche. Fizheuer Zieheuer est construit exactement sur une telle tentative : c’est la description d’une situation assez sombre, comme un trou noir ou une grande mer vide dans laquelle tu erres, perdu, et de temps en temps tu tombes sur un îlot de refuge, d’une autre culture, avec des trompettes, et qui te permettent de te laisser un peu aller, de relâcher la pression. Toute l’évolution du morceau est basée sur les modulations en temps réel d’un delay, absolument impossible à éditer, dans les limites d’une face de vinyle. Je travaille toujours comme ça, je me mets dans les conditions d’un moment unique, et je m’enregistre. Je recommande à tous les musiciens de faire de même, même si les conditions ne sont pas idéales. Je ne fais que ça, j’expérimente avec des fréquences et du sound-design toute la journée, et de temps en temps un morceau de musique apparaît. Les décisions que tu prends alors sont les plus intéressantes que tu peux avoir. C’est exactement ce qui s’est passé avec Fizheuer Zieheuer. Et je suis heureux que les gens de Playhouse m’aient encouragé à le sortir sous cette forme.
Ton travail sur la répétition, le statique, la verticalité sonore et l’hypnose explore également des formes et des effets assez proches de ceux parcourus par beaucoup de compositeurs de musique contemporaine et expérimentale.
On peut danser sur la musique de Steve Reich ou Terry Riley. Et bien entendu, j’ai écouté cette musique, ainsi que la musique de percussions, ma vie entière. La répétitivité de Reich, Glass ou Riley est comme la capture intellectuelle de la musique africaine, des variations de tonalité très minimales qui sont exactement les harmonies de la musique africaine, afro-cubaine, sud-américaine. Je ne suis pas sûr que ma musique appartienne à la même famille, mais les effets que je recherche sont exactement les mêmes. Ainsi que le rythme. J’appelle ça le « BPM de la vie ». Notre vie entière n’est qu’une longue accélération, les BPM n’arrêtent pas d’accélérer, et la musique a eu tendance à accélérer à une époque, jusqu’à ce qu’on atteigne un seuil, limité par ce que le corps, l’esprit, et les battements du cœur permettaient. Il y a des tempi qui sont exactement adaptés à la manière dont le corps humain est conçu, et dont il peut se laisser aller dans l’étirement du temps. Quand tu danses en club, sur le set d’un DJ, c’est comme si tu lui remettais clé en main ton corps et ton esprit, et tu dois pouvoir lui faire entièrement confiance, pour qu’il ne te trahisse pas, pour qu’il ne te plonges pas dans un océan de douleur. C’est pour ça qu’il est très important que le sound-system soit le meilleur possible. C’est quand même des fréquences qui agissent directement sur ton corps ! Et pour que le DJ fasse bien son travail, qu’il soit à la hauteur de la situation qu’il va contribuer à créer avec le public et les conditions, il est essentiel qu’il soit aussi en confiance. Je rêve d’un environnement qui soit si parfait, si cosy, que l’on puisse se laisser complètement aller un mercredi après-midi à trois heures, sans drogue, sans alcool. Le son serait si incroyable qu’il t’absorberait immédiatement dans la musique, et que tu te mettrais à danser sans même t’en rendre compte.
C’est donc avant tout une affaire de … communication ?
La musique est la forme de communication la plus directe qui existe. Et le rythme est la forme de musique la plus immédiate : la mélodie, c’est la culture, le rythme, c’est l’universel, c’est la vie. La manière la plus positive de composer de la musique est d’explorer ce qui se passe avec ce rythme.
Tes disques sont pourtant assez exigeants, assez sévères.
La musique existe par des biais qui sont de plus en plus spécialisés, parce que nos vies exigent des situations toujours plus atomisées. C’est très politique, très déterminé socialement. Il faut avoir entendu au moins une fois dans un club ma musique, peut-être, pour comprendre ce qu’il y a à désapprendre dedans, peut-être. Mais, au bout du compte, la musique électronique est devenue la musique de danse parce qu’elle s’intéresse énormément au rythme, et c’est pour ça qu’elle a un succès universel. Par la communication qu’elle permet. J’ai vu mes parents ou les amis de mes parents apprécier des situations que je leur offrais, sans rien comprendre du pourquoi ou du comment. Et plus le temps passe, plus c’est universel. Ce qui est très important, c’est que c’est une musique très politique, mais qui ne peut contrôler les vies de personne. C’est pour ça que toutes les grosses rave commerciales échouent, parce que toutes les formes de contrôle industriels du mouvement mènent à la destruction : tout le monde copie tout le monde, tout sature, et on repart à zéro. Pour réussir, il faut préférer les petits rassemblements, les petites communions, là où la vie est possible, les petits labels, et les petits clubs.
Si la musique devient plus populaire, elle grossit inévitablement, et tu sembles professer une sorte de restreinte assez monacale, très engagée.
C’est le problème de cette scène : il y en a toujours qui veulent la plus grosse part du gâteau. C’est un mouvement démocratique très simple : le public va voir tel ou tel DJ parce qu’il sait qu’il sera respecté, et qu’il passera un bon moment. Et puis un intermédiaire veut leur faire payer de plus en plus cher, donc le public n’y va plus. C’est ce qui se passe avec tous ces grands raouts techno, comme la dernière Love Parade au Chili, qui était un vrai désastre. Je peux dire ça, parce que c’est un magazine français (rires). C’est encore différent en Amérique du Sud. Par exemple, pour la Love Parade, j’ai joué surtout pour des gens qui n’avaient pas les moyens d’aller en club, et je leur ai donné la version électronique de la musique qu’ils connaissent depuis toujours. Ils ont compris ma musique immédiatement. Les africains et les sud-américains sont les mieux formés et informés pour savoir comment célébrer cette musique : ils font des carnavals, pour tout le monde, pour le peuple, pour la rue. Autrement, je préfère jouer devants cent cinquante personnes, parce que j’ai l’impression de communiquer avec chacun d’entre eux.
Il y a quelque chose de magique dans la manière dont tu conçois ta musique. Fizheuer Zieheuer, par exemple, semble totalement dévoué à une seule chose : faire naître quelque chose de surnaturel à partir d’une boucle de musique à honorer, à invoquer, pendant une éternité.
Il y a quelque chose de magique dans la musique gitane, dans les harmonies, les rythmes, sa sauvagerie. Quelque chose m’a bouleversé quand j’ai découvert cette musique, et je voulais bouleverser les gens de la même manière en utilisant des fragments de cette musique dans un contexte électronique. La boucle que j’ai utilisé dans le morceau te transporte dans un autre monde en une seconde, et il fallait que la greffe honore ce pouvoir. Le futur de la musique électronique est ailleurs : les sons de synthétiseur sont limités à des fréquences isolées, et seront toujours moins riches, moins vivants, que des prises de son réelles. J’ai donc essayé de capturer un peu de cette magie dans ma propre musique, et de la multiplier par la magie d’un rythme, parce qu’il y a toujours de la magie dans le rythme, pas seulement dans les miens, ou dans ceux de la musique sud-américaine, parce qu’il n’existe pas de définition objective du groove. Le groove existe dès lors que quelqu’un veut a envie de danser dessus.
Un bon résumé de ton travail pourrait presque être comment étendre la définition de la musique sur laquelle peuvent danser les gens. Par exemple, il semble exister une loi universelle en musique électronique, qui exige un kick, une caisse claire, et une cymbale, mais ta musique semble presque toujours se passer de caisse claire.
Je viens d’une génération qui avait déjà dix ans quand le disco est arrivé. Et la musique sud-américaine m’a montré que les gens pouvaient danser sur autre chose. En ce moment, en Roumanie, il y a des gamins de vingt ans qui n’ont rien vécu de tout ça, et qui ont déjà tout compris. La Roumanie est un peuple très éduqué, tout le monde parle au moins trois langues, mais que s’est-il passé ? Il y a plein de DJs comme moi qui ont presque quarante ans, qui gagnent maintenant très bien leur vie parce que ça fait longtemps qu’ils sont là, parce qu’ils ont une grande expérience de comment faire danser les gens. Mais ces gamins nous ridiculisent complètement, et il faut les soutenir du mieux qu’on peut.
marcus schmickler, "altars of science" (Editions Mego/La Baleine)
Insaisissable figure de la musique électronique allemande, Marcus Schmickler a tout fait ou presque, de la musique concrète improvisée avec Kontaka ou MIMEO à la pop éthérée de son projet Pluramon ou la musique contemporaine pure et dure. Il revient aujourd’hui à ses premières amours électroniques (comprendre, qui aurait pu être composé au mythique Westdeutscher Rundfunk Studio de Cologne) avec cet Altars of Science conçu pour la multidiffusion dans l’espace (un version DVD audio 5.1 est disponible), soit de la musique informatique puissante et majestueuse, dissonante, fabuleusement dense, qui participe à un retour en verve réjouissant, en même temps que Hecker et Haswell, de quelques-uns de nos terroristes digitaux adorés. (Paru dans Trax)
Xiu Xiu, "Women as Lovers" (Kill Rock Stars)
Pour le cortège de fidèles qui suit sa carrière, le groupe de Jamie Walker est comme un Radiohead des profondeurs, articulant une sorte d’acmé d’inventivité formelle avec la persona très singulière de son leader, crooner mutant descendant de Scott Walker et Ian Curtis. Pour le reste, la musique et les émotions, ça n’a rien à voir. En disciple direct de l’écrivain américain Dennis Cooper ou de l’autrichienne Elfriede Jelinek (qui donne son titre à ce nouveau Women As Lovers, titre anglais de son roman Les Amantes), Xiu Xiu manipule le pathos, le trouble et l'émoi via les détours des marges amoureuses et exterminatrices de la société, et bidouille une matière musicale radicale aux confins de la new-wave, du bruit digital et du « Marteau sans maître » de Boulez. Vivotant en permanence à la lisière d’un chaos en ébullition traversé de sursauts mélodiques suppliciants, ce nouvel album, à nouveau produit par Greg Saunier de Deerhoof, est un énième paradis d’hyper-créativité et de fébrilité émotionnelle totale. S’y croisent ballades acoustiques tendues à l’extrême, trous noirs dissonants (le bien nommé « Guantanamo Canto ») ou purs moments d’euphorie (la reprise de « Underpressure » de Queen, en jam avec Michael Gira de Swans). Immense. (Paru dans Trax)
Xiu Xiu, Mélodie Entropie (Chronicart #40, février 2008)
Surprenante créature addictive, Xiu Xiu se ballade, béat, depuis deux, trois disques, dans les limbes supérieures d’une musique radicale et inspirée plus que de raison. Survol de cette belle aventure de musique risquée, à l’occasion du nouveau Women As Lovers.
Le magnifique crooner Jamie Stewart est avide. Avide de musique, de mots, de bruit, et de sa propre voix. Son animal Xiu Xiu, six albums, douze mille mini plus un gros tas de pépites en coopération semés sur la route, ne beugle que ça, et est devenu par l’appétit ce gros bubon blindé ras la gueule de musique batailleuse, bataillienne, insolemment créatif et systématiquement, exponentiellement passionnant. Débuté dans un danger intimiste élaboré en réaction au post-punk formateur plus affable de IBOPA et Ten in the Sweat Jar, Xiu Xiu n’a jamais cessé depuis de grossir, de bouffer, de grandir, de bouffer encore, feuilletant et refeuilletant la même idée de pop music électronique et microphone, va-t-en-guerre et exubérante, en quête possédée de mélodies suppliciantes et de stratégies pour, tour-à-tour, les enluminer ou les liquéfier.
Faux Départs
« J’aime l’idée d’avoir foi en le son. Pourquoi faire de la musique si on passe à côté de cette foi ? L’idée, c’est de montrer que la musique a un sens ». Sans ironie, sans peur de l'allogène, Stewart a trouvé la voie de Xiu Xiu en lui élaborant des structures à pratiquer mécaniques, hautement instables et foncièrement insolites, nourries de tentatives et d'épreuves, se déployant en retour en étranges symbiotes de chansons qu’on aurait juré fragiles comme des fétus de paille, ou comme sa voix de Stewart quand il se prend à fricotter avec les hauteurs soprano. Des mobiles semi électroniques, semi électriques, bosselés de crevasses et de bombes en bruit, susceptibles de péter à tout moment à la gueule de pop songs déjà brutalisées par les caprices chichiteux d’un songwriting précaire, et une symbiose étourdissante entre les arrangements téméraires et les schèmes structurels, donnant l’impression que Xiu Xiu accouchent leurs chansons en usant de miracles biomécaniques pas encore inventés. « Tous les sons finissent dans une chanson pour une bonne raison. Mais ils agissent en assemblage, ils jouent ensemble, s’écrasent ou bouillonnent les uns dans les autres, et il n’y a aucun son qui possède une nature inhérente. Le bruit n’est pas cathartique, furieux ou taré par nature. De la même manière qu’un mot possède peu de sens inhérent sans contexte. Mon père était ingénieur du son, et m’a un jour dit que tu te dois d’honorer tout ce qui te donne l’impression d’être mal et erroné. Si tu te sens mal à l’aise, c’est que tu es dans tes derniers retranchement, et si tu ne te pousses pas à grandir et à prendre des risques, tu ne respectes plus les gens qui écoutent tes disques ».
« There is no right, there is only wrong »
Il n’y a pas que des prises de risques inconsidérés chez Xiu Xiu, pourtant. Il y a également une science, exacte, aiguë, de l’équilibre, de l’économie, précisant une alchimie de la mélodie qui irradie toutes les couches de la musique, d’une basslines à une aubade de xylo, d’un chœur unisexe à un contrepoint synthétique. Ainsi depuis Fabulous Muscle (2004), depuis que le groupe pratique moins ses assauts par la violence des contrastes (une ballade chuchotée défigurée de bruits) que par les trous d’air à même la matière (ce fameux alliage fond/forme stupéfiant), la grande pop, celle qui transporte et qui assomme, a élu domicile dans les paysages organiques pointus de Xiu Xiu. The Air Force (2006), énormité rutilante, empilait même pour la première fois les avancées conquérantes, upbeat, à sautiller comme un dératé. Women As Lovers, pas moins majestueux, lui emboîte le pas et se permet même de délaisser la composante compil qui plombait toujours un peu les machineries, faisant jour sur un Xiu Xiu fabuleusement cohérent, racé, lucide de ses démons. « J’imagine que la hasard a bien fait les choses, parce qu’il ne nous est encore jamais arrivé de commencer un disque avec une idée claire de comment il allait sonner, au-delà de grandes lignes du genre “essayons de faire un disque de pop”, comme pour The Air Force, ou, pour Women As Lovers, “faisons un disque sans programmations midi”, parce que nous en avons beaucoup utilisé par le passé. J’aimerais beaucoup que nous ayons effectivement l’air focalisé (bien que je sois persuadé du contraire), mais il se trouve que nous nous occupons surtout du sort de notre musique chanson par chanson, et que nos albums sont plutôt les documents des périodes de temps pendant lesquelles nous les avons enregistrées». Débuté avec Cory McCulloch comme un amalgame informe pour habiller les chansons dermiques de Stewart, Xiu Xiu a peu à peu grossi, en longueur, en largeur, en vrai communauté créative, et sa musique en sort étonnamment grandie, focalisée. « Depuis que Ches Smith (percussioniste réputé qui a joué avec Mr. Bungle ou Fred Frith, ndr) a rejoint le groupe, nous composons de manière beaucoup plus collective. Caralee (McElroy, cousine de Stewart, ndr) est devenue beaucoup plus confiante et expérimentée. Je suis si heureux qu’ils pensent enfin que leurs idées puissent être essentielles pour le groupe ». Autre artisan allié dans la capture de la tourmente et dans la construction, Greg Saunier, batteur et metteur en son de Deerhoof, a enfin beaucoup œuvré en rendant plus lisibles les enluminures soniques naguère brouillonnes, du groupe. « Pour certains, ils nous a aidé à accéder à une autre dimension. Il a un niveau d’exigence exceptionnellement élevé, et il nous a aidé à travailler plus dur et plus en détails. Il a également un merveilleux sens de l’harmonie et de l’arrangement, il a ajouté des petites choses qui ont complètement accouché les chansons. Je le vénère un peu ».
Amours supplices
Esquissant une petite phénoménologie du songwriting en strates de Stewart, on se rend compte à quel point la voie qu’il esquisse est importante. Flux tendu d'émois ardents, d’expression frontale, la musique de Xiu Xiu est complètement emo, trépignante, adolescente dans sa manière de convoquer ses arrangements symbiotes en montagnes russes pour incarner les émotions. Pourtant, elle prend aussi un malin plaisir à flinguer tout pathos. Car les histoires de Stewart n’ont, c’est un fait, rien à voir le train-train de la pop music, évoquant l’amour par ses succédanés contradictoires (asservissement, cruauté, douleur, porno) et, souvent, dans le contexte des marges, misérables et exterminatrices, de nos sociétés. Ce n’est donc pas un hasard si Women As Lovers fait référence à un roman de Elfriede Jelinek (Les amantes, en VF), et que Dennis Cooper soit un des plus grands supporters du groupe. «Nous nous connaissons bien avec Dennis. Ses livres m’ont libéré par rapport à certaines limites que je m’imposais encore sur certains sujets. Il nous soutient beaucoup, et il devait écrire des paroles pour ce disque. Quant au livre de Jelinek, il me passionne pour la manière dont il évoque la violence et la haine de soi, la nature parfois immonde de l’amour et du sexe entre les hommes et les femmes. (…) Je n’ai jamais été un très bon amant, ni avec les hommes ni avec les femmes, et en même temps que je le lisais, je me suis retrouvé face à face avec la personne que Dieu avait peut-être mis sur la terre pour moi, et vice-versa. J’étais si embrouillé dans le roman, ses descriptions horribles et trompeuses de ce que peuvent être l’amour et le sexe, en même temps que j’étais embrouillé dans la possibilité effrayante de quelque chose de merveilleux dans ma vie, comme une chance de rédemption de ma cruauté passé, le roman est devenu le catalyseur de tout ce contre quoi je devais me battre. (...) Utiliser ce titre exprime autant une soumission à la réalité qu’un désir de s’insurger contre elle ». Avis : le grand vertige musical de 2006 est déjà là.
Le magnifique crooner Jamie Stewart est avide. Avide de musique, de mots, de bruit, et de sa propre voix. Son animal Xiu Xiu, six albums, douze mille mini plus un gros tas de pépites en coopération semés sur la route, ne beugle que ça, et est devenu par l’appétit ce gros bubon blindé ras la gueule de musique batailleuse, bataillienne, insolemment créatif et systématiquement, exponentiellement passionnant. Débuté dans un danger intimiste élaboré en réaction au post-punk formateur plus affable de IBOPA et Ten in the Sweat Jar, Xiu Xiu n’a jamais cessé depuis de grossir, de bouffer, de grandir, de bouffer encore, feuilletant et refeuilletant la même idée de pop music électronique et microphone, va-t-en-guerre et exubérante, en quête possédée de mélodies suppliciantes et de stratégies pour, tour-à-tour, les enluminer ou les liquéfier.
Faux Départs
« J’aime l’idée d’avoir foi en le son. Pourquoi faire de la musique si on passe à côté de cette foi ? L’idée, c’est de montrer que la musique a un sens ». Sans ironie, sans peur de l'allogène, Stewart a trouvé la voie de Xiu Xiu en lui élaborant des structures à pratiquer mécaniques, hautement instables et foncièrement insolites, nourries de tentatives et d'épreuves, se déployant en retour en étranges symbiotes de chansons qu’on aurait juré fragiles comme des fétus de paille, ou comme sa voix de Stewart quand il se prend à fricotter avec les hauteurs soprano. Des mobiles semi électroniques, semi électriques, bosselés de crevasses et de bombes en bruit, susceptibles de péter à tout moment à la gueule de pop songs déjà brutalisées par les caprices chichiteux d’un songwriting précaire, et une symbiose étourdissante entre les arrangements téméraires et les schèmes structurels, donnant l’impression que Xiu Xiu accouchent leurs chansons en usant de miracles biomécaniques pas encore inventés. « Tous les sons finissent dans une chanson pour une bonne raison. Mais ils agissent en assemblage, ils jouent ensemble, s’écrasent ou bouillonnent les uns dans les autres, et il n’y a aucun son qui possède une nature inhérente. Le bruit n’est pas cathartique, furieux ou taré par nature. De la même manière qu’un mot possède peu de sens inhérent sans contexte. Mon père était ingénieur du son, et m’a un jour dit que tu te dois d’honorer tout ce qui te donne l’impression d’être mal et erroné. Si tu te sens mal à l’aise, c’est que tu es dans tes derniers retranchement, et si tu ne te pousses pas à grandir et à prendre des risques, tu ne respectes plus les gens qui écoutent tes disques ».
« There is no right, there is only wrong »
Il n’y a pas que des prises de risques inconsidérés chez Xiu Xiu, pourtant. Il y a également une science, exacte, aiguë, de l’équilibre, de l’économie, précisant une alchimie de la mélodie qui irradie toutes les couches de la musique, d’une basslines à une aubade de xylo, d’un chœur unisexe à un contrepoint synthétique. Ainsi depuis Fabulous Muscle (2004), depuis que le groupe pratique moins ses assauts par la violence des contrastes (une ballade chuchotée défigurée de bruits) que par les trous d’air à même la matière (ce fameux alliage fond/forme stupéfiant), la grande pop, celle qui transporte et qui assomme, a élu domicile dans les paysages organiques pointus de Xiu Xiu. The Air Force (2006), énormité rutilante, empilait même pour la première fois les avancées conquérantes, upbeat, à sautiller comme un dératé. Women As Lovers, pas moins majestueux, lui emboîte le pas et se permet même de délaisser la composante compil qui plombait toujours un peu les machineries, faisant jour sur un Xiu Xiu fabuleusement cohérent, racé, lucide de ses démons. « J’imagine que la hasard a bien fait les choses, parce qu’il ne nous est encore jamais arrivé de commencer un disque avec une idée claire de comment il allait sonner, au-delà de grandes lignes du genre “essayons de faire un disque de pop”, comme pour The Air Force, ou, pour Women As Lovers, “faisons un disque sans programmations midi”, parce que nous en avons beaucoup utilisé par le passé. J’aimerais beaucoup que nous ayons effectivement l’air focalisé (bien que je sois persuadé du contraire), mais il se trouve que nous nous occupons surtout du sort de notre musique chanson par chanson, et que nos albums sont plutôt les documents des périodes de temps pendant lesquelles nous les avons enregistrées». Débuté avec Cory McCulloch comme un amalgame informe pour habiller les chansons dermiques de Stewart, Xiu Xiu a peu à peu grossi, en longueur, en largeur, en vrai communauté créative, et sa musique en sort étonnamment grandie, focalisée. « Depuis que Ches Smith (percussioniste réputé qui a joué avec Mr. Bungle ou Fred Frith, ndr) a rejoint le groupe, nous composons de manière beaucoup plus collective. Caralee (McElroy, cousine de Stewart, ndr) est devenue beaucoup plus confiante et expérimentée. Je suis si heureux qu’ils pensent enfin que leurs idées puissent être essentielles pour le groupe ». Autre artisan allié dans la capture de la tourmente et dans la construction, Greg Saunier, batteur et metteur en son de Deerhoof, a enfin beaucoup œuvré en rendant plus lisibles les enluminures soniques naguère brouillonnes, du groupe. « Pour certains, ils nous a aidé à accéder à une autre dimension. Il a un niveau d’exigence exceptionnellement élevé, et il nous a aidé à travailler plus dur et plus en détails. Il a également un merveilleux sens de l’harmonie et de l’arrangement, il a ajouté des petites choses qui ont complètement accouché les chansons. Je le vénère un peu ».
Amours supplices
Esquissant une petite phénoménologie du songwriting en strates de Stewart, on se rend compte à quel point la voie qu’il esquisse est importante. Flux tendu d'émois ardents, d’expression frontale, la musique de Xiu Xiu est complètement emo, trépignante, adolescente dans sa manière de convoquer ses arrangements symbiotes en montagnes russes pour incarner les émotions. Pourtant, elle prend aussi un malin plaisir à flinguer tout pathos. Car les histoires de Stewart n’ont, c’est un fait, rien à voir le train-train de la pop music, évoquant l’amour par ses succédanés contradictoires (asservissement, cruauté, douleur, porno) et, souvent, dans le contexte des marges, misérables et exterminatrices, de nos sociétés. Ce n’est donc pas un hasard si Women As Lovers fait référence à un roman de Elfriede Jelinek (Les amantes, en VF), et que Dennis Cooper soit un des plus grands supporters du groupe. «Nous nous connaissons bien avec Dennis. Ses livres m’ont libéré par rapport à certaines limites que je m’imposais encore sur certains sujets. Il nous soutient beaucoup, et il devait écrire des paroles pour ce disque. Quant au livre de Jelinek, il me passionne pour la manière dont il évoque la violence et la haine de soi, la nature parfois immonde de l’amour et du sexe entre les hommes et les femmes. (…) Je n’ai jamais été un très bon amant, ni avec les hommes ni avec les femmes, et en même temps que je le lisais, je me suis retrouvé face à face avec la personne que Dieu avait peut-être mis sur la terre pour moi, et vice-versa. J’étais si embrouillé dans le roman, ses descriptions horribles et trompeuses de ce que peuvent être l’amour et le sexe, en même temps que j’étais embrouillé dans la possibilité effrayante de quelque chose de merveilleux dans ma vie, comme une chance de rédemption de ma cruauté passé, le roman est devenu le catalyseur de tout ce contre quoi je devais me battre. (...) Utiliser ce titre exprime autant une soumission à la réalité qu’un désir de s’insurger contre elle ». Avis : le grand vertige musical de 2006 est déjà là.
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