Thomas Fehlmann – Berlin, Année Zéro (paru dans Trax, avril 2010)

Au même titre que son vieux compère Moritz von Oswald, Thomas Fehlmann est, sinon une légende, une vertèbre inextricable dans la colonne vertébrale de la musique électronique allemande. Débarqué à Hambourg de sa Suisse natale à la fin des années 70, il commence sa carrière musicale en 1980 en co-fondant l’éminent groupe post-punk Palais Schaumburg. Installé à Berlin en 1984, il signe ensuite l’un des premiers disques de house européenne sous le nom de Ready Made, erre dans les studios avec Trevor Horn et monte l’un des tout premier label indépendant allemand entièrement dédié à la dance music, Teutonic Beats. Après une rencontre déterminante avec un certain Alex Paterson, Fehlmann devient ensuite le producteur attitré de The Orb (jouant un rôle créatif de plus proéminent dans la musique du groupe jusqu’à devenir sa moitié officielle) puis se prend de passion pour la musique futuriste créée par quelques gars de Detroit, jusque là passée inaperçue dans l’ouragan acid house. Dès 1991, il fonde aussi avec son vieil ami von Oswald (percussionniste dans le dernier line-up de Palais Schaumburg) le duo 3MB et invite Blake Baxter, Eddy ‘Flashin’ Fowlkes et Juan Atkins à venir jammer dans son studio : sortis sur le tout jeune label Tresor, les albums de 3MB initient rien de moins que la grande histoire d’amour entre Detroit et Berlin, dont on connaît les conséquences immenses. A la manière d’un Brian Eno, le discret Fehlmann passe pourtant le reste des 90s à agir dans l’ombre, distillant ses leçons essentielles en produisant le duo Sun Electric ou en animant avec Gudrun Gut Oceanclub, émission de radio qui marque toute une génération émergence. Son premier disque sous son nom sort discrètement sur R&S en 1994, en plein déluge ambiant house, mais il faudra attendre une signature providentielle sur Kompakt en 2002 pour l’essentiel Visions of Blah pour que le monde prenne acte de l’importance de son œuvre. Finalement canonisé en figure tutélaire de l’underground berlinois, il a été choisi pour composer une bonne partie de la bande-son de 24h Berlin -A Day in the Life, étonnant film sur Berlin et les berlinois dont la particularité est d’être le documentaire télé le plus long de tous les temps. Il en a tiré un énième album sublimement contemporain, Gute Luft.

Gute Luft est, jusque dans son artwork, un hommage à Berlin. Tu es considéré comme un musicien berlinois typique, et pourtant, tu n’es même pas allemand.
J’ai commencé la musique en 1979 avec Palais Schamburg, où j’étais venu de Zurich pour étudier à la Hochschule für Bildende Künste de Hambourg. Mais j’ai passé presque toute ma vie adulte à Berlin. Pendant un moment, je suis parti en Angleterre, et j’ai caressé l’idée de déménager à Londres, mais Berlin me manquait trop. Ce fut un bon calcul : peu après, le Mur s’est effondré, et la ville s’est métamorphosée du jour au lendemain. Ensuite, j’ai eu la chance de voir la scène berlinoise naître, grandir, rapetisser, grandir à nouveau, évoluer... J’appartiens corps et âme à cette ville.

Tu habites encore à Berlin Ouest, loin du Mitte et de Prenzlauer Berg. Si tu devais comparer le Berlin des années 80 au Berlin contemporain, lequel aurais ta préférence ?
C’est plus détendu aujourd’hui, bien sûr. Mais ça a toujours été une ville unique. J’ai travaillé plusieurs fois aux Studios Hansa, qui jouxtaient le Mur, et je me rappelle à quel point la vue était étrange une fois le soir tombé: de notre côté, tout était illuminé et de l’autre, tout était noir. Le plus étrange, c’est qu’on profitait de notre petite émulation créative à Berlin Ouest (notamment tous les groupes affiliés à la Neue Deutsche Welle et les électrons libres Einstürzende Neubauten, Der Plan, DAF, Abwärts ou Malaria !, ndr) et que de l’autre côté, il ne se passait presque rien. La chute du Mur fut un événement fantastique, de loin l’événement social le plus intense de ma vie. Surtout quand on considère les développements fondamentaux qui ont eu lieu pour la musique allemande, puis pour la musique européenne… finalement pour la musique mondiale ! Au milieu des années 90, je pensais qu’on avait atteint un tel pinacle qu’il ne nous restait plus qu’à rentrer en récession… Mais non, ça se développe toujours.

Est-ce cet amour pour Berlin qui t’a poussé à accepter de signer la musique de « Berlin 24h Berlin -- A Day in the Life »?
C’est le concept qui m’a plu. Un documentaire de 24 heures sur diffusé à la télévision pendant une journée entière ? Quelle idée superbe ! Volker Heise, le réalisateur, suivait ma carrière depuis longtemps. Il savait aussi que je n’avais presque aucune expérience en la matière, à part la musique d’un documentaire sur le plastique qui vient de sortir en Allemagne, Plastic Planet, composé avec Alex Paterson pour The Orb (dont on entend des extraits sur Baghdad Batteries, ndr). Et je me suis vite rendu compte que la tâche était titanesque. On a à peine eu le temps de parler de ce qu’il voulait, à part quelques instructions minimales du genre « de la musique pour un voyage en hélicoptère ». Du coup, j’ai été un peu déçu du résultat : sur les quatre heures de musique que j’ai composées, ils n’ont utilisé que deux heures et demi. Et j’ai dû travailler à l’aveuglette, puisqu’ils montaient en même temps, dans six ou sept salles de montage en parallèle…

Es-tu satisfait de la manière dont ta musique interagit avec les images ? La contrainte t’a-t-elle compliqué la tâche ?
J’ai essayé de travailler comme d’habitude, en me laissant guider vers mes penchants naturels, les textures et les snappy grooves… La seule contrainte que je me suis imposée c’est le vieux proverbe « Less is more ». Quand tu regardes un film, ton cerveau est déjà très occupé avec ce qui se passe à l’écran, pas la peine de l’embarrasser avec des morceaux trop complexes.

Ta musique est naturellement visuelle, parce qu’elle pleine de matières très denses, pleine de couches, même si elle est très maîtrisée.
Les versions des morceaux sur le disque et celles dans le film sont différentes. Celle utilisées dans le film sont souvent plus minimales. Et pour l’album, j’ai privilégié les morceaux les plus généreux, ceux qui feraient un bon album. « Alles, Immer », qui ouvre l’album, dure une heure dans sa version originale. Surtout, j’ai pu me venger du traitement imposé à mes morceaux dans le film, me réapproprier la musique pour gérer un peu ma frustration. Ca fait partie des choses qu’on apprend en travaillant pour le cinéma : nos décisions sont noyées dans celles d’un nombre incalculable de personnes, des artistes jusqu’à la production. Je suis habitué à prendre mes décisions tout seul.

Tu as pourtant passé la majorité de ta carrière à travailler avec les autres, et pour les autres.
Travailler avec les autres, c’est mon style. J’aime viscéralement communiquer. Le studio avec Alex Paterson, c’est du pur bonheur. Encore dimanche dernier, on a fait une session spontanée avec Alex Moufang et Jonah Sharp… Et ce n’est pas que j’en ai besoin, je suis bien assez créatif dans mon coin. Mais après 30 ans de carrière, je suis heureux de continuer à apprendre des autres, de pouvoir entendre la musique d’une oreille inédite.

D’ailleurs, tu cites comme influence des musiciens beaucoup jeunes que toi, comme Rod Modell ou Flying Lotus.
On apprend à tous les âges de la vie. Bien sûr, Rod Modell a dû beaucoup écouter The Orb et Basic Channel. Mais Flying Lotus a vraiment quelque chose de différent, un swing incroyable qui te fait entendre différemment les choses que tu connais déjà.

Tu arrives encore à écouter les disques qui t’ont donné envie de te lancer dans la musique électronique à la fin des années 80 ?
Certains ont vieilli immédiatement, d’autres n’ont pas pris une ride. Normalement, la pop vieillit plus vite. Mais Inner City fait toujours battre mon cœur plus vite.

Et tes premiers morceaux de dance music, comme ceux de Ready Made ?
Je ne suis pas le mieux placé pour parler de ma musique. Je me rappelle qu’à l’époque, il était beaucoup plus difficile de retranscrire sur bande les idées que l’on avait dans la tête. La rencontre avec Alex a été déterminante, parce qu’il n’a peur de rien. C’est lui qui m’a appris à me jeter à l’eau. Le développement inespéré de la scène berlinoise m’a aussi beaucoup aidé, parce que j’avais enfin le droit de concevoir une musique typique de notre ville. Nous autres Berlinois n’avions plus besoin d’attendre les imports américains ou anglais, parce que les gens se foutaient de savoir si les disques venaient de Detroit ou de Cologne. Quand on a enregistré les morceaux de 3MB avec Moritz et Juan Atkins, on s’est rendu compte qu’on aimait tous la même musique, et que nous cuisinions tous avec de l’eau et des machines.

Vous étiez conscient que le tunnel que vous étiez en train de creuser entre Detroit et Berlin serait aussi déterminant pour le futur de la musique ?
Nous étions d’humbles fans, avant tout. Quand Blake (Baxter, ndr) et Juan sont venus à Berlin la première fois, ils n’avaient pas de gigs la veille ou le jour d’après à Berlin ou Manchester, ils devaient attendre une semaine entre chaque concert. Ils ont passé une semaine à Berlin, et avec Moritz, on s’est dit qu’il serait vraiment dommage de laisser passer l’opportunité. C’est un peu comme dans les années 70, quand les musiciens du free jazz venaient jouer en Europe. C’est ce qu’on a proposé à Juan et Blake. On ne risquait pas grand chose, à part de faire de la mauvaise musique. Et travailler avec eux était si simple ! Avant ça, j’avais bossé avec Trevor Horn ou les Pet Shop Boys. Mais là, plus besoin de passer par une boîte de management… Et surtout, plus besoin de gérer de chanteur ou leur ego. La musique électronique en 1992, c’était la liberté.

Pourquoi avoir attendu autant de temps avant de signer des disques sous ton nom?
J’étais tout le temps occupé à travailler sur tel ou tel projet, en studio avec Alex ou quelqu’un d’autre. Le premier disque que j’ai enregistré tout seul, en 1985, est l’album de Ready Made. Et à l’époque, à moins d’être richissime, il était impossible d’enregistrer un album entier à la maison, sans passer par un studio professionnel. Il fallait de l’argent, un label pour payer. Le processus entier pour passer de la musique que tu avais dans ta tête à un morceau enregistré était long et pénible. Ca a probablement joué dans l’évolution de ma carrière. C’est pour ça que j’ai d’abord décidé de gagner ma vie en tant que producteur. Et ça a marché, jusqu’au jour où la mentalité du business m’a presque dégoûté de la musique. Le succès de The Orb, qui a été énorme malgré une absence totale de compromis de la part d’Alex, m’a redonné la foi.

C’est pour ça que tu n’enregistres plus pour les autres ?
Dans les années 80, le producteur était un nabab. Il était branché. Il était le catalyseur, le magicien avec qui tout le monde voulait travailler. Aujourd’hui, tout le monde s’en fout.

Quand il s’agit de travailler sur ta propre musique, ton immense expérience de studio est-elle plutôt une malédiction ou une bénédiction?
Ce n’est pas une malédiction, non. Ce n’est pas très important, en revanche. J’ai adoré travailler avec Trevor Horn, par exemple, et j’ai quelques histoires à raconter, mais je n’ai pas appris grand chose à part à avoir confiance en mes idées.

Beaucoup de gamins aujourd’hui regardent cette époque de moyens limités avec envie ou nostalgie. La house et la techno sont nées dans des studios minuscules, et ce déterminisme esthétique avait un sens.
Les limitations furent essentielles. La première fois que j’ai rendu visite à Robert Hood, son studio se limitait à une TR-909, un Juno, un quatre-pistes et à une table à repasser pour les poser. Tout était dans sa tête. Aujourd’hui encore, si la technologie a beau être presque sans limites, la musique vient toujours de la tête des musiciens. Ceci dit, je comprends que les gamins soient frustrés de faire leurs morceaux sur le même ordinateur que celui avec lequel ils font leurs devoirs…

Demdike Stare - Sabbat Night Fever (paru dans Chronic'art, mai 2010)

Puisqu'on parle de Demdike Stare, il faut évoquer de nouveau l’hantologie, cette « éruption » spectrale et spécifiquement britannique de l’ère du temps notamment déchiffrée par quelques journalistes avisés (Simon Reynolds ou Ken Hollings) dans les pratiques artistiques paradoxales et feuilletées de quelques explorateurs nostalgiques comme les artistes du label Ghost Box ou l’encyclopédiste Jonny Trunk. A la lisière de ce nuage insaisissable, on distingue aussi souvent le travail du duo britannique Demdike Stare, dont le nom (référence au prénom ‘magique’ de la plus célèbre des sorcières du Lancashire, objets de l’un des plus fameux procès en sorcellerie de l’histoire britannique) comme l’univers esthétique ténébreux sont autant de faux-semblants pour se perdre dans les méandres des occultismes d’hier et d’aujourd’hui. Formé d’un producteur techno travaillé par l’obscurité (Miles Whittaker, de Pendle Coven) et d’un collectionneur compulsif de grimoires musicaux (Sean Canty, organisateur des soirées Haxan et curator pour le label de réédition Finders Keepers), le duo explore pourtant depuis sa première série de maxis un univers qui ne lui appartient qu’à lui, limitrophe avec fréquences électroniques arctiques de Mika Vainio, la techno d’échos de Basic Channel, les disques de bruitages ou les musiques traditionnelles moyen-orientales. Mais comment, au juste, le duo se situe-t-il dans notre zeitgeist musical ? Miles Whittaker : « Nous voyons bien pourquoi on nous assimile à cette ''scène'' qu’on appelle l’hantologie, bien que nous ne visions aucun rayon en particulier chez les disquaires. Nous ne sommes pas très au courant de ce que s’y passe en fait, mais nous sommes au courant des points communs. En fait, Sean et moi sommes tous deux originaires de la même région que les sorcières du Lancashire, j’y vis encore aujourd’hui, et nous avons grandi dans une certaine tradition ésotérique. Notre prochain disque emprunte son titre à un chapitre du Bardo Thödol (le Livre des morts tibétain, ndr), ce qui montre bien notre intérêt pour les films et les livres de la tradition ésotérique. Quoique notre intérêt est peut-être motivé par la musique qui sort de nous, qui est plus souvent noire et mystérieuse que lumineuse et fantasque, et cet univers thématique lui correspond bien ».

Myriade de possibilités
Après un remarqué premier album en forme de bilan (Symbiosis) et une mixtape grand-angle dont le tracklisting tenu secret est obscur comme une nuit d’encre (Osmosis), le duo entame ce printemps un triptyque 100% analogique (des vinyles ultra-limitées) dans lequel il noircit encore un peu plus le trait. Emballé dans une planche de Ouija customisée par Andy Votel, Forest of Evil (rien à voir avec les Fleurs du mal de ce bon vieux Charles ni avec leur adaptation électronique par la sorcière Ruth White) convoque les esprits en deux longues plages à épisodes bien plus étranges et perturbantes que leurs premiers efforts crossover : « Le titre vient d’un disque de musique d’illustration du début des années 80, dont nous n’avons utilisé que le titre comme base d’inspiration. Les deux autres parties à venir de la trilogie suivent une intention similaire mais diffèrent beaucoup par leurs palettes et leurs structures ». Délaissant largement la techno caverneuse qui servait de fil d’Ariane presque fortuit aux matières de Symbiosis, Forest of Evil est l’occasion pour le duo de parfaire son art du filtrage des samples par la manipulation des matières analogiques : « Le bousculement des samples et des synthétiseurs, c’est le cœur de Demdike Stare. L’usage des samples fait partie de notre éducation, Sean via le hip-hop, moi via les débuts de la jungle et ma fascination pour les samplers Akai. L’usage caractérisé de sons analogiques parfois envahissant permet de faire résonner les found sounds et les samples, qui ne fonctionnent pas comme des balises comme dans le hip-hop, mais comme les fondations de quelque chose de nouveau. Notre horizon de référence reste les pionniers du BBC Radiophonic Workshop, Ilhan Mimaroglu, Daphne Oram ou certains compositeurs de musique d’illustration comme Camille Sauvage, dont la liberté sonique et les innovations techniques ont ouvert des myriades de possibilités ».

Dernière séance
Travaillés par les percussions du free-jazz comme par les moments les plus dissonants de Morricone (on conseille en passant ses b.o. hallucinantes pour L'attentat d'Yves Boisset, Veruschka de Rubartelli ou The Human Factor de Edward Dmytryk), Forest of Evil parfait aussi forcément la fibre cinématique de la musique de Demdike Stare. A l’instar de Steve Moore, qui compose seul ou avec Zombi des vraies b.o. de vrais films d’horreur low budget, le duo serait-il en route vers de vraies b.o. ? « En fait, nous avons conçu ce projet dans le but précis de composer des bandes sonores ou des musiques pour le cinéma. Nous sommes des fans hardcore de vieilles VHS presque autant que de vieux vinyles, et l’atmosphères des soundtracks de giallos ou des vieux films d’épouvante britanniques est notre première inspiration. Pouvoir conjurer un lever de soleil ou une angoisse extrême avec de la musique revient à faire de la magie, puisque le son est par définition unidimensionnel ». Laissez-vous terroriser.

Ratatat – Bis Repetita Placent (paru dans Chronic'art, juin 2010)

Dans les premières lignes de Chambre obscure (1932), Vladimir Nabokov commet un sacrilège romanesque: il révèle à l’avance l’intégralité du récit qu’il va conter, arguant au lecteur qu’il doit être attentif à la manière dont le récit sera raconté plutôt qu’au récit lui-même, puisqu’à quelques détails près tous les récits du monde dérivent d’une petite dizaine de canevas narratifs qui étaient déjà usés jusqu’à la lie à la Chute de l’Empire Romain. La première écoute d’un nouveau morceau ou d’un nouveau disque de Ratatat s’apparentant toujours à un troublante impression de déjà-entendu, on serait tenté de penser qu’Evan Mast et Mike Stroud nous racontent encore et toujours la même histoire depuis 2003. Se pourrait-il alors que sous leur sobriquet onomatopéique et leur carapace de grosse machine crossover à faire danser les kids sur des riffs de clavecin à la sixte mineure, Ratatat cachent une ascèse formelle (l’instrumental comme mortification culturelle), rhétorique (à fond la forme, fond informe) voire existentielle (la neutralité zen comme horizon transcendantal) ? Que rien d’autre n’y compte que les textures des vieux instruments bizarres qu’ils empilent dans leur studio des Catskills, shruti box d’Inde, Optigan de Mattel ou Autotune d’Antares? Pour ce questionnement et aussi pour quelques autres (voici l’un des très rares projets de la pop derrière lequel on demeure résolument incapable de lire une intention), on était impatient de rencontrer les gars Mast & Stroud et de déchiffrer le chouette LP4 en leur compagnie… Même si l’on se doutait aussi à l’avance qu’ils seraient les derniers à pouvoir mettre en mots et en idées la beauté de leur geste digne d’une réduction transcendantale.

Entre les doigts
On a donc pas été déçu de notre déception : grâce son bienveillant mutisme, le secret du bonheur selon Ratatat est bien gardé. Parlez donc de Chambre obscure à Mast (qui l’a lu et qui voit très bien de quoi on veut parler): « Pour moi, forme et fond sont indissociables. Ils existent sur un même plan et ils évoluent simultanément. Ce qui ne change pas, c’est cette foutue guitare qui est très spécifique, et peut-être certains sons de synthé. Mais pour moi, LP 4 marque une rupture » . Bis repetita pour Stroud, bien embêté qu’on lui parle de linéarité contrariée et du secret du bonheur par la répétition du célèbre aphorisme horatien (« bis repetita placent »): « On a enregistré très vite, sans réfléchir, dans la foulée de LP3. Les deux disques proviennent des mêmes sessions et en gros, LP3 c’est les treize premiers morceaux qu’on a enregistrés, et LP4, les douze derniers. Mais de fait, les idées les plus bizarres sont arrivées vers la fin, et je trouve les deux albums très différents ». A la sortie de la méprise, les deux concèdent une seule volonté : quoi qu’il arrive, leur musique doit glisser entre les références et entre les doigts. Si la pochette de LP4 met en scène le perroquet de Stroud, c’est parce qu’il était présent pendant les sessions d’enregistrement : « Pas de visage, pas de titre, pas de personnages… On ne veut attacher aucun contexte, aucune image à la musique. Il est impossible de produire et d’arranger des mélodies ex nihilo à notre époque, mais on vise une certaine pureté. C’est pour ça que nos titres restent ouverts, poétiquement ambigus. Ils n’engagent à rien, ils ne dirigent presque nulle part ». La question qui les fait le plus rigoler ? « Ratatat, c’est quoi comme genre ? »


Dans les limbes
Entre les lignes et entres les instrumentaux, LP4 raconte pourtant une sorte d’histoire, à reconstituer à partir des fragments de voix qui éclosent dans les intervalles et dont la genèse est une histoire à elle toute seule. Evan : « On voulait utiliser un sample des Moissons du ciel, de Terrence Malick, qui est vraiment un film bizarre où les dialogues sont couverts par du bruit ou du silence. Après le montage, il a demandé à l’actrice Linda Manz, qui avait douze ans à l’époque, d’improviser des impressions sur le film et c’est la voix off qu’on entend dans le film. On a fini par rencontrer Manz et à l’interviewer avec ma sœur. Toutes les voix qu’on entend sur le disque viennent de là, et ça fait une sorte de narration sous-jacente pour le disque ». Evidemment, pas la peine de demander de quoi ça parle. C’est de la musique instrumentale, ça ne parle pas. En attendant un hypothétique LP5 qu’on rêve en hommage différé à un autre duo, Autechre, on continuera à danser et à rêver sur les chants muets de LP4 et ses prédécesseurs, les yeux fermés, bien heureux de pouvoir flotter dans les limbes de notre ignorance. Une fois n’est pas coutume.

Jim O’Rourke – Le déclassé (paru dans Chronic'art, septembre 2009)

Quand, à l’occasion des 10 ans de Chronic’art, il a fallu faire la liste des musiciens qui avaient le plus compté dans nos cœurs et nos oreilles pendant la décennie 1997 - 2007, Jim O’Rourke fut sans détour le premier nom à sauter du maelström – et ce pour un nombre incalculable de raisons. Enorme passeur, immense phare dans l’impétueuse parenthèse moderniste de la fin des années 90, O’Rourke fut d’abord le premier et le dernier grand nomade de cette époque révolue où un artiste pouvait encore exister par sa collection de disques. Débarqué chez beaucoup du grand nulle part d’un non-genre, le post-rock, il tissait par une lame de fond indifférenciée de collaborations, de productions et d’improvisations un territoire impossible entre toutes les familles, tous les pays (Japon, Allemagne, France, USA) et toutes les époques de la musique expérimentale la musique improvisée, le minimalisme, la musique concrète et/ou post-industrielle, la musique d’ordinateur en liberté), de l’indie rock, du non-rock et du rock tout court. Sa série d’albums solo pour le label Drag City entamée en 1997 avec le fabuleux Bad Timing, ensuite, résonne encore aujourd’hui pour beaucoup, beaucoup (dont nous sommes) comme le bruit de fond le plus naturel et le plus persistant de son époque. Après des années de quasi omnipotence qui le menèrent jusqu’à une position idéale et enviée dans Sonic Youth, ce héros fantasque, trop sincère (et trop fragile) déserta pourtant la musique et le studios exactement au moment où son statut exceptionnel devenait la nouvelle norme, pour vaquer à ses petites affaires dans sa deuxième maison, le Japon. Huit ans de faux silence plus tard (il n’a pas tout à fait chômé, enregistrant ici ou là une pièce expérimentale de Toru Takemitsu, une b.o. pour Kôji Wakamatsu ou la plus belle chanson du dernier album de Kahimi Karie), il n’est pas prêt de quitter Tokyo, même pour un concert. Il a tout de mêmes trouvé le temps d’enregistrer une nouvelle pièce musicale en dehors du temps, en double forme de bilan et de nouveau départ – et c’est, au moins dans nos vies, un vrai événement. Nous lui avons parlé au téléphone, au milieu de la nuit (pour lui), alors qu’il rentrait d’un concert avec Mike Watts, pour constater que même à 10000 kilomètres, rien ou presque n’a changé dans la vie de ce vieil ami.


Tu rentres d’un concert avec Mike Watts. Comment se passent ces concerts à Tokyo ? Est-ce que tu attends les invitation?
Dans le cas de ce concert, Mike m’a simplement demandé un coup de main. Mais effectivement, j’attends les propositions. Et parfois – pas toujours ! - j’accepte. Je n’ai jamais couru après le concerts de toute façon. Je n’aime pas assez ça. Je dois même avouer que je n’ai jamais, jamais éprouvé du plaisir à jouer sur scène.

L’enregistrement de ce nouveau disque semble avoir pris une éternité. Est-ce que ça s’est fait dans la douleur ?
Dans la douleur ? Hum. Ca a pris presque trois ans. Tu sais, je crois bien que n’ai jamais enregistré un disque pour moi sans que ce soit douloureux (rires). Je ne prends pas de plaisir à faire de la musique.

Comment expliques-tu que tu continues malgré tout à en faire ? Comment expliquer The Visitor?
Au début, je n’avais aucune idée que ce morceau de musique finirait en disque, voire même qu’il serait écouté par quelqu’un d’autre que moi. Je voulais essayer d’enregistrer quelque chose de valable pour le monde. Il se trouve que c’est mon « nouvel album », et pas une de ces centaines de projets qui se sont retrouvées à la poubelle. Mais j’exagère, je n’ai pas enregistré grand chose d’autre. The Visitor n’a qu’un seul mérite : c’est un morceau de musique terminé. En vers et contre tout ce qui aurait du l’empêcher d’exister.

Comment expliques-tu justement ce long hiatus loin de la musique ? Un manque d’intérêt, ou étais-tu seulement trop occupé pour t’en soucier ?
En fait, j’étais si occupé que je me suis trouvé physiquement incapable de m’en soucier. Je n’avais pas l’énergie de même y penser. J’ai besoin de beaucoup de temps pour faire les choses, et j’avais beaucoup d’autres choses à faire. Ca a commencé avant que je vienne au Japon. Entre 1999 et 2000, j’ai passé mon temps à travailler sur la musique des autres.

Il fut une époque où il ne se passait pas un mois sans que cinq disques sortent avec ton nom dans les crédits, sans compter tes propres albums. Comment t’en sortais-tu à l’époque ?
J’étais incroyablement occupé. Entre le moment où je suis arrivé à la Fac et mon départ de New-York, je n’ai pas arrêté. Surtout, j’ai été très chanceux. On était très peu à faire le grand écart entre tous ces territoires de la musique. Ca a beaucoup changé aujourd’hui, et je dis ça sans arrière pensée critique. A l’époque, il était beaucoup plus facile de se faire remarquer par les labels et les professionnels de la musique, et par le public. Il faut remercier certains de nos aînés, qui ont vraiment œuvré pour faire connaître certaines musiques et ouvrir l’esprit des gamins. Quand j’ai découvert la musique, il était très difficile de se procurer des disques de Derek Bailey ou Pierre Henry, surtout au fin fond des Etats-Unis. Aujourd’hui, les gamins peuvent les découvrir en un claquement de doigts, en même temps que le Hafler Trio ou Rafael Toral. Je pourrais jouer le même rôle aujourd’hui beaucoup plus facilement. Et tout le monde s’en ficherait.

Tu vois cet accès facilité à la culture comme une bonne, ou une mauvaise chose ?
Un peu des deux, en fait. Surtout, je suis très heureux d’en être suffisamment éloigné pour ne pas avoir à trancher. Ca ne m’intéresse pas beaucoup, en fait. C’est au tour de nouveaux artistes de s’en soucier.

Tu penses avoir passé ton tour ?
Oh non, le mien est toujours d’actualité (rires). Seulement j’ai envie de me consacrer entièrement à lui, précisément. A moi. Il y a dix ans, je passais une grande partie de mon temps à pointer du doigt les musiques qui m’avaient permis de devenir le musicien que j’étais, je dirigeais des labels de rééditions (Dexter’s Cigar et Moikai, ndr) pour rendre la pareille à ceux à qui de je devais tout ou presque… C’est fini. Je suis très content que des jeunes aient pris le relais, mais je ne vois pas pourquoi je devrais consacrer mon temps à les soutenir (rires). Ca a l’air horrible de penser ce genre de choses, mais je ne pense pas à mal.

C’est plutôt eux qui devraient consacrer du temps à te soutenir.
Ce n’est pas le cas, pourtant (rires).

Ce recentrage s’entend dans la musique de The Visitor. Autant Bad Timing, Eureka et Insignificance étaient remplis de références extérieures, autant ce nouveau disque semble complètement autoréférentiel.
C’est certain. Je n’y pensais pas en l’enregistrant, mais je crois que j’ai appris à m’accepter. Je dois accepter le fait que je sors des disques depuis vingt ans. Ceci dit, les références à ma propre musique n’éclosent pas par hasard : j’aurais beau essayer d’être quelqu’un d’autre, je serai toujours au milieu de la pièce. Je ne voulais pas qu’on entende Jim jouer du Jim… Je voulais inventer un nouveau cadre à certaines idées musicales, mais pas nécessairement que ça s’entende dans la musique.

C’est une musique qui a l’air de jouer avec les attentes de l’auditeur. Ca commence comme du pur Jim O’Rourke, pour que les déviations trouvent du sens.
C’est comme une tradition. La série des albums sur Drag City fonctionne comme une chaîne : chacun prend le relais de la fin du précédent comme le point de départ d’une sorte de réflexion. C’est une manière d’amener la nouveauté, et ce n’est possible que parce qu’il y a une attente de la part de l’auditeur. Le bagage existe, autant jouer avec. Mais la suite du disque n’a plus rien à voir. Les albums sur Drag City ne sont pas plus spéciaux dans mon oeuvre que n’importe quel autre, parce que j’attache la même importance à tout ce que fais. Mais ils sont à part, précisément parce qu’ils sont liés. A une époque, je les voyais comme une ligne continue.

Est-ce que le fait d’avoir attendu si longtemps rend The Visitor spécial ?
Pas pour moi. Je n’ai jamais rien fait qui ne m’ait pris beaucoup de temps, même si à une époque les sorties étaient rapprochées. Si je considérais ce disque comme spécial, je me passerais de la pommade. J’ai seulement envie de souligner le lien narratif qu’il entretient avec les autres disques sur Drag City. Ca n’enlève rien en importance à Long Night, par exemple (long drone enregistré en 1991 et récemment édité par Streamline/Drag City, ndr).

Et le fait de vivre au Japon, d’avoir quitté les Etats-Unis ?
Techniquement, je n’avais déjà plus de groupe quand je vivais encore à New-York, Glenn (Kotche, actuel batteur de Wilco, ndr) est devenu célèbre, et Tim (Barnes, ndr) a arrêté la musique. Et comme j’ai tendance à vivre un peu dans ma tête, je pense que The Visitor aurait été la même pièce de musique si je l’avais enregistrée n’importe où dans le monde. De la même manière, je n’aurais pas fait Eureka 2 si je vivais encore à Chicago. C’est simplement du passé. Tout le monde a changé. Tout ce qui importe dans le fait d’avoir enregistré ce disque à Tokyo est que j’ai été suffisamment tranquille pour travailler dessus en paix, sans qu’on me sollicite tous les jours.

Tes différentes activités, comme le fait que tu aies appris le japonais ou les quelques collaborations que tu as faites ces dernières années avec Kahimi Karie ou pour le cinéaste Kôji Wakamatsu, n’influencent pas directement ton travail ?
Pas vraiment. Les gens avec qui je joue à Tokyo, je les connaissais bien avant de déménager. J’avais plus d’amis ici que dans n’importe quel autre pays. Venir habiter à Tokyo ne fut pas une « expérience », plutôt un soulagement. Je suis heureux rien qu’en vivant ici.

Tu pourrais être aussi débordé à Tokyo qu’à New-York. Comment as-tu réussi à te préserver ?
Je n’y ai pas vraiment pensé. Ca n’avait rien à voir avec le fait de faire ou de ne pas faire de la musique, même si c’est ce que beaucoup de gens ont l’air de penser. Je n’ai jamais démissionné de la musique, j’ai juste arrêté d’en faire parce que je n’avais plus le temps. J’étais d’abord venu pour apprendre la langue, parce que je me l’étais promis il y a très longtemps, quand j’ai commencé à me casser les dents sur des livres ou des films qui n’avaient jamais été traduits. Mon désir de venir au Japon pour apprendre le japonais fut plus fort que celui de rester à New-York pour continuer à produire la musique des autres. Ensuite, j’ai passé une année entière à obtenir un visa… Tout de même, je dois avouer que la musique ne m’intéresse plus comme avant. Si je pouvais m’exprimer à travers un autre medium artistique, je le ferais immédiatement. Enregistrer de la musique ne me rend pas heureux, ça m’empêche seulement de devenir fou (rires). Je sais seulement que je suis en train de vivre la période la plus heureuse de ma vie.

Est-ce que le fait d’avoir en plus terminé The Visitor participle à te rendre si heureux ?
Je suis plutôt du genre à passer à autre chose dès le lendemain du jour où j’ai mis la touche finale à un disque. Le bonheur n’a rien à voir avec le sentiment d’accomplissement, je ne pense qu’à ce que je vais pouvoir faire, étudier ou apprendre ensuite. Malgré le fait que j’ai passé trois ans de ma vie sur ce disque, je m’en rappelle à peine.

Est-ce que tu te rappelles tout de même ton intention ? Après une bonne dizaine d’écoutes, je trouve que c’est ton oeuvre la plus difficile à cerner, la plus insondable.
C’était mon intention, en tout cas. J’y ai passé tellement de temps...

J’ai réécouté The Harp Factory on Lake Street de Gastr del Sol l’autre jour parce que j’avais remarqué que le sous-titre était en japonais, et la musique que tu faisais à l’époque avait beau être expérimentale et mystérieuse, elle n’était pas aussi insondable.
Hum. Ce disque n’est pas vraiment mon meilleur souvenir musical (rires). On peut encore l’acheter?

Je ne sais pas, je l’avais acheté à l’époque.
Je ne crois pas qu’on m’ait jamais donné un exemplaire de ce disque. Je ne savais pas qu’il y avait du japonais dessus, ce n’était sûrement pas de mon fait.

Selon toi, The Visitor est-elle une pièce de musique complexe ?
Je ne sais pas. Je me rappelle que je voulais faire un long morceau. Je me rappelle aussi que ça nécessiterait une structure particulière, dans laquelle le début et la fin se répondraient en miroir. Je me rappelle enfin qu’un musicien français a joué un rôle très important en termes d’influences.

Qui ça ?
Je me demande si un français peut deviner. C’est quelqu’un qui m’a toujours influencé, même si je ne l’ai pas trop dit et que personne ne l’a jamais deviné. Pour moi, son influence sur ma musique est évidente. Tous mes amis et mes musiciens sont au courant, parce que je les ais harcelés en les forçant à écouter sa musique.

Est-ce qu’il est encore vivant ?
Oui, et encore très actif, même si c’est un vieux monsieur maintenant. Il fait de la musique avec des instruments traditionnels, ce n’est pas Pierre Henry – même si je l’adore aussi. Beaucoup de gens pourraient penser que sa musique est trop prog, trop orientée avec Zappa, pour être associée à la mienne.

Albert Marcoeur ?
Oui, c’est lui ! Bon dieu, je l’adore ! Celui où il y a Joseph est un de mes albums préférés sur la terre. Attends. (il va le chercher). Je l’ai en vrai disque, pas un de ces horribles CD. Il est juste avant Merzbow et juste après Walter Marchetti dans ma discothèque - j’ai du réduire ma collection de manière drastique en déménageant ici. Ce disque est fabuleux.

Tu ne l’as jamais contacté ?
Oh non, non, non. Je ne voudrais pas le déranger. Je ne vois pas ce qu’il pourrait trouver d’intéressant à un crétin d’américain qui vit au Japon (rires). Mais il est très important pour moi, et pas seulement parce qu’on a des influences communes – Zappa ou Bartok. Ses idées son parfaites. Ses frères sont des musiciens formidables, aussi.

Tu dirais que Marcoeur est l’influence principale de cet album ?
Oui et non. C’est une influence tout court. Et j’ai eu la chance de le découvrir très tôt. Donc il a toujours été là, au deuxième étage. Bad Timing était un travail sur le mythe de l’americana, Eureka était autre chose… Mais c’était seulement la première couche. Tous mes disques précédents étaient comme des commentaires critiques sur ces choses qui m’avaient influencées, et The Visitor est plutôt un commentaire critique sur mes disques précédents.

C’est un commentaire très singulier, intense. C’est la pièce de musique la plus mouvementée et la plus changeante que tu aies enregistré.
Les couleurs, les volumes changent plus vite. Surtout, ce sont mes vieux disques qui changeaient très lentement. Par exemple, tous les morceaux de Insignificance étaient construits sur des schémas quaternaires - comme dans la pop, tout est répété quatre fois – parce que je voulais faire un commentaire sur cette fiction, ce mythe de la pop music où l’auditeur s’imagine que le chanteur chante pour lui. Si The Visitor a l’air moins traditionnel que Insignificance, c’est qu’il aborde un sujet différent. Cette fois ci, je n’avais aucune envie de jouer avec des formes de musique préexistantes.

Quel genre d’écoute conseillerais-tu pour The Visitor ? Plutôt une écoute attentive et active, ou une écoute distraite, comme une oeuvre ambient ? La seule indication que tu donnes dans le livret est : « please listen on speakers, loud ».
C’est parce que je l’ai conçu comme ça. Il y a beaucoup de dynamique, et à faible volume, on passe à côté de la moitié du disque. De la même manière, des écouteurs ne restitueront pas les effets de la dynamique avec la même efficacité. C’est un disque supposé résonner dans l’air, autour des choses. Enfin, si on l’écoute en MP3… Je ne sais même pas quoi dire (rires). On ne devrait pas écouter de musique en MP3.

La dynamique a presque disparu de la musique moderne. Doit on y lire une sorte de commentaire ?
En quelque sorte. Surtout, c’était une manière de prouver que je n’allais pas me laisser dicter mes envies musicales par la musique actuelle. Je n’ai pas l’impression d’en faire partie. Je ne voulais pas aller contre la musique actuelle, faire un pénible comparatif nostalgique sur le passé et le présent ou je ne sais quoi… Je voulais juste me tenir à distance. Toute la musique du monde devrait se tenir à distance. Je sais pertinemment que la moitié des gens qui vont écouter ce disque l’écouteront en MP3, et je ne peux rien y faire – à part refuser que mes disques soient en vente sur Itunes, mais ça ne suffit pas. Mais j’ai passé une année entière à mixer ce disque, et l’idée que quelqu’un passe une année à mixer un disque pour qu’il soit écouté en MP3 sur des écouteurs me semble complètement absurde. C’est comme regarder un film sur un Iphone. C’est complètement aberrant. Je n’arrive pas à comprendre. On ne voit pas le film, on en voit un fantôme. Je me rappelle quand j’étais un enfant, je devais avoir dix ans, mon père m’a demandé pourquoi je regardais à nouveau un film que je venais de voir, et je lui ai répondu « ils ont du passer un an à faire ce film, comment est-ce que je pourrais le comprendre en deux heures? ». J’étais un petit garçon très intelligent, apparemment.

Tu conseillerais donc d’écouter The Visitor plus d’une fois.
Et comment! Les artistes font des choix. Il y a une raison pour laquelle ils passent tant de temps à composer leur musique et tant de temps à la faire sonner de telle ou telle manière. Je sais bien que la majorité des gens n’écoute de la musique que pour se divertir. Mais ce n’est pas une raison pour écouter des avatars, des représentations de disque plutôt que d’écouter les disques eux-mêmes. Il m’arrive de regarder des choses sur internet, mais tant que je ne les ai pas vues en vrai, je sais bien que je ne les ai pas vues. Je n’ai fait que confirmer mon intérêt pour elles...

Est-ce que cet état de choses te fait peur ? Est-ce qu’il te met en colère ?
Je suis trop vieux pour m’en soucier. Je sais que ça a l’air bête, mais c’est vraiment ce que je ressens. J’ai passé ma jeunesse à trop me soucier. Je veux continuer à faire ce qui m’intéresse, et si d’autres se trouvent être sur la même longueur d’onde, tant mieux pour moi. De la même manière, je me fiche vraiment d’être aimé. Etre aimé, c’est un truc de jeunesse, quand on a encore besoin d’être félicité.

C’est un paradoxe : il y a toute une floppée de labels dans le monde – Headz, Streamline/ City, Touch, Editions Mego ou No Fun - qui continuent à te réediter tes vieux et à sortir des inédits que tu as enregistrés quand tu étais adolescent. Et tu t’en fiches.
Je ne m’en fiche pas complètement. Mais je n’en ai plus besoin. J’en suis arrivé à ce moment de ma vie où je n’ai plus besoin des avis des autres pour savoir ce que je veux faire. C’est très bien que des gens s’enthousiasment pour ce que je fais ou ce que j’ai fait, c’est aussi très bien que d’autres trouvent ça sans intérêt, mais ce ne m’aide pas à savoir ce que j’ai envie de faire. Parce que je le sais déjà.

Tu ne réécoutes jamais tes œuvres du passé pour y voir plus clair dans ce que tu veux faire, justement ? Editions Mego a réédité les albums de Fenn’O’Berg et I’m Happy and I’m Singing and a 1,2,3,4 avec des bonus, et je me demandais ce que tu pouvais bien penser de la musique que tu faisais à cette époque.
Ces rééditions, c’est une histoire très compliquée, qui n’a pas grand chose à voir avec la musique. En fait, à cause du management un peu chaotique du premier Mego, je n’avais pas touché un centime malgré le fait que I’m Happy and I’m Singing and a 1,2,3,4 s’était très bien vendu, et Peter (Rehberg, aka Pita, ndr), qui est un très bon ami et qui a bien plus que moi fait les frais du désastre humain et financier du premier Mego, voulait que je touche enfin de l’argent. J’ai d’abord refusé, parce que j’étais assez content que le disque ne soit plus disponible et parce que je pensais que tous les gens susceptibles d’être intéressés par le disque l’avaient déjà, mais il m’a harcelé pendant des années pour que j’accepte. Je l’ai fait par amitié pour lui.

Tu ne penses pas que cet album peut encore intéresser des gens ?
Peter m’a convaincu que des gamins seraient heureux de l’entendre. Et puis j’ai vu qu’il se vendait à des fortunes sur internet… Je me suis tout de même mis en tête qu’il fallait faire plus qu’une simple réédition, et j’ai commencé à fouiller mes archives de la même époque, autour de 1996, 97. Et ça m’a pris deux ans, parce qu’il fallait absolument que je trouve quelque chose à la hauteur, et ça ne fut pas une mince affaire (rires). Je pense que c’est la pire période musicale de ma vie. J’ai enregistré une quantité incalculable de déchets à cette époque. Dieu que c’était mauvais.

Ce fut tout de même une période très enthousiasmante. Comme une réplique de modernisme.
Je passais mon temps à faire des concerts. J’enregistrais peu, je faisais peu de studio. Et je me suis laissé berner par mon enthousiasme. J’étais trop obsédé par la technologie, obnubilé par le plaisir de programmer mes propres applications. Plus jeune, j’étais passionné par les synthétiseurs modulaires, et quand les logiciels sont devenus assez puissants pour faire ses propres instruments et les faire tenir dans un ordinateur qui tenait dans un sac, ça m’a retourné la tête. J’ai un peu oublié la musique. J’adore encore certains disques de Christian (Fennesz, ndr), Get Out de Pita, mais ce que je faisais à l’époque a très mal vieilli, et témoigne d’un manque cruel de perspective de ma part. Et je n’étais pas le seul : il y a tant de musiciens qui se sont engouffrés dans la brèche et qui, en utilisant les mêmes softwares que Pita et les autres, pensaient faire de la musique… Mais ils ne faisaient pas de la musique, ils faisaient du son qui avait l’apparence de la musique. Je préfère écouter Pierre Henry, même ses trucs récents. J’ai acheté 8.0, mais je ne l’ai pas encore écouté. Il faut que je vienne à Paris un de ces jours pour l’écouter jouer dans son appartement.

En parlant de ça, tu n’as pas de projet de concert en dehors du Japon ?
Pas pour l’instant. Et je ne crois pas que ça arrivera, non. En venant m’installer ici, j’ai plus ou moins décidé que j’arrêtais les tournées. De toutes façons, je ne crois pas que ça déplacerait les foules (rires).

Quand tu joues à Tokyo, tu as du public.
Oui, mais j’ai toute une histoire ici. La première fois que je suis venu jouer au Japon, on était très peu d’occidentaux à venir pour jouer de la musique expérimentale. Au milieu des années 80, sous l’impulsion de John Zorn, il y en avait eu beaucoup. Actuellement, il y en a aussi beaucoup. Mais ce n’était pas le cas quand j’ai commencé à venir, et j’ai eu beaucoup de chance. Comme j’ai eu de la chance que les musiciens japonais que j’admirais le plus au monde ont commencé à dire des choses très flatteuses à mon sujet.

Tu as tout de même des projets pour cette année ?
Malheureusement pour moi, j’ai beaucoup de travail. Je dois enregistrer les disques de quelques amis, parce que je n’ai toujours pas appris à dire non aux gens que j’aime. J’avais pensé qu’en venant au Japon, on me laisserait tranquille… Mais maintenant que les gens ont compris que je reviendrais pas aux USA, ils viennent tous me voir à Tokyo. A chaque fois, je répond « oh désolé, je suis au Japon ça ne va pas pouvoir se faire » en pensant que ça sera suffisant. Et après, je n’ai pas le cran de dire « ne viens pas, ne viens pas, en fait je n’ai pas envie de le faire ». Je suis trop gentil.

Il va falloir déménager dans un pays en guerre...
Ou en Antarctique. Mais ils viendront quand même. Il faut que j’apprenne à dire non. J’aimerais vraiment mettre moins de temps pour mon prochain disque. J’ai un projet orchestral que j’aimerais enregistrer depuis plus de huit ans, mais qui me coûterait trop cher à cause du nombre de musiciens. Je ne suis pas sûr que ça vaudrait le coût de me ruiner. Donc je ne pense pas que je pourrai l’enregistrer.

C’est très triste.
C’est la vie. De temps en temps, je ressors la partition, je soupire, je me dis que j’aimerais bien que le morceau existe. Mais je n’y peux rien.

Il n’y a pas de label au Japon qui aurait les moyens de produire le disque ? L’industrie musicale japonaise était la plus riche du monde, à une époque.
Le problème, c’est que je ne veux pas partager mes droits avec un label qui pourrait en faire ce qu’il veut, le mettre dans une pub ou dans un générique télé. C’est ma musique. J’ai toujours payé pour ce que j’avais à payer. Je ne veux pas rentrer dans ce monde, je ne veux rien avoir à faire avec le business de la musique. Même quand je jouais dans Sonic Youth, je n’ai jamais eu affaire à l’équipe du management, je n’ai jamais signé un contrat – et c’est la seule raison pour laquelle j’ai pu jouer avec eux pendant si longtemps. Je voulais juste faire de la musique avec eux. Je me rappelle, à la fin de notre deuxième tournée ensemble – la première, je pensais que c’était une mauvaise blague qu’ils me faisaient – ils m’ont proposé de l’argent qui venait de la vente des stands de t-shirts. C’était adorable de leur part. Mais je ne comprenais pas pourquoi je devais toucher cet argent : les gamins qui achètent des t-shirts de Sonic Youth admirent le groupe pour les choses qu’ils ont accomplis ces vingt-cinq dernières années, pas parce que je joue avec eux sur scène pendant une tournée. C’est trop injuste. Ceci dit, si j’avais accepté l’argent de ces t-shirts, j’aurais peut-être assez d’argent aujourd’hui pour enregistrer ma symphonie (rires). Mais je ne veux pas faire partie du monde professionnel de la musique. Je refuse.

C’est… rare.
Tu peux dire que je suis fou, je comprendrais. C’est ce que pensent la plupart des mes amis.

Ca me fait penser au titre de ton nouveau disque, The Visitor – ça pourrait être un clin d’œil à ton étrange position dans le monde de la musique. Mais ’imagine que ce n’est pas une appréciation autobiographique. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus? Il semblerait aussi que le lien avec Nicolas Roeg soit indirect, cette fois (Bad Timing, Eureka et Insignificance sont trois films consécutifs du réalisateur britannique).
Evidemment, ça ne parle pas de moi. Ca n’a rien à voir avec le fait que je suis un américain au Japon, non plus, ça serait affreux (rires). Si l’on veut faire le lien avec Bad Timing, Eureka et Insignificance, c’est un clin d’œil à The Man who fell to Earth (L’Homme qui venait d’ailleurs). Mais The Visitor est le personnage principal dans le film, qui enregistre un disque pour l’envoyer aux gens de sa planète. C’était une manière de mettre le disque en relation avec les trois autres album sur Drag City, mais aussi de le différencier. Dans le film, la raison de l’enregistrement sert de commentaire au contenu du film. D’un point de vue narratif, c’était idéal pour la position de l’album par rapport aux trois autres. Et puis, soyons sérieux, qui oserait faire un album qui s’appellerait Castaway ? (Castaway est le film de Nicolas Roeg de 1986 qui suit Insignificance, ndr)

Et peux-tu nous parler de la dédicace à… Derek ?
C’est Derek Bailey, bien sûr. (Derek Bailey est décédé en 2005, ndr). Il était comme un père pour moi, musicalement comme humainement. Il m’a pris sous son aile quand j’avais 13 ans. Il m’a soutenu jusqu’au jour où il est mort. C’était mon père adoptif. Avec Henry Kaiser, c’est la personne la plus importante dans ma vie.

C’était plutôt évident.
Oh mais j’ai connu d’autres gens qui s’appelaient Derek. En fait, j’ai fait mon tout premier fanzine punk, au lycée, avec un gars qui s’appelait Derek. J’avais même interviewé les Minutemen à l’époque. J’en ai parlé avec Mike Watts ce soir même et évidemment, il ne s’en rappelle pas. J’étais aussi super fan d’un autre groupe sur SST, qui s’appelait Slovenly. Mais même à l’époque, j’avais des soucis avec mes collègues, parce que j’avais écrit un article sur Peter Brotzmann et Captain Beefheart, et ils ne comprenaient pas le rapport avec le punk rock. Je crois que je n’étais pas trop taillé pour le punk, en fait – je peux apprécier le punk, mais je ne crois pas que ce soit vraiment ma fibre. Je réfléchis trop.

La Grande Librairie: petit parcours initiatique dans la Library Music (Trax, septembre 2009)

Tous les junkie de trésors obscurs, tous les mabouls des bas à soldes vous le diront: revenir sur les traces de la musique d’illustration revient un peu à remonter une affluent parallèle de l’Histoire officielle de la musique pop, bien plus secret encore que ceux de la musique expérimentale et des musiques de film. Car en dehors de quelques hits accidentels à la télévision (le générique des Chiffres et des Lettres, composé par un certain Claude Larson…), rien ne prédisposait ces œuvres indisponibles au public et conçues, composées et enregistrées en secret pour des images qui n’existaient pas encore à connaître des vies nouvelles chez les disquaires spécialisés, sur eBay ou sur les serveurs de quelques sites spécialisés. Comment expliquer un tel engouement ? Se pourrait-il que la frontière entre ces musiques par essence utilitaires et la pop officielle soit moins opaque qu’il n’y paraît, voire que cette dernière n’ait pas le monopole de la créativité ?

Le papier-peint de notre enfance
Connue sous une pléiade d’appellations aussi peu engageantes les unes que les autres (production music, buy-out music, incidental music, mood music, library music), l’industrie parallèle de la musique d’illustration est presque aussi âgée que sa grande sœur officielle puisqu’elle est fut inventée en 1927 par la société britannique De Wolfe Music à l’avènement du cinéma parlant. Conséquence pragmatique de la démultiplication des œuvres et des médias, ses géants (souvent liés à des major companies) et sa myriades de petites entreprises familiales façonnent leur catalogues sur mesure pour le cinéma sans le sou, la télévision, la radio ou la publicité. Théoriquement, les producteurs et les artistes y trouvent donc des équivalents des genres et des standards à la mode, à des prix défiant toute concurrence puisque tout est fait pour en faciliter l’acquisition des droits : les catalogues actuels de De Wolfe, KPM ou Boosey & Hawkes débordent ainsi certainement d’épouvantables spécimens clonés sur les originaux du dubstep ou de la French touch 2.0. Dans les faits, le bouillonnement créatif et technologique des années 60 et 70 et une heureuse conjonction d’événements ont pourtant vu les plus inattendus des compositeurs et sorciers de studio envahir les catalogues des labels de cette musica bis et tisser, à travers la radio ou le tube cathodique, ce que le génial Jonny Trunk de Trunk Records appelle « le papier-peint sonore de notre enfance ».

Paradoxale liberté
Comme l’explique cet étonnant érudit des b.o. de films pornos qui réédite sur son précieux label Trunk monts et merveilles de la library music britannique (l’anthologie Music Library, les œuvres de Basil Kirchin et Sven Libaek, les répertoires de groove du catalogue Bosworth ou les pépites électroniques des pensionnaires du BBC Radiophonic Workshop) : « deux facteurs ont favorisé l’éclosion d’œuvres aussi libres et passionnantes : des nouveaux jouets électroniques venaient d’envahir les studios et poussaient les musiciens à expérimenter, et ces musiciens devaient composer de la musique pour des films qui n’existaient pas encore, ce qui est un contexte de composition très intéressant ». Julian House, graphiste très influent pour Broadcast, Primal Scream ou Stereolab obnubilé par l’univers graphique unique de la library music et co-fondateur du label Ghost Box, confirme le paradoxe particulier qui favorisait l’originalité de ces œuvres musicales pourtant produites dans la contrainte: « Les chansons pop aussi sont créées pour des marchés précis, et je pense qu’on a dépassé depuis longtemps le mythe d’une musique qui serait l’expression pure d’émotions intérieures. L’aspect utilitaire de la library music fait partie des choses qui la rendent unique. Le fait que ces musiciens étaient obligés de réagir à des thématiques spécifiques autant qu’abstraites comme « sous l’eau » ou « progrès industriel » les poussait à utiliser leur imagination et leur bon sens musical en même temps pour créer leurs sons et leur musique ». Plus simplement, le compositeur Janko Nilovic, dont le légendaire Psyc Impressions (sorti sur Montparnasse 2000 en 1970 et réédité en 2003 par Dare-Dare) vient d’être samplé en long et large par NoID & Kanye West pour le Death of Autotune de Jay-Z, expliquait il y a quelques années au webzine Scopia le contexte exceptionnel de liberté dans lequel il enregistrait: « Je faisais ce que je voulais. Je proposais à mon éditeur un disque de percussions ou de big band et il disait OK. Ensuite je lui proposais un disque pour les enfants et ça passait aussi. Toute cette liberté et cette diversité musicale m'apportaient une expérience incroyable ». De fait, certaines propositions parmi les plus singulières de l’histoire de la library music s’apprécient moins comme des accidents industriels que comme des œuvres uniques et passionnantes, creusant souvent des tunnels de traverse totalement inédits entre la pop, le jazz, la musique électronique et la musique savante. Jess, compilateur avec Alex Le-Tan des deux volumes de Space Oddities pour le label allemand Permanent Vacations, résume idéalement: « C’était une autre époque, il suffit de se rappeler les morceaux complètement psyché qui servaient de génériques aux émissions qui passaient à la télé quand on était mômes».

Des samplers vers la gloire
Mais à l’instar des parcours chaotiques d’autres sous-genres mésestimés de la musica bis comme la space-age pop ou l’exotica, la route vers la réhabilitation de la musique d’illustration fut longue et mouvementée, malgré quelques tentatives discrètes de quelques passeurs passionnés (les deux volumes de Nuggets compilés par Luke Vibert ou les Connectors de Barry 7 du groupe Add N To X, tous édités par Lo Recordings). D’abord prisés par les amateurs d’easy-listening, de bizarreries 60s et autres exploitation grooves cinématiques, ses catalogues magnifiquement produits ont vite fait le bonheur des collectionneurs de beats. Comme l’explique Jess, qui a lui-même vu la lumière après avoir acheté un lot de 1500 disques parce qu’il était en quête d’échantillons : « les premiers à avoir fouillé dans les bacs de library, c’est les mecs du hip-hop et de la house, parce qu’ils savaient que la library est bourrée de pépites que personne ne connaît, avec des sons déments. Je connais des mecs qui achetaient des lots de library européenne pour les revendre à Kenny Dope. Mais personne à cette époque ne s’intéressait aux morceaux tels quels, comme aux morceaux disco par exemple, alors qu’il y en a des tonnes». Grâce au travail remarquable de quelques labels (Glo Spot, Pulp Flavor, Finders Keepers, Trunk, Strut, Tummy Touch, Dare-Dare) qui ne rééditent plus seulement des compilations mais des albums entiers, les pochettes génériques des références souvent anonymes de CAM, MTS, Musique pour l’image, Peer, Europhon, Patchwork, Bruton, Chappell, Conroy, Gemelli, Quadriga, KPM, Boosey & Hawkes, Sonimage, Crea Sound, Neuilly, Montparnasse 2000 et St Germain des Prés, Panda, Selected Sound ou L’illustration musicale font désormais rêver les dingos de rock kosmische et de disco synthétique et les aficionados des pionniers les moins révérés de l’avant-garde électronique comme Egisto Macchi, Frederick Judd, Arsène Souffriau, Gerhard Trede, Mark Shreeve, Mike Vickers ou Ron Geesin.

Library disco
Le-Tan, lui, est arrivé à la musique d’illustration directement par le disco : « En bon féru d’obscurités, j’étais à la recherche de morceaux inconnus à mixer. A l’époque, j’écoutais pas mal de mixes de trucs cosmiques de la fin des années 70, et j’ai commencé à repérer quelques morceaux de library dedans. Avec Jess, on a pensé les Space Oddities en réaction à l’engouement pour le Cosmic, à toutes ces compilations qui se contentaient de rassembler les classiques des mixess de Baldelli. Comme on avait toutes ces perles playlistées nulle part sous la main, ça semblait irrésistible ». De fait, les excellentes Space Oddities, avec leur orientations thématiques idéales, ont fait bien plus qu’extirper « Sultana », l’odyssée disco culte du groupe norvégien Titanic, du catalogue April Orchestra : elles ont ouvert en grand les portes de la library music européenne à tout un public avide d’obscurités funky, futuristes et cosmic qui n’avait jamais soupçonné son existence, et sorti de la naphtaline des stakhanovistes oubliés (Yan Tregger, Camille Sauvage, Claude Perraudin, Jean-Pierre Decerf). Miraculeux retour de flamme, Arpadys, groupe parallèle des très successful Voyage (Sauveur Mallia, Marc Chanterau, Slim Pezin, Pierre-Alain Dahan, Georges Rodi, tous contributeurs prolifiques de la musique d’illustration de la fin des années 70) s’est récemment reformé pour un concert au Cargo de Londres, et une compilation initiée par le site DJ History voir leurs tubes enregistrés pour le label Tele Music remixés par les jeunes pousses novo disco (Faze Action, Mudd, Prins Thomas, Idjut Boys). Plus chanceux encore, Bernard Fèvre est un autre bricoleur de l’illustration musicale à avoir bénéficié de l’engouement pour le disco européen après la résurrection du « Disco Club » de Black Devil : les fouilleurs zélés des Chemical Brothers et de Rephlex lui ont même offert une nouvelle carrière à 60 ans passés. Lo Recordings sort en cette rentrée une version remixée et réinventée par Fèvre lui-même du Monde étrange de Bernard Fèvre, magnifique pépite de courtes explorations synthétiques originellement publié par l’Illustration Musicale en 1975. Et le français de résumer lui-même son parcours étonnant dans un entretien donné en 2007 à notre confrère Julien Bécourt: « Je suis allé vers l'illustration musicale en espérant aller comme ça vers la musique de film, cela n'a pas fonctionné, j'ai pu seulement me nourrir : c'est déjà formidable ! J'ai beaucoup plus fait de musique pour bouffer que pour le pied. Maman ! Je vais peut-être reprendre mon pied? La disco que j'ai fait n'intéressait personne, elle n'était pas vraiment de son temps, le terme new wave n'existait pas encore, je regardais à l'horizon des spectres que nous étions certainement très peu à voir ».

Roger Roger etc.
Mais parce que leur condition particulière, des artworks occultes et une inclination certaine pour les pseudos idiots les condamnaient à l’anonymat, personne ou presque jusqu’à récemment ne connaissait même les plus vaillants artisans de l’illustration sonore par leurs noms. Certes, on retrouvera la trace de pas mal de compositeurs célèbres en goguette (Ennio Morricone, André Popp, Vladimir Cosma, Jean-Jacques Debout AKA Monsieur Chantal Goya, Jean-Jacques Perrey ou Piero Umiliani) mais les excavations des catalogues de l’illustration sonore ont surtout permis de découvrir une floppée de génies discrets. Ainsi le sculpteur de soleil Sven Libaek, la grande chasseuse de fantômes électroniques Delia Derbyshire ou le jazzman cubiste Basil Kirchin créaient sans se soucier de la postérité des musiques si extravagantes et singulières que la pop music aurait certainement été différente s’ils avaient œuvré dans la lumière. Aucun n’eut pourtant une carrière plus grande et plus secrète que le géant Roger Roger (son vrai nom !). Né en 1911, ce fils de cantatrice qui accompagna même Edith Piaf et Charles Trenet fut engagé en 1955 par Chappell Music, après avoir participé aux toutes premières heures de l’ORTF et composé pour le cinéma. L’auteur de « Versailles » (la musique qui précède toujours les allocutions du président de la république à la télévision française) enregistra ensuite sous son nom ou celui de sa grand-mère (Cecil Leuter) un nombre ahurissant d’albums, dont on retrouve des traces dans une foultitude de soap operas et de séries anglo-saxonnes, dont Le Prisonnier . Dans son mythique studio Ganaro près de Versailles, il explora seul ou avec ses éternels comparses et amis d’enfance Nino Nardini et Eddie Warner tous les genres - de la musique symphonique jusqu’à funk en passant par la musique électronique planante ou l’exotica… Et bien plus encore : un certain nombre de l’immense pile d’albums qu’il enregistra pour Chappell, Crea Sound, Peer ou Neuilly ne ressemble de fait à aucune autre musique connue. Internet, quelques admirateurs fanatiques (Vibert ou Stereolab) et quelques rééditions fondamentales (la compilation Grands travaux, le Pop Electronique de Cecil Leuter ou Jungle Obsessions, avec Nino Nardini) font heureusement oeuvre de réhabilitation, et Roger Roger a désormais rejoint Raymond Scott, Jean-Jacques Perrey et Wendy Carlos au Panthéon des pionniers de la pop électronique.

eBay et les philanthropes
Si personne ne sait ce que le nouveau « Do the Joy » de Air doit à un certain Jean-Pierre Decerf, et si comme l’affirme Le-Tan, « la musique d’illustration et les Space Oddities n’intéressent vraiment que quelques nerds », les nerds en question n’ont semble-t-il jamais été aussi nombreux qu’en ce moment. A une époque où le fétichisme pour les disques rares atteint grâce à Internet une nouvelle apogée, l’attrait pour ces disques autrefois interdits à la vente publique est énorme. Les références cultes (ou moins cultes) des labels phares (ou complètement obscurs) de la musique d’illustration s’échangent à prix d’or sur eBay, certains n’hésitant pas à faire du business en gonflant les cotes de certains disques. Ce que Jonny Trunk, immense connaisseur et collectionneur, déplore : « Je consacre moins de temps à la chasse aux disques oubliés qu’avant, mais j’y passe tout de même beaucoup trop de temps. Internet a bien sûr définitivement changé la donne : des disques extrêmement rares connaissent des expositions énormes, les prix sont devenus imprévisibles et beaucoup de revendeurs passent leur temps à essayer de revendre des disques médiocres à des prix insensés. Bien sûr, je préfère fouiller dans les médiathèques et les bacs de disquaires, mais c’est de moins en moins possible. Et c’est très triste ». Heureusement, Internet a aussi ses généreux bienfaiteurs. Dans sa superbe volonté philanthrope d’utiliser les serveurs de ses sites et de ses blogs pour remettre à disposition les références oubliées par les majors, une communauté sans cesse grandissante d’insatiables collectionneurs enregistre, encode et uploade une pléthore de disques rares, cultes ou les deux, pour ceux qui veulent bien se donner la peine de les chercher. Ainsi cet article n’aurait pas été le même sans leur étonnant travail.

Eye openers
Finalement, l’âge d’or de la musique d’illustration a joué un rôle décisif dans l’imaginaire de quelques musiciens parmi les plus singuliers et les plus intrigants de notre temps. Après la belle idylle entre Sonic Boom de Spacemen 3 et Delia Derbyshire (avant son décès en 2001), nombre de satellites de la nébuleuse Birmingham dont les toujours formidables Broadcast de Trish Keenan et James Cargill nourrissent leur pop farouche à tout ce que la library music a produit de plus excentrique, de Basil Kirchin aux artisans du Studio G et du BBC Radiophonic Workshop. Surtout, leurs bons amis du label Ghost Box (Julian House alias The Focus Group et Jim Jupp alias Belbury Poly, le Mount Vernon Arts Lab de Adrian Utley de Portishead ou le mystérieux Advisory Circle) produisent une musique hyper spécifique influencée par le surréalisme anglais, la library music et les bandes-son des vieux films documentaires qu’on projetait dans les salles de classe. Pour le co-créateur du label Julian House : « nous sommes surtout inspirés par l’esprit de la library music : l’étrangeté de la musique, les pochettes génériques et colorées, les liens incertains avec notre subconscient à travers des émissions de télé dont on ne se souvient qu’à moitié… La musique de l’enfance agit sur nous à un niveau inconscient, et remonte depuis un recoin perdu de l’esprit vers la surface dès qu’un signal visuel la stimule. Nos disques sont en partie des disques de library music oubliés, en partie des rêves ». En attendant d’être sollicités par KPM ou De Wolfe, les artistes du label bricolent des disques de library music imaginaire référencés jusque dans les descriptions des morceaux sur les pochettes. Une démarche qui résume à la perfection le regard fasciné et gorgé de fantasmes que pose notre époque sur ces musiques d’un autre temps : toujours plus paradoxalement à l’heure des labels indépendants, de Myspace et des home-studios dans toutes les maisons, les musiciens d’aujourd’hui reviennent sur ces havres inattendus de créativité, pleins de fascination, d’envie et d’admiration pour leur étonnante, totale liberté.

"Une étrange lumière": a long conversation with Lydia Millet

Cette longue interview avec la (très importante) romancière Lydia Millet s'est tenue par email en octobre de l'année dernière, à l'occasion de la publication française de son roman "Le coeur est un noyau candide" (Lot49/Le Cherche-Midi). Une version plus courte a été publiée en français dans le magazine Chronic'art et à l'invitation de Richard Nash (son ancien éditeur chez Soft Skull), une version plus complète encore a été publiée en version originale par The Rumpus.

This long-ish interview with (important) American novelist Lydia Millet happened via email last October, on the occasion of the French publication of Lydia's novel "Oh Pure and Radiant Heart". A shorter edited version was published (in French) by Chronic'art; and following an invitation by Richard Nash (her former editor/publisher at Soft Skull), the complete version was published in English by The Rumpus, and accidental English readers should go there to read it in unspoiled form.

D’où vous est venue l’idée de l’intrigue du roman?

Mon idée était simple : interroger et explorer le sublime du nucléaire à travers un récit et ses personnages. Mais aussi interroger et explorer les esprits des créateur de la bombe atomique. Et j’ai tant bien que mal collé ces deux impulsions ensemble.

Outre Oppenheimer, qu’est-ce qui vous a menée à ces “gentlemen” en particulier? A un moment du récit, vous soulignez le paradoxe de ces scientifiques qui créèrent l’arme de destruction la plus puissante de tous les temps à partir de leur « amour » pour l’atome et la matière.

J’ai lu beaucoup de livres sur la plupart des scientifiques qui participèrent au Projet Manhattan, épluchant des piles de biographies pour trouver ceux qui me fascinaient le plus. Oppenheimer était un choix évident, mais Szilard n’est pas aussi célèbre qu’il devrait l’être, et je me devais de mieux le connaître, notamment son sens de l’humour, son génie et son arrogance. J’ai même essayé de lire son très mauvais livre, dont il était si fier, La voix des dauphins, mais malheureusement je n’ai pas réussi à le terminer. Enfin Fermi est plus connu, et me semblait être un exemple idéal de droiture. Du coup il complétait parfaitement la trinité.

En optant pour cet étrange postulat littéraire de ressusciter des grands hommes de l’Histoire, pensiez-vous plutôt aux effets littéraires (par exemple, cet effet « Lettres Persanes » qui permet de jeter un regard neuf sur notre monde) ou à élaborer un événement fantastique digne d’être apprécié avec tous les effets de réel attenants ?

Le seul texte de Barthes dont je me rappelle vraiment, c’est les Fragments d’un discours amoureux, qui fut très important pour moi pendant ma jeunesse, quand j’essayais de comprendre certaines choses de la vie comme l’égotisme et l’amour fou (je dois partager ça avec quelques adolescentes en France). Pour ce qui concerne la folie de mon geste, la transplantation de personnalités célèbres dans un contexte qui n’est pas le leur sert à tout ce que vous évoquez, et peut autant être utilisée comme une facilité que comme une idée très fertile. Je ne connais pas « l’effet de réel », mais j’imagine que le fait de ressusciter des hommes célèbres dans un roman est plutôt un acte de déni du réel, une fuite. Je ne pense pas que ça rende le roman plus crédible : au contraire, ça va à l’encontre de sa crédibilité. Techniquement, c’est un boulet à son pied. Toutes les tentatives de la science-fiction sont des actes de sape contre la crédibilité, et s’en remettent au ton et au langage pour rétablir la suspension de l’incrédulité. Mais elles séduisent aussi par leur fabulosité même.

De la même manière, on pourrait dire que les trois scientifiques ressuscitent littéralement dans le réel du livre. Doit on y voir un commentaire en creux sur la toute puissance de la littérature ? Est-il plus facile ou difficile, de manipuler les réincarnations fictionnelles de vrais personnages plutôt que des personnages purement fictifs ?

A partir du moment où l’on élude toute revendication journalistique – c’est ce que j’ai fait – il n’y a rien d’intimidant à manipuler un Oppenheimer. Les personnages du roman sont mes versions fantasmées des physiciens de la bombe atomique, des variantes fictionnelles des empreintes laissées dans notre culture par des vrais individus et réinterprétées en toute liberté créative, personnelle et idiosyncrasique par quelqu’un qui ne les a jamais rencontrés. Il suffit de quelques balises, d’un squelette pour faire tenir les choses, les faits de leurs vies et la chair qu’on invente. Je me fiche de la fidélité aux faits. Je mens, je mens, je mens.

A un moment du roman, le personnage de Ann s’interroge de savoir ce qui est le plus vrai, entre le trivial et le sublime. Il n’y a aucune tentation réaliste dans le livre ?

Je ne sais pas ce que le réalisme veut dire pour vous. J’en suis désolée. Mais c’est un terme tellement rebattu dans mon pays qu’il ne veut plus rien dire. Les gens utilisent le terme « réaliste » pour dire « bien », par exempl. Je pense tout de même que Le cœur est un noyau candide est, en termes de voix, bien plus direct et moins détourné ou ironique que la plupart de mes autres romans. C’est mon livre le plus sincère, si j’ose dire.

Pourquoi avoir choisi Ann, « une bibliothécaire pittoresque et modeste », et son mari Ben, un simple jardinier, pour faire le lient entre les trois scientifiques réincarnés et l’Amérique contemporaine ?

Ils sont censés être de gens simples, des symboles de cette part bienveillante et plutôt passive de l’Amérique qui a disparu de sa réputation. Ann aime les livres, et Ben ne désire rien d’autre que de « cultiver son jardin » (en français dans le texte, ndr), quand nous autres Américains sommes plutôt connus pour être bravaches, odieux, narcissiques, et bien sûr ignorants. Et à en croire les statistiques d’ensemble, il y a une grande part de vérité là-dedans. D’après ces statistiques, nous ne savons pas apprécier la culture et l’érudition. Mais dans l’ombre de ces statistiques, il demeure chez nous une tradition de réserve et d’instruction, qui ne vient pas seulement des rigueurs du Puritanisme mais aussi d’une théologie plus généreuse, consciencieuse et libertaire, dont l’héritage est actuellement piétiné et pulvérisé par la droite religieuse. Ce Moi prudent et raffiné se débat dans le monde des nouveaux médias, et contre celui du matérialisme et du consumérisme. Je tenais à ce que Ann et Ben appartiennent à cette Amérique désuète, celle des mes grands-parents en Nouvelle-Angleterre, de mon grand-père de Géorgie, et quelque part celle de mon père, qui était un héritier typique du 19ème siècle réservé et plein de bonnes manières. L’Amérique, en fait, d’Oppenheimer.

Du point de vue des trios scientifiques débarqués de 1945, l’Amérique contemporaine est une dystopie…

Nous vivons effectivement dans une dystopie. Certains plus que d’autres.

Une idée récurrente dans vos livres est que nous vivons après la fin de l’Histoire, que « la fin est déjà venue et repartie ».

Je pense que la Révolution industrielle fut le début de la fin. Et on pourrait débattre longtemps sur la tradition apocalyptique dans l’écriture ; il n’y a rien de nouveau. Et pourtant, tout dans notre temps est spécifiquement nouveau. Tout dans notre existence sur la terre est incroyablement caractérisé par les nouveautés, dans les faits comme dans les chiffres, par les nouveaux venus, les nouvelles habitudes, et l’annihilation pure et simple de l’ancien. Le point crucial de notre situation – tout du moins la partie industrialisée du monde contemporain - est que nous vivons dans une abondance démente et généralisée, une frénésie d’activité économique, artistique, technologique, scientifique, une efflorescence de savoir, de savoir-faire et même, d’une certaine manière, de connaissance de soi, que nous pensions à une époque à même de nous sauver. Et pourtant, nous passons notre temps à tuer le monde avec acharnement et malveillance, exactement en même temps. Nous sommes simultanément à un pinacle de savoir et d’énergie humaine – nous sommes devenus des surhommes – et à l’avant-poste d’une armée d’assassins : nous tuons nos cultures les moins fortes, nos langues les moins parlées, nos peuples les moins peuplés, dans une fabuleuse indifférence. Des langues ne cessent de mourir, les animaux et les plantes disparaissent à une vitesse 1000 fois supérieure au taux d’extinction normal. Nous tuons les bêtes dans les airs, sur la terre, dans lamer. Nous tuons les plantes, les arbres, même l’air lui-même. Nous tuons même l’atmosphère ! Apparemment, même l’atmosphère n’est pas hors de la portée de notre destruction. Nous regardons désormais en l’air pour notre soif assassine, nous tendons le bras vers les étoiles. Aucune ambition n’est démesurée pour nos assassinats. Nous défaisons toute le travail de la création aussi vite que nous pouvons. Bien sûr, puisque nous ne pouvons pas vivre dans le néant, nous seront bien obligés de finir cette série de victoires triomphantes sur le reste du monde en nous anéantissant nous –mêmes. Tout ça, nous l’achevons en poussant des cris de guerre de désir, de certitude, d’autosatisfaction – nous prétendons que nous avons le droit, le droit d’avoir et le droit de tuer. Avoir tout est notre droit naturel. Tuer est notre droit naturel. Ce n’est pas une exagération. C’est qui nous sommes. Et nous sommes aussi très versés dans l’art du déni. C’est même notre principale stratégie pour vivre, en tant qu’individus, dans un monde social qui file tout droit vers un catastrophique effondrement.

Il brille tout de même une lumière étrange dans vos livres : une mélancolie très puissante plutôt qu’un désespoir à proprement parler. La conclusion de votre dernier roman en date, How the Dead Dream, où le personnage principal oublie sa passion de l’argent pour aller dormir avec des bêtes sauvages, est une expérience à la fois gratifiante et foudroyante.

Je suis à la fois encline à de la grande tristesse et de la grande joie dans mon écriture et dans mes lectures. Les œuvres des autres me font souvent pleurer. Mais je n’ai pas beaucoup d’affection pour les œuvres proprement déprimantes. Pour moi, il y a un fossé entre la tristesse et la mélancolie – deux sentiments très beaux – et le déprimant, qui n’est rien d’autre que déprimant, une émotion plate et sans texture. Mon travail s’articule autour de l’empathie et de la distance, le plus souvent en même temps – comme la plupart des œuvres d’art, ou tout du moins les œuvres littéraires qui fonctionnent sur moi en tant que lectrice.

Quelle serait votre définition de la satire ? Est-ce que vous considérez vos romans, notamment Le cœur est un noyau candide et Everyone’s Pretty (non-traduit en français), comme des satires ?

Je sais qu’on les qualifie souvent de satires, et Everyone’s Pretty s’en rapproche effectivement. L’étiquette ne me dérange pas parce que j’aime les satires. Mais c’est un genre littéraire précis, et mes livres ne s’y conforment pas strictement. De mon point de vue, ils contiennent des intentions satiriques, mais n’ont pas la pureté et la rigueur de la vraie satire - c’est-à-dire la Modeste proposition Jonathan Swift. Ils ne suivent pas une structure aussi serrée et unifiée. Ils ne sont pas homogènes, ils sont hétérogènes.


Vous avez un statut assez particulier et isolé dans les lettres américaines. Pouvez-vous nous parler des écrivains qui ont été importants pour vous?

Les écrivains européens ont été très importants pour moi. J’adore Thomas Bernhard, et j’ai beaucoup aimé Robert Walser, Beckett, Calvino, Virginia Woolf. J’aime aussi beaucoup quelques livres isolés de Karel Capel, Elias Canetti, Gombrowicz. Mais certains américains sont tout aussi importants: Gilbert Sorrentino est un héros pour moi, tout comme William Gaddis. Parmi les contemporains, je citerais Joy Williams et Lydia Davis
.

Jusqu’à quel point considérez-vous votre oeuvre comme spécifiquement politiquement engagée ? L’un de roman s’appelle George Bush, Dark Prince of Love (publié en 2000, la référence va à Bush père). Surtout, on ne peut s’empêcher à ce moment absurde de Le cœur est un noyau candide où les trois scientifiques sont menacés par le Patriot Act…

Mes romans ont certes une portée sociale et politique. Surtout, ce sont romans philosophiques. Leur sujet est le champ de bataille de l’instinct et de l’expérience humaine plutôt que celui du quotidien, mais raconté, comme l’exige le roman, à travers l’expérience du quotidien.

Faites-vous un lien entre votre travail au Center for Biological Diversity et votre oeuvre ? Plusieurs scènes dans Le cœur est un noyau candide – notamment le retour des grues blanches à la fin – et l'intégralité How the Dead Dream font directement référence aux espèces en voie de disparition.

Mon écriture et mon travail sont deux faces d’une même pièce : mon amour pour les bêtes, les plantes et les formes de ce monde fabuleux et irremplaçable qui est le nôtre, et une croyance profonde en le fait que les hommes ne sont pas, de fait, des soleils autour desquels les autres planètes tournent mais eux-mêmes des planètes qui tournent sans cesse autour d’un cœur ardent qu’ils ne peuvent pas comprendre. Pour autant que je participe à une action – j’écris et je corrige, je ne fais qu’exécuter des tâches mineures pour ceux qui agissent vraiment – je pense que notre séparation avec le reste du monde, notre myopie, notre culture de l’individu sont en train de nous mener tout droit à notre perte. J’assume mon statut de prêcheur de l’apocalypse. J’essaye de me modérer, bien sûr, pour qu’on continue à m’écouter. Je demeure une optimiste presque béate. Je suis profondément emplie d’espoir, c’est une nécessité. Je n’arrive pas à concevoir que toutes ces merveilles finissent en fumée. L’héritage de l’humanisme et du monothéisme a eu des effets pernicieux en même temps qu’il nous a libéré : il nous effacé la mémoire des souvenirs de notre race, nos souvenirs les plus profonds. Nous sommes la terre et l’herbe. Nous sommes l’océan.




Autechre (Sean Booth) - Interview 2010 (version intégrale de l'entretien paru dans Trax#133)


Ma chronique de Oversteps est à lire ici.

Le titre de ce nouvel album, « Oversteps » est un vrai mot, ce qui est rare dans votre discographie. Il suggère immédiatement un mouvement dans un espace virtuel…

On a vraiment conçu le disque comme une série de voyages sensoriels. Mais comme à chaque fois, il n’y a pas de sens précis à lire dans ce petit bout de lexique, on en apprécie seulement les résonances.

Le verbe « Overstep » signifie une transgression, un outrepassement. Aller trop loin, c’est ce qu’on vous reproche depuis le début de votre carrière.

Généralement, on est trop absorbé et excité par la recherche pour se préoccuper de savoir si ce qu’on trouve est nouveau ou pas. Tout ce qui compte pour nous est le moment de l’eureka, la découverte d’une texture ou d’une manière inédite de brancher deux trucs ensemble. Mais notre démarche n’est pas seulement une fuite en avant vers l’inconnu.

Votre évolution d’un album à l’autre a pourtant l’air presque dialectique. C’est plus complexe que ça ?

C’est un mouvement rythmé. On fonctionne de la même manière à tous les niveaux : on assemble des patterns pour faire un morceau, on articule des morceaux pour faire un album et on articule les albums dans un ensemble plus grand encore, qui comprend plusieurs processus d’exécution : les disques, les EP, les concerts… Tout ça fait plusieurs arcs qui évoluent presque indépendamment les uns des autres mais dont les filaments se touchent parfois comme dans le cas de certains EP qui découlent des mêmes processus technologiques que les albums. Bien sûr, nous sommes tellement impliqués dans ces processus que ça peut paraître très obscur et opaque de l’extérieur.

Même pour le néophyte, Oversteps ressemble à une véritable rupture. La première, peut-être, depuis Confield.

En fait, il y a un fil conducteur qui traînait depuis Untilted : une approche plus directe, assez old-school, pour laquelle on utilisait des vieux séquenceurs hardware presque comme une contrainte volontaire. On était allé tellement loin dans l’élaboration de systèmes complexes pour générer de la musique qu’on voulait se prouver qu’on était encore d’élaborer de la musique de manière plus directe. En concert, on s’est beaucoup nourri du feedback du public, et on a beaucoup appris… Quaristice, qui est la dernière étape de cette démarche, a été enregistré le plus vite possible pour préserver cette spontanéité dialectique. Mais on a aussi tellement tourné que c’est devenu moins intéressant. Je n’ai même pas rallumé nos machines depuis qu’on est rentré de notre dernière tournée.

Vous êtes donc revenu à l’ordinateur?

On a beaucoup utilisé de synthétiseurs hardware pour les sons, mais l’ordinateur est vraiment au coeur de l’album. On est revenu au séquenceur pour la composition, ce qu’on n’avait pas fait depuis un bail. Contrairement à nos trois albums précédents, tout est réversible, il y a donc moins de travail d’editing et on a pu mieux se concentrer sur la cohérence de l’album. Le disque est vraiment l’embryon d’une nouvelle technique de travail qu’on a à peine commencé à explorer.

Vous aviez une idée esthétique précise en tête avant de commencer à enregistrer ?

Séparer les différentes étapes du processus est vraiment difficile: quand tu écris le programme de tes propres synthétiseurs, le processus créatif commence avant la composition, tes choix esthétiques sont sollicités à toutes les étapes. Pour moi, le choix d’un système de travail est déjà un choix esthétique. Ce n’est pas parce que tu rentres des lignes de code dans un software que ton travail est nécessairement froid.


En tant qu’auditeur, vous êtes encore capable de revenir sur votre musique indépendamment de la manière dont vous l’avez conçue ?


Heureusement ! C’est même tout ce qui nous motive. Les morceaux de Oversteps ont été enregistrés sur une période de 6 ou 8 mois, après avoir passé un an à élaborer un système adapté à ce que nous avions en tête. Mais on a passé presque autant de temps à réécouter tout ce qu’on avait enregistré, au casque, à élaborer l’album. Depuis un mois, je le réécoute, et j’ai l’impression de le découvrir pour la première fois.

Tu en apprends un peu plus sur toi-même ?

Je repère surtout les moments de naïveté. Entre le moment où tu enregistres un morceau et celui où tu le réécoute, tu changes, tu n’es plus la même personne. Et quand tu enregistres en temps réel, tu as tendance à faire appel à ton intuition plus qu’à ton sens critique. Je reste persuadé qu’avec l’expérience, ton intuition musicale évolue et grandit. J’ai tendance à lui faire de plus en plus confiance et à me poser moins de questions.

Tu penses que vos disques sont de plus en plus réussis ?

Je n’en sais rien du tout. Ils sont certainement plus musicaux. Nos mélodies sont bien plus viscérales aujourd’hui. On nous dit que nos morceaux sont diatoniques, modaux, et à vrai dire je n’en sais rien. Je ne sais pas trop comment notre musique fonctionne à ce niveau. Je sais que c’est le territoire de la musique où il nous reste le plus à explorer.

Tu ressens moins le besoin de comprendre votre musique que les instruments que vous utilisez pour la générer. C’est un paradoxe.

C’est exactement ça. J’ai seulement besoin de contrôler tous les aspects de la synthèse. Et pour ça j’ai besoin de comprendre les machines à la perfection. Quand tu conduis une voiture, tu dois savoir à quoi servent tous les boutons sur le tableau de bord.

Mais tu n’as pas besoin de savoir comment le monteur fonctionne.

Ok, la comparaison n’est pas exacte. Disons plutôt un Boeing 747 alors…

Tu laisses parfois les machines te surprendre ?

Je comprends toujours ce qui se passe. Ce qui me dépasse, c’est pourquoi tel ou tel morceau est bon ou mauvais. Le mystère de la musicalité reste entier.

Certains morceaux comme « Known1 » ou « See on See » ont l’air très simple. On devine presque une sorte de nostalgie pour la musique que vous faisiez il y a dix ans.

Il y a de la nostalgie dans ces morceaux. Mais je ne suis pas sûr que ce soit la nôtre. Si on choisit un son, c’est parce qu’on le trouve beau, pas parce qu’il a l’air vieux ou futuriste. On ne pense jamais aux références qu’il peut contenir. On voulait faire un album plus physique, plein de sons palpables. D’une certaine manière, l’aspect autoréflexif de la pop est devenu la norme : tout le monde fait des disques qui font référence au fait que tu es en train d’écouter un disque. Comme si tous les cinéastes du monde étaient devenus Eisenstein. On voulait essayer autre chose de plus subtil. C’est pour ça que d’un point de vue synthétique, les sons sont plus simples, plus directs. C’est aussi une histoire de goût : j’adore les sons FM (la synthèse FM, utilisée pour la première fois dans un synthétiseur commercial par le DX7 de Yamaha, est typique du son des années 80, ndr) et c’était l’occasion ou jamais d’en mettre plein dans les morceaux… Peu importe la mode. Ca a l’air très égoïste, mais je ne supporte pas de penser aux autres quand j’élabore ma musique.

Comment expliques-tu que l’album soit si calme comparé à vos trois derniers albums ?

Tout simplement, on rentrait de tournée. On avait les oreilles fatiguées des beats et du boucan. On a commencé par enregistrer des choses très mélodiques, et on s’est remis aux beats vers la fin.

Il y a quelques années, vous aviez une cohorte de groupes qui copiaient tous vos faites et gestes. Aujourd’hui, vous êtes plus isolés. Donc plus à l’aise ?

Incroyablement plus à l’aise. C’est une libération. On a toujours fait ce qu’on voulait, en toute indépendance, mais ça nous simplifie la tâche. On vit à une époque révisionniste, tout le monde fait du retro même dans la musique électronique… J’ai grandi à une époque qui déifiait la nouveauté… Peut-être que j’étais assez naïf pour croire que les choses qui arrivaient étaient réellement nouvelles, mais il se passait des choses… Tous les disques que je voulais acheter était sortis la semaine précédente, et tous les morceaux que je voulais écouter étaient des morceaux qui étaient censés tout changer. Je ne suis pas nostalgique de cette époque, mais j’ai beaucoup de mal à comprendre le présent. Pour moi, le plaisir de la musique est presque indissociable de celui de la découverte.