Cette longue interview avec la (très importante) romancière Lydia Millet s'est tenue par email en octobre de l'année dernière, à l'occasion de la publication française de son roman "Le coeur est un noyau candide" (Lot49/Le Cherche-Midi). Une version plus courte a été publiée en français dans le magazine Chronic'art et à l'invitation de Richard Nash (son ancien éditeur chez Soft Skull), une version plus complète encore a été publiée en version originale par The Rumpus.
This long-ish interview with (important) American novelist Lydia Millet happened via email last October, on the occasion of the French publication of Lydia's novel "Oh Pure and Radiant Heart". A shorter edited version was published (in French) by Chronic'art; and following an invitation by Richard Nash (her former editor/publisher at Soft Skull), the complete version was published in English by The Rumpus, and accidental English readers should go there to read it in unspoiled form.
D’où vous est venue l’idée de l’intrigue du roman?
Mon idée était simple : interroger et explorer le sublime du nucléaire à travers un récit et ses personnages. Mais aussi interroger et explorer les esprits des créateur de la bombe atomique. Et j’ai tant bien que mal collé ces deux impulsions ensemble.
Outre Oppenheimer, qu’est-ce qui vous a menée à ces “gentlemen” en particulier? A un moment du récit, vous soulignez le paradoxe de ces scientifiques qui créèrent l’arme de destruction la plus puissante de tous les temps à partir de leur « amour » pour l’atome et la matière.
J’ai lu beaucoup de livres sur la plupart des scientifiques qui participèrent au Projet Manhattan, épluchant des piles de biographies pour trouver ceux qui me fascinaient le plus. Oppenheimer était un choix évident, mais Szilard n’est pas aussi célèbre qu’il devrait l’être, et je me devais de mieux le connaître, notamment son sens de l’humour, son génie et son arrogance. J’ai même essayé de lire son très mauvais livre, dont il était si fier, La voix des dauphins, mais malheureusement je n’ai pas réussi à le terminer. Enfin Fermi est plus connu, et me semblait être un exemple idéal de droiture. Du coup il complétait parfaitement la trinité.
En optant pour cet étrange postulat littéraire de ressusciter des grands hommes de l’Histoire, pensiez-vous plutôt aux effets littéraires (par exemple, cet effet « Lettres Persanes » qui permet de jeter un regard neuf sur notre monde) ou à élaborer un événement fantastique digne d’être apprécié avec tous les effets de réel attenants ?
Le seul texte de Barthes dont je me rappelle vraiment, c’est les Fragments d’un discours amoureux, qui fut très important pour moi pendant ma jeunesse, quand j’essayais de comprendre certaines choses de la vie comme l’égotisme et l’amour fou (je dois partager ça avec quelques adolescentes en France). Pour ce qui concerne la folie de mon geste, la transplantation de personnalités célèbres dans un contexte qui n’est pas le leur sert à tout ce que vous évoquez, et peut autant être utilisée comme une facilité que comme une idée très fertile. Je ne connais pas « l’effet de réel », mais j’imagine que le fait de ressusciter des hommes célèbres dans un roman est plutôt un acte de déni du réel, une fuite. Je ne pense pas que ça rende le roman plus crédible : au contraire, ça va à l’encontre de sa crédibilité. Techniquement, c’est un boulet à son pied. Toutes les tentatives de la science-fiction sont des actes de sape contre la crédibilité, et s’en remettent au ton et au langage pour rétablir la suspension de l’incrédulité. Mais elles séduisent aussi par leur fabulosité même.
De la même manière, on pourrait dire que les trois scientifiques ressuscitent littéralement dans le réel du livre. Doit on y voir un commentaire en creux sur la toute puissance de la littérature ? Est-il plus facile ou difficile, de manipuler les réincarnations fictionnelles de vrais personnages plutôt que des personnages purement fictifs ?
A partir du moment où l’on élude toute revendication journalistique – c’est ce que j’ai fait – il n’y a rien d’intimidant à manipuler un Oppenheimer. Les personnages du roman sont mes versions fantasmées des physiciens de la bombe atomique, des variantes fictionnelles des empreintes laissées dans notre culture par des vrais individus et réinterprétées en toute liberté créative, personnelle et idiosyncrasique par quelqu’un qui ne les a jamais rencontrés. Il suffit de quelques balises, d’un squelette pour faire tenir les choses, les faits de leurs vies et la chair qu’on invente. Je me fiche de la fidélité aux faits. Je mens, je mens, je mens.
A un moment du roman, le personnage de Ann s’interroge de savoir ce qui est le plus vrai, entre le trivial et le sublime. Il n’y a aucune tentation réaliste dans le livre ?
Je ne sais pas ce que le réalisme veut dire pour vous. J’en suis désolée. Mais c’est un terme tellement rebattu dans mon pays qu’il ne veut plus rien dire. Les gens utilisent le terme « réaliste » pour dire « bien », par exempl. Je pense tout de même que Le cœur est un noyau candide est, en termes de voix, bien plus direct et moins détourné ou ironique que la plupart de mes autres romans. C’est mon livre le plus sincère, si j’ose dire.
Pourquoi avoir choisi Ann, « une bibliothécaire pittoresque et modeste », et son mari Ben, un simple jardinier, pour faire le lient entre les trois scientifiques réincarnés et l’Amérique contemporaine ?
Ils sont censés être de gens simples, des symboles de cette part bienveillante et plutôt passive de l’Amérique qui a disparu de sa réputation. Ann aime les livres, et Ben ne désire rien d’autre que de « cultiver son jardin » (en français dans le texte, ndr), quand nous autres Américains sommes plutôt connus pour être bravaches, odieux, narcissiques, et bien sûr ignorants. Et à en croire les statistiques d’ensemble, il y a une grande part de vérité là-dedans. D’après ces statistiques, nous ne savons pas apprécier la culture et l’érudition. Mais dans l’ombre de ces statistiques, il demeure chez nous une tradition de réserve et d’instruction, qui ne vient pas seulement des rigueurs du Puritanisme mais aussi d’une théologie plus généreuse, consciencieuse et libertaire, dont l’héritage est actuellement piétiné et pulvérisé par la droite religieuse. Ce Moi prudent et raffiné se débat dans le monde des nouveaux médias, et contre celui du matérialisme et du consumérisme. Je tenais à ce que Ann et Ben appartiennent à cette Amérique désuète, celle des mes grands-parents en Nouvelle-Angleterre, de mon grand-père de Géorgie, et quelque part celle de mon père, qui était un héritier typique du 19ème siècle réservé et plein de bonnes manières. L’Amérique, en fait, d’Oppenheimer.
Du point de vue des trios scientifiques débarqués de 1945, l’Amérique contemporaine est une dystopie…
Nous vivons effectivement dans une dystopie. Certains plus que d’autres.
Une idée récurrente dans vos livres est que nous vivons après la fin de l’Histoire, que « la fin est déjà venue et repartie ».
Je pense que la Révolution industrielle fut le début de la fin. Et on pourrait débattre longtemps sur la tradition apocalyptique dans l’écriture ; il n’y a rien de nouveau. Et pourtant, tout dans notre temps est spécifiquement nouveau. Tout dans notre existence sur la terre est incroyablement caractérisé par les nouveautés, dans les faits comme dans les chiffres, par les nouveaux venus, les nouvelles habitudes, et l’annihilation pure et simple de l’ancien. Le point crucial de notre situation – tout du moins la partie industrialisée du monde contemporain - est que nous vivons dans une abondance démente et généralisée, une frénésie d’activité économique, artistique, technologique, scientifique, une efflorescence de savoir, de savoir-faire et même, d’une certaine manière, de connaissance de soi, que nous pensions à une époque à même de nous sauver. Et pourtant, nous passons notre temps à tuer le monde avec acharnement et malveillance, exactement en même temps. Nous sommes simultanément à un pinacle de savoir et d’énergie humaine – nous sommes devenus des surhommes – et à l’avant-poste d’une armée d’assassins : nous tuons nos cultures les moins fortes, nos langues les moins parlées, nos peuples les moins peuplés, dans une fabuleuse indifférence. Des langues ne cessent de mourir, les animaux et les plantes disparaissent à une vitesse 1000 fois supérieure au taux d’extinction normal. Nous tuons les bêtes dans les airs, sur la terre, dans lamer. Nous tuons les plantes, les arbres, même l’air lui-même. Nous tuons même l’atmosphère ! Apparemment, même l’atmosphère n’est pas hors de la portée de notre destruction. Nous regardons désormais en l’air pour notre soif assassine, nous tendons le bras vers les étoiles. Aucune ambition n’est démesurée pour nos assassinats. Nous défaisons toute le travail de la création aussi vite que nous pouvons. Bien sûr, puisque nous ne pouvons pas vivre dans le néant, nous seront bien obligés de finir cette série de victoires triomphantes sur le reste du monde en nous anéantissant nous –mêmes. Tout ça, nous l’achevons en poussant des cris de guerre de désir, de certitude, d’autosatisfaction – nous prétendons que nous avons le droit, le droit d’avoir et le droit de tuer. Avoir tout est notre droit naturel. Tuer est notre droit naturel. Ce n’est pas une exagération. C’est qui nous sommes. Et nous sommes aussi très versés dans l’art du déni. C’est même notre principale stratégie pour vivre, en tant qu’individus, dans un monde social qui file tout droit vers un catastrophique effondrement.
Il brille tout de même une lumière étrange dans vos livres : une mélancolie très puissante plutôt qu’un désespoir à proprement parler. La conclusion de votre dernier roman en date, How the Dead Dream, où le personnage principal oublie sa passion de l’argent pour aller dormir avec des bêtes sauvages, est une expérience à la fois gratifiante et foudroyante.
Je suis à la fois encline à de la grande tristesse et de la grande joie dans mon écriture et dans mes lectures. Les œuvres des autres me font souvent pleurer. Mais je n’ai pas beaucoup d’affection pour les œuvres proprement déprimantes. Pour moi, il y a un fossé entre la tristesse et la mélancolie – deux sentiments très beaux – et le déprimant, qui n’est rien d’autre que déprimant, une émotion plate et sans texture. Mon travail s’articule autour de l’empathie et de la distance, le plus souvent en même temps – comme la plupart des œuvres d’art, ou tout du moins les œuvres littéraires qui fonctionnent sur moi en tant que lectrice.
Quelle serait votre définition de la satire ? Est-ce que vous considérez vos romans, notamment Le cœur est un noyau candide et Everyone’s Pretty (non-traduit en français), comme des satires ?
Je sais qu’on les qualifie souvent de satires, et Everyone’s Pretty s’en rapproche effectivement. L’étiquette ne me dérange pas parce que j’aime les satires. Mais c’est un genre littéraire précis, et mes livres ne s’y conforment pas strictement. De mon point de vue, ils contiennent des intentions satiriques, mais n’ont pas la pureté et la rigueur de la vraie satire - c’est-à-dire la Modeste proposition Jonathan Swift. Ils ne suivent pas une structure aussi serrée et unifiée. Ils ne sont pas homogènes, ils sont hétérogènes.
Vous avez un statut assez particulier et isolé dans les lettres américaines. Pouvez-vous nous parler des écrivains qui ont été importants pour vous?
Les écrivains européens ont été très importants pour moi. J’adore Thomas Bernhard, et j’ai beaucoup aimé Robert Walser, Beckett, Calvino, Virginia Woolf. J’aime aussi beaucoup quelques livres isolés de Karel Capel, Elias Canetti, Gombrowicz. Mais certains américains sont tout aussi importants: Gilbert Sorrentino est un héros pour moi, tout comme William Gaddis. Parmi les contemporains, je citerais Joy Williams et Lydia Davis.
Jusqu’à quel point considérez-vous votre oeuvre comme spécifiquement politiquement engagée ? L’un de roman s’appelle George Bush, Dark Prince of Love (publié en 2000, la référence va à Bush père). Surtout, on ne peut s’empêcher à ce moment absurde de Le cœur est un noyau candide où les trois scientifiques sont menacés par le Patriot Act…
Mes romans ont certes une portée sociale et politique. Surtout, ce sont romans philosophiques. Leur sujet est le champ de bataille de l’instinct et de l’expérience humaine plutôt que celui du quotidien, mais raconté, comme l’exige le roman, à travers l’expérience du quotidien.
Faites-vous un lien entre votre travail au Center for Biological Diversity et votre oeuvre ? Plusieurs scènes dans Le cœur est un noyau candide – notamment le retour des grues blanches à la fin – et l'intégralité How the Dead Dream font directement référence aux espèces en voie de disparition.
Mon écriture et mon travail sont deux faces d’une même pièce : mon amour pour les bêtes, les plantes et les formes de ce monde fabuleux et irremplaçable qui est le nôtre, et une croyance profonde en le fait que les hommes ne sont pas, de fait, des soleils autour desquels les autres planètes tournent mais eux-mêmes des planètes qui tournent sans cesse autour d’un cœur ardent qu’ils ne peuvent pas comprendre. Pour autant que je participe à une action – j’écris et je corrige, je ne fais qu’exécuter des tâches mineures pour ceux qui agissent vraiment – je pense que notre séparation avec le reste du monde, notre myopie, notre culture de l’individu sont en train de nous mener tout droit à notre perte. J’assume mon statut de prêcheur de l’apocalypse. J’essaye de me modérer, bien sûr, pour qu’on continue à m’écouter. Je demeure une optimiste presque béate. Je suis profondément emplie d’espoir, c’est une nécessité. Je n’arrive pas à concevoir que toutes ces merveilles finissent en fumée. L’héritage de l’humanisme et du monothéisme a eu des effets pernicieux en même temps qu’il nous a libéré : il nous effacé la mémoire des souvenirs de notre race, nos souvenirs les plus profonds. Nous sommes la terre et l’herbe. Nous sommes l’océan.
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