Adam Levin explique ses Instructions (initialement paru sur le site de Vogue, octobre 2011)


C’est de loin le roman le plus épais de cette rentrée, mais ce n’est pas pour autant un pavé compliqué ; c’est un récit raconté par un enfant, mais qui parle et pense encore plus vite qu’un personnage d’Aaron Sorkin; c’est un livre plein à rebord des accessoires élaborés de la fiction expérimentale américaine (écheveau de commentaires talmudiques, polyphonie, calligrammes) mais qui file tout droit comme un roman de Tolstoï. Bref, Les Instructions est un livre hors du commun autant dans sa forme que dans son déroulement, et c’est une très bonne nouvelle. Mieux, c’est une nouvelle inattendue. Car découvert par la fameuse maison d’édition indépendante McSweeney’s, le premier roman d’Adam Levin semblait trop respecter au pied de la lettre le cahier des charges du succès de librairie hipster mignon et irrévérencieux (l’axe David Foster Wallace – Jonathan Safran Foer – McSweeney’s, donc) pour être honnête. Grossière erreur de jugement, Les Instructions est un long crescendo pétaradant et glaçant, un page-turner haletant doublé d’un pensum compliqué sur la violence dont l’issue explosive laisse un étrange goût de métal dans la bouche. A l’occasion de la sortie française du roman chez Inculte, nous avons rencontré Adam Levin lors de son premier passage à Paris.

On sait que l’écriture des Instructions vous a presque pris une décennie. Quel a été son point de départ?
Je commence toujours de la même manière : en gribouillant quelques phrases dans le vide. Pour Les Instructions, c’est l’une des toutes premières scènes du roman, qui survient juste après celle du waterboarding…  J’avais cette voix d’enfant dans la tête, et cette vision d’une bagarre brutale à coups de poings. J’ai commencé par suivre ce fil… Et je me suis rapidement retrouvé complètement ailleurs, dans un méandre de mots et d’idées complètement inattendu. L’écriture du roman m’a pris très longtemps, et pas seulement parce qu’il est long, mais parce que je l’ai élaboré au fur et à mesure. A mi-chemin, au bout de quatre ou cinq ans de travail, j’avais savais seulement décidé que le roman se terminerait par une explosion de violence.

McSweeney’s, qui a édité le roman aux Etats-Unis, est réputé pour avoir initié tout une école douce-amère et fantasmagorique à laquelle votre roman semble appartenir dans son synopsis – le narrateur est un gamin surdoué – et pendant ses 200 ou 300 premières pages. Etait ce une manière de mieux prendre le lecteur par surprise ?
Retranscrire de manière réaliste les pensées d’un enfant de dix ans ne m’intéressait absolument pas. Faire parler un phénomène de cirque non plus. Je ne voulais surtout pas que le personnage de Gurion n’inspire que de l’affection, que le lecteur soit « attendri »  par lui. Au fur et à mesure que le livre a grossi, il est devenu de plus en plus intelligent, et de moins en moins mignon. Il est haut comme trois pommes, il a les émotions typiques d’un enfant de son âge, mais il est plus intelligent que la plupart des adultes. Le moment où j’ai accepté qu’il sorte du calque naturaliste a été une grande libération. Les Instructions n’est pas une parabole, mais ce n’est pas un livre réaliste non plus.

Qu’est-ce qui vous a tant attiré dans ces personnages d’enfants ?
C’est lié à mes lectures. Comme beaucoup de lecteurs, j’ai été traumatisé par la découverte de L’attrape-cœurs de J.D. Salinger : il annihile le portrait du gamin passif et attendrissant, il franchit sans cesse la ligne de ce qui est acceptable de faire avec un personnage d’enfant. Les enfants ne voient pas seulement le monde à une hauteur d’yeux inférieure, ils vivent tout de manière démesurée. Cette immaturité émotionnelle est une source dramatique inépuisable : ils deviennent violents en un rien de temps, ils passent à l’attaque dès qu’on les provoque, ils éclatent en sanglot. Ils peuvent être très violents les uns avec les autres. Ils n’ont pas besoin d’être psychotiques pour être impulsifs et imprévisibles. C’est dans leur nature.

Le fait de faire de Gurion le narrateur et le commentateur des événements du livre, ses explosions de violence y compris, semble paradoxalement être une manière de les mettre à distance, pour mieux les interroger.

On pourrait croire que Gurion est un cas classique de narrateur non-fiable. Mais je tenais vraiment à ce que le lecteur puisse en partie s’identifier à lui, partager sa vision du monde, de la justice et des injustices. Quand on lit L’attrape-cœurs à l’âge de quinze ans, Holden est un héros littéral entouré d’idiots. Je tenais à ce que Gurion soit capable d’analyse rhétorique, de conscience de soi et surtout pas le dindon de la farce comme le protagoniste de Paddy Clarke ha ha ha de Roddy Doyle, qui raconte le déchirement progressif de ses parents sans comprendre qu’ils sont sur le point de divorcer.

Gurion se demande sans cesse si le livre qu’il est en train d’écrire est ou n’est pas une nouvelle Torah, et s’il ne serait pas lui-même le meshi'ha tant attendu des Juifs. Et sa rhétorique est si forte que le lecteur est presque encouragé à hésiter avec lui.
Bien sûr, l’équivoque est volontaire. A la fin, elle reste entière. C’est une manière de sauver Gurion, je crois. Même si rien ne prouve de manière providentielle qu’il est bien le messie. Il est seulement le personnage le plus intelligent d’un livre où tout le monde est déjà beaucoup plus intelligent que la moyenne.

Dans le monde de Gurion, tous les enfants de baladent avec des t-shirts arborant des dernières phrases de romans célèbres. Vois frisez le jeu métafictionnel, la fantasmagorie totale, l’offense au réalisme.
Je ne sais pas ce que c’est, le réalisme. Ce qui compte quand je lis une œuvre de fiction, c’est que l’univers décrit soit suffisamment cohérent pour que j’y croie. Infinite Jest de David Foster Wallace  se situe dans un futur hypothétique, mais ce qui s’y passe est incroyablement réel et vraisemblable, parce que les descriptions sont fabuleusement détaillées et cohérentes, parce que la voix de Foster Wallace est totalement juste. Pareil pour DeLillo : quand on lit Bruit de fond,  on sait que personne ne parle comme ça dans la vie. Je ne pense pas que ni Foster Wallace, ni DeLillo se soient jamais posés la question des mondes qu’ils décrivaient en terme de réalisme. Quand je décris un personnage, un lieu, une émotion, tout ce qui m’importe c’est qu’ils me captivent suffisamment pour que j’aie envie de les étendre et de les approfondir.

Les Instructions est tout sauf un roman à thèse. Comment des thématiques aussi gigantesques que la violence et ses justifications, la répression et l’éducation sont elles apparues dans le roman ?
Au départ, le roman était presque une allégorie : un enfant qui se prend pour le messie, qui se comporte comme un messie et qui pourrait bien l’être. Ce n’est que quand j’ai pris ce point de départ au sérieux que les possibilités romanesques ont commencé à se démultiplier : il fallait que ce gamin soit suffisamment brillant pour avoir étudié les écritures saintes en profondeur, que son sentiment soit plus qu’un délire mystique. Lié au principe même de messie, tout un ensemble de thématiques ont commencé à enfler : le choix, la justice…  Tout a coulé naturellement.
Le fait d’avoir nommé le roman Les Instructions, c’est-à-dire la traduction littérale du mot « torah », force la comparaison avec l’Ancien testament, et les nombreuses justifications sauvages du recours à la violence qu’on y trouve. Doit on y lire un commentaire sur les liens entre violence, foi et dogmatisme ?

Quand on lit les Rois  ou Le livre des juges, la violence est tellement brute et totale qu’elle en devient presque ironique. Au pied de la lettre, c’est dément. Aujourd’hui, personne ne peut prendre David, Abraham ou Saül au sérieux. Mais il fut une époque où les gens qui entendaient ces histoires prenaient leurs protagonistes pour des hommes. J’espère que mes personnages sont plus crédibles. Que Gurion ou Nakamook, même s’ils sont effectivement « larger than life », sont plausibles jusque dans leurs contradictions. S’il y a une morale dans le roman, elle est bien plus complexe qu’une simple dénonciation. La structure du livre pousse le lecteur à s’interroger sur la motivation même de Gurion, sur la substance de sa foi. L’événement miraculeux qui survient tout à la fin est surtout là pour rappeler que l’on est dans le domaine de la littérature.

Aviez-vous prévu à l’avance que le récit s’aventurerait dans des territoires aussi littéralement sanglants et glaçants?
J’ai commencé à m’en douter en attaquant le deuxième tiers. Mais c’était d’abord moins pour les problématiques que ça allait soulever que pour le bonheur littéraire. Je savais seulement que les choses allaient mal tourner, et que les opprimés allaient s’insurger contre les oppresseurs. L’attaque du gymnase m’a pris une éternité à écrire.

A bien des égards, Les Instructions est un roman d’action.
Comme je n’ai pas un cerveau très visuel, je ne suis pas un fan des longues descriptions, je préfère les dialogues ou le mouvement. Tous les objets qui apparaissent dans le roman sont donc décrits de manière très sommaire, et toujours dans la perspective du genre d’arme qu’ils pourraient devenir (rires). Ca me vient de mon goût de lecteur : un des auteurs qui m’a le plus influencé, par exemple, est George Saunders. Ses nouvelles  sont pleines de paradoxes et de complexité, mais elles attrapent l’attention lecteur avec un sens du récit et de la tension remarquable. L’idée n’est pas d’accrocher le lecteur avec des artifices faciles, du type cliffhanger, mais en articulant tous les éléments pour les faire converger vers quelque chose de fort. Le livre fait certes plus de 1000 pages, mais j’ai écrit et beaucoup élagué avec cette idée en tête : écluser tout ce qui était superfétatoire. Je suis persuadé que la fiction américaine qui restera de notre temps est celle qui récupère la sophistication du postmodernisme – la polyphonie, les mises en abyme, ce genre de choses – tout en restant distrayante.

L’attirail postmoderne aidait les écrivains des années 60 et 70, comme Gass, Gaddis ou Barthelme, à refléter le monde d’une manière plus juste, plus précise. Pour vous, ce sont seulement des techniques de récit ?
Je dois avouer que je ne suis pas un grand aficionado du « haut modernisme » (celui d’avant la guerre, de T.S. Eliot, Ezra Pound ou Joyce, ndr) : ce sont des livres terriblement difficiles à lire, passionnants mais durs à aimer. Le seul roman de Joyce que j’ai pu terminer est Gens de Dublin.  En revanche, j’ai lu Infinite Jest quatre fois. Je parle d’un point de vue profane, mais j’ai l’impression que le modernisme est ce moment où les techniques sont inventées pour essayer de comprendre comment l’esprit fonctionne et élever l’humanité – et c’est un échec, parce qu’aucune pensée ne ressemble à un courant de conscience  joycien. Ces techniques peuvent pourtant se révéler indispensables quand on essaye de raconter une histoire autrement, d’exposer sa complexité inhérente, à condition qu’ils ne prennent pas le pas sur l’histoire elle-même.  L’essentiel, quand on utilise une technique, est de la faire fonctionner correctement. Dans le cas des Instructions, elles permettent de faire accéder le lecteur à tout un éventail d’informations, de nuances que la seule voix de Gurion, aussi brillant soit-il, ne peut pas porter. Les e-mails, les lettres, ce sont d’autres voix qui témoignent.

Il y a également les calligrammes, les commentaires pseudo-talmudiques, les références à la pop culture ou le caméo non-autorisé de Philip Roth… N’aviez-vous pas peur d’être catalogué dans la catégorie « sous David Foster Wallace » qui  envahit les librairies anglo-saxonnes ? Que ça limiterait la portée de votre histoire ?
Les écrivains auxquels on m’associe généralement, je les connais tous. Je suis très fier d’être associé à eux. Et je sais que l’on écrit tous des livres très différents. La seule chose que l’on partage effectivement, c’est un rejet du clivage littérature expérimentale/littérature réaliste. Ce sont des catégories idiotes, et je ne comprends pas la motivation des écrivains qui se réclament de l’une ou de l’autre.

Il y a aussi un rejet compréhensible de ce qui est devenu une mode. De Safran Foer à Danielewski jusqu’à McSweeney’s, votre éditeur, il y a du bon et du beaucoup moins bon…
Je peux comprendre. Mais si on regarde le catalogue McSweeney’s de près, la critique ne tient pas. Il y a eu quatre ou cinq numéros de la revue qui se ressemblaient à la fin des 90, pleins d’histoires d’enfants tordus et innocents. Mais depuis, ça n’arrête pas d’exploser : il y a eu des nouvelles de Robert Coover, Lydia Davis, Salvador Plascencia… De mon côté, j’ai passé neuf ans à écrire Les Instructions. Et je peux te dire qu’après tant de temps et tant de travail, je me fiche pas mal de ceux qui n’aiment pas le livre pour quelques préjugés qu’ils ont sur ma maison d’édition. Il est comme il est. 

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