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Oorutaichi – Outremondialiste (co-rédigé avec Sylvain Quément, paru dans Chronic'art, avril 2011)

Sur la scène électrisée d'un Super Deluxe plein à craquer, il respire, hulule, danse, explose. Un peu plus encore qu'à Paris, Londres, partout en France et en Europe la saison passée, ce soir à Tokyo la foule la plus au fait, généreuse et élégamment colorée, se propulse avec lui. On l'avait vu, tenant d'un certain « folklore à la dérive » (drifting folklore, du nom de son album de 2007) dont il avait fait sa marque de fabrique, défoncer des gamelans à coups de cutter informatiques, engloutir le chaudron dancehall via l'entonnoir des Residents ou s'envoler dans les chambres d'écho d'un hôtel de passe pour touristes exotica. Ce soir, aux commandes de son nouveau Cosmic Coco, Singing For A Billion Imu’s Heavenly Pi, on sent qu'il resserre méticuleusement ses outils: beats frontaux, arpégiateur follement désynchronisé ou coulée de cordes impromptue pour mieux creuser ses compositions. C’est inespéré mais ça arrive bel et bien: Oorutaichi, dont vous n’avez probablement jamais entendu parler, est en route vers la gloire.
 Et le futur lui appartient peut-être.

Jamais entendu ça

La quête de l’inouï en musique, dans le sens propre du terme (comme jamais entendu auparavant) est une marotte trop peu estimée depuis quelques années: on ne vas pas vous refaire le récit de l’enlisement dans la postmodernité, mais entre les daguerréotypes sonores de l’hantologie (voir Chronic’art 61) et les réflexions sépia de la pop hypnagogique (deux hypothèses conceptuelles plutôt pertinentes dont la propagation pandémique dans les articles de presse fait certes froid dans le dos), on en oublierait presque que la musique peut encore nous étonner sans caresser notre mémoire involontaire. Découvert hors du Japon il y a quelques années via deux réseaux qui n’avaient rien à voir (un maxi sur Bear Funk, le label disco house des Idjut Boys, et un album autoédité monté en épingles par quelques magazines branchés comme un cousin dément d’Animal Collective), Oorutaichi nous replongerait presque dans cet âge d’or de la musique indie japonaise quand, des Boredoms à Harpy ou Yximalloo, il ne se passait pas une semaine sans qu’un nouveau groupuscule sublimement absurdiste vienne bousculer nos certitudes sur l’essence de la musique, du bonheur et de la douleur. Né en 1979, Taichi Moriguchi est issu d’une génération de musiciens bien moins isolée (et spontanée), forcément biberonnée à la sono mondiale d’internet, à la musique électronique et à quelques vagues successives de syncrétisme Orient-Occident (de YMO jusqu’au Shibuya Kei de Cornelius et Pizzicato 5, uniques dans leur capacité à digérer et synthétiser 40 ans d'influences phonographiques mondiales). Ce faisant, le Japonais semble débarquer d’un pan de réalité parallèle où folklore et futur seraient les deux faces d’une même pièce, avec autour de lui une petite galaxie de projets parallèles et de cousins plus ou moins proches. Dans cette nacelle on croise ainsi l'écriture pop de son groupe Urichipangoon, la voix et les percussions boisées de sa femme Ytamo, ou la folie live de son partenaire de Kyôto, Shabushabu. Un peu plus loin, on forcerait un peu plus le trait pour pouvoir faire un parallèle avec une hétéroclite «nouvelle scène» d'Osaka, pouvant englober à la fois OOIOO (le girl group dément de Yoshimi des Boredoms) ou les incursions pygmées de feu Afrirampo. Aucun des musiciens passionnants des souterrains nippons contemporains n’est pourtant singulier comme Oorutaichi.

Futur Matsuri

Dans le doublon bien nommé Yori Yoyo (2003) / Drifting my Folklore (2007), Taichi enfantait effectivement un truc irréel: l’évocation d'un ailleurs folklorique démesurément riche à travers un grand bazar presque exclusivement synthétique de percussions, de mélopées instables et de chœurs d’outre-monde. Pour sa part japonaise, ce folklore inventé n’a pourtant plus rien à voir avec les mélanges de synthèse de l’enka ou du shima-uta d’Okinawa (combinaisons de traditions harmoniques ancestrales et d’arrangements occidentaux très populaires des années 40 aux années 70). Consciemment ou non, il s'ancre sans doute plus dans l’exultation chaleureuse et immémoriale des matsuri, ces fêtes folkloriques très populaires qui animent presque toutes les villes du Japon en été, et dont les incarnations (processions, danses, fanfares de matsuri-bayashi, feux d’artifices) sont liées à des célébrations shintô. A l’inverse de la plupart des fêtes folkloriques européennes, dont la survivance et la préservation sont largement artificielles, les matsuri rythment l’année japonaise et continuent à faire vibrer jusqu’aux plus jeunes générations. C’est particulièrement flagrant dans l’univers musical et visuel semi-improvisé de Obakejaa, le duo étrange qu’il forme avec Shabushabu. Outre son nom (une référence aux obake, ces fantômes métamorphes qui comptent parmi les créatures les plus malveillantes du folklore culturel nippon), le duo emmène son maelstrom de samples éventrés et de beats de récup, bavard comme du rakugo (le stand up traditionnel japonais), sur les traces d’un matsuri imaginaire dédié à un kami cochon. Mais plutôt que de revendiquer une recréation de laboratoire, Taichi invoque une inspiration de l’ordre du remous inconscient, de la résurgence: «Contrairement à des musiciens comme Haruomi Hosono ou Yoshihide Otomo, mon intérêt pour la culture traditionnelle japonaise est celui d’un outsider: le Nô, par exemple, me fascine, mais mon point de vue est plutôt similaire à celui d’un étranger. J’ai beau être japonais, je n’y connais pas grand chose, au Nô. Je suis le premier surpris de toutes ces choses étranges de la culture japonaise».

Mondo Bizzarro

Ces éléments de typisme japonais ne seraient ainsi qu'un matériau parmi d'autres, saisi au hasard des bonnes pioches et des heureuses combinaisons. Car le maelström d'un grand recyclage folklorique éclate aussi chez lui dans toute sa dimension mondo: louchant sur l'Indonésie comme sur la Jamaïque, greffant à l'envie un marimba sautillant sur une batterie afrofunk, avec en fil conducteur cette voix haut perchée si singulièrement expressive, multipliée au gré des overdub jusqu'à devenir chorale. Si le folklore est affaire de collectivité, ou de moments musicaux s'inventant et circulant dans le quotidien (comptines et jeux, fêtes et célébrations, un deux trois soleil), on sent dans cette entreprise de one-man band l'ode peut-être inconsciente à une communauté ou à un âge perdus: une situation typique de la réappropriation d'éléments folkloriques par certains musiciens de laboratoire, que l'on retrouve parfois chez les contemporains Lucky Dragons, dans les premiers travaux de Goodiepal ou chez le patriarche Moondog. Sur Cosmic coco, le virage est pris: «Dans la composition du précédent album, j'avais porté beaucoup d'attention aux détails. Les rythmes y étaient plus lents, plus swing. Celui-ci est beaucoup plus direct et sincère par rapport à ce que je souhaitais réaliser, basé sur des rythmes plus francs, plus net». Citant ici l'influence des Dirty Projectors, mû plus généralement par une conscience techno assumée, Taichi navigue désormais vers un territoire et un matériau à l'élégance plus abstraite, flottant dans les lumières d'une techno-pop de mégalopole au détour de laquelle surgissent, pied au plancher, des nuées d'idées saillantes. Autre miroir forcément involontaire de notre temps et lointaine accointance de Panda Bear et d’Animal Collective, Oorutaichi ne résume pas tout à fait l’esthétique diffractée du zeitgeist musical, mais il contracte exactement la musique que l’on a envie d’entendre.

Oorutaichi, Cosmic Coco, Singing For A Billion Imu’s Heavenly Pi (Out One Disc/Darla)

Roberto Arlt, Le mal écrivant (paru dans Chronic'art, avril 2011)


« Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres » : cette parabole du Christ, citée dans les dernières pages des Lances-flammes (1931), semble idéale pour évoquer l’art éminemment urbain et viscéral de Roberto Arlt (1900-1942). On présente en effet souvent cette sorte d’anti-José Hernandez (le grand poète national argentin, dont le poème épique Martín Fierro figure parmi les plus célèbres évocations du monde rural des gaúchos) comme le père de la littérature urbaine argentine. De fait, l’arrière-plan de son œuvre romanesque et journalistique est bel et bien le Buenos Aires brutal et bouillonnant des années 1920/1930, et son sujet principal la disparition des êtres dans le bruit de ses usines futuristes. Mais parce que son œuvre est mal comprise dans son pays (Bolaño en parle comme « du plus méprisé de tous ») et méconnue à l’étranger, le cas Arlt est perçu de manière un peu caricaturale. Ainsi, quand bien même la très singulière modernité de son « vin nouveau » saute aux yeux du lecteur de ses chroniques journalistiques (rassemblées dans Eaux fortes de Buenos Aires, traduit à la dernière rentrée chez Asphalte) et de l’indispensable diptyque romanesque que republie Belfond (Les sept fous et Les lance-flammes), elle est à peine mentionnée par l’histoire traditionnelle des lettres argentines, qui retient plutôt de lui sa position diamétralement opposée au plus illustre de ses contemporains, Borges. Si Arlt, après avoir assisté à quelques réunions du groupe d’avant-garde Florida (mené par Ricardo Güiraldes et dont fit un temps partie Borges), devint vite le plus farouche opposant à leur théorie de l’art pour l’art, son propre rapport à l’art, à la réalité et à l’écriture est en réalité bien plus complexe et contradictoire qu’on ne le dit habituellement. 

Street credibility
Comme il s’en explique fougueusement dans « Ce n’est pas ma faute » (qu’on peut lire dans Eaux fortes de Buenos Aires), Roberto Godofredo Christophersen Arlt est fils d’émigrés jusqu’au bout de son nom imprononçable, qu’il portait comme un maléfice délectable : « Du fait de la musicalité et de la poésie de mon nom, j’étais renvoyé de toutes les classes à un rythme alarmant ». Elevé dans un foyer germanophone (son père est prussien, sa mère italienne) et exclu du système scolaire à l’âge de huit ans, il est contraint d’empiler les petits boulots (peintre, mécanicien, ferblantier, libraire, soudeur, ouvrier, docker) avant de dénicher un poste dans un quotidien qui lance sa vocation d’écrivain. Erudite et très écrite, sa littérature n’en est ainsi pas moins celle d’un autodidacte dont l’apprentissage s’est déroulé « dans le désordre et le chaos, par la lecture des pires traductions, dans les égouts et non dans les bibliothèques » (la description est signée Bolaño, dans ses Trois discours insupportables), ce qui lui vaudra le mépris du milieu littéraire argentin, jusqu’à sa réhabilitation tardive par Cortázar ou Gabriel García Márquez. Adepte du vagabondage volontaire, Arlt revendique une proximité – voire une parenté – avec les ouvriers, les couturières et les commerçants, et avec tous ceux dont il raconte les manigances dans Les sept fous et Les lance-flammes : les « cafishios » des bas-fonds, les putes et les maquereaux, « les pervers, les satans de bistrot ». A la fois terrifiants et porteurs d’empathie, les personnages d’Arlt sont prétendument inspirés par ses vraies connaissances. Surtout, la langue de ses livres reconnaît leur idiome : leurs récits sont écrits en castillan classique, mais leurs dialogues sont parlés en lunfardo, ce dialecte portègne et cosmopolite sans cesse permuté par les immigrants européens, qui est aussi la langue du tango. C’est ce vernaculaire vivace et fiévreux, emmené par le rythme des rotatives, qui est le premier responsable de la plus grande méprise sur Arlt : il écrirait mal. Dans l’abyssal Respiration artificielle, Ricardo Piglia (que Bolaño appelle « le Saint Paul de Arlt ») évoque avec lyrisme ce paradoxe littéraire : « Le masochisme qui lui venait de la lecture de Dostoïevski, ce goût de la souffrance à la manière d’Aliocha Karamazov, il le réservait exclusivement à son style. Il écrivait mal, au sens moral du terme, son écriture est une mauvaise écriture, une écriture perverse. Le style de Arlt est le Stavroguine de la littérature argentine, c’est un style criminel. N’importe quelle maîtresse d’école primaire, et même ma tante Margarita, peut corriger une page de Arlt, mais personne ne peut l’écrire ».

« Supercivilisation atroce »
Le récit dément qui s’étale dans les deux volumes de son diptyque rapproche encore un peu plus Arlt de Dostoïevski. Déroulée sur quelques jours funestes, l’intrigue dérisoire met en scène un faux crime et une arnaque somptueusement alambiquée qui évoque immédiatement Crime et Châtiment, mais avec un propos presque opposé et une conception du Mal effarante d’amoralité. C’est qu’Arlt a lu et assimilé Dostoïevski, Flaubert et Joyce, et son principal protagoniste (et alter ego), Erdosain, est bien moins puéril que Raskolnikov : « Qu’est-ce que c’est que cette vie, si nous faisons des horreurs sans rien ressentir ? Tu comprends ça, toi ? D’après ce que nous avons étudié au collège, un crime finit par rendre fou le délinquant, alors comment se fait-il que dans la réalité, lorsqu’on en commet un, on reste tout tranquille ? » Comme les six autres fous qui composent l’inoubliable galerie de portraits des deux romans (l’Astrologue castré, Ergueta le mystique, Haffner le ruffian mélancolique, Hipólita la boiteuse), Erdosain est issu d’une nouvelle espèce dont la principale cohérence est l’incohérence (il s’arrache les cheveux, grimpe dans les arbres pour admonester la société, crache au visage des fillettes, insulte dieu et les chats) mais dont les discours extralucides sur la « supercivilisation atroce » en train de naître confond à l’avance nos commentaires. Incroyablement bavards, ces deux romans écrits à l’orée des années 1930, des fascismes européens et de l’avènement de Ford, de Morgan et de Rockefeller font la part belle aux discours plus ou moins illuminés, presque toujours prophétiques, sur l’hypercapitalisme souverain, l’hégémonie des banques, le complexe militaro-industriel et les génocides rendus possible par la dévotion technique des ingénieurs. Dans son introduction aux Sept fous, Julio Cortázar précise : « Roberto Arlt a dit du Buenos Aires des années 1930 tout ce que les autres intellectuels de son temps ignoraient ou, pis encore, dissimulaient ». Aussi, il faut absolument souligner la modernité insolite et finalement inattendue de l’écrin qu’Arlt conçoit pour ce qu’il entrevoit du monde et de l’humanité à venir. Familier de la psychanalyse, de Bergson et d’Einstein, lecteur passionné du « courant de conscience » joycien, il incorpore à son récit des descriptions des mouvements et de mutations de pensées sans même avoir à briser la barrière de plasma entre le monde de l’esprit et le monde des phénomènes dont le lyrisme renvoie nombre d’avant-postes modernistes et contemporains à l’âge de pierre… Dans un étrange mystère spatio-temporel, Arlt apparaît au fond comme un cousin magique du Döblin de Berlin, Alexanderplatz, cet autre roman traumatisé par Ulysse, paru à Berlin la même année que Les sept fous. A croire Bolaño, l’œuvre d’Arlt serait « une garantie de destruction de la littérature » : à la (re)découvrir 80 ans après, elle nous semble au contraire absolument séminale.

Stanley Elkin – More is More (paru dans Chronic'art, janvier 2011)

Ce n’est pas parce que la formule est éculée qu’il n’arrive pas qu’elle soit vraie : Stanley Elkin (1930 – 1995) est l’un des secrets les mieux gardés de la littérature américaine. Ou plus précisément, il fait partie des très grands auteurs américains les plus injustement méconnus du 20ème siècle. Y compris dans son propre pays où, ne serait-ce l’activisme de l’éditeur mécène Dalkey Archives, il ne serait plus lisible du tout. En France, il a été traduit ici ou là dans les années 70 et 80 (chez Plon, Denoël, au Seuil ou au Mercure de France) mais suivre la trace de ses livres tous épuisés tient du parcours du combattant. A le lire, c’est à la fois trop vraisemblable et incompréhensible. A l’instar de son ami Saul Bellow ou de Philip Roth, Elkin fait partie de ces auteurs qu’on étiquette « juifs » avant d’évoquer sa littérature, et dont on brandit l'humour noir comme un inéluctabilité, un obligatoire trait folklorique. Sur l’autre versant des clichés, on le rattache parfois à l’école post-moderne pour l’extravagance de sa langue, et s’il n’est pas faux que ses plus ardents défenseurs s’appellent William H. Gass (un temps son collègue à l’université de Washington) et Tom LeClair et que l’auteur dont il se sentait le plus proche était John Barth, ses préoccupations littéraires n’avaient rien à voir avec les ambitions cybernétiques des troueurs de page. Au moment où les éditions Cambourakis rééditent Un sale type, le roman qui l’a fait connaître à la fin des années soixante, tâchons donc pour une fois d’évoquer Stanley Elkin comme la singularité absolue qu’il était.

A serious funny writer

Né à Brooklyn en 1930 et disparu l’année où son dernier roman Mrs. Ted Bliss lui valut de remporter le National Book Critics Circle Award pour la deuxième fois (1995), Elkin fit sa carrière loin de New-York, confortablement caché au fin fond du Midwest. Il ne connut pas le succès et n’eut jamais les faveurs du lectorat populaire, ce qui ne fait pas pour autant de lui un « écrivain pour écrivains » (a writer’s writer). Il faut dire que le ton unique qui traverse ses livres est absolument insaisissable. Une formule en américain dans le texte existe, mais elle est intraduisible: « a serious funny writer ». Sans le « and » : Elkin n’était pas drôle et sérieux, il était selon les pages drôlement sérieux, ou sérieusement drôle. De la même manière, ses histoires sont simultanément banales et majestueuses, absurdes et trop signifiantes, paraboliques et douloureusement réalistes. Son sujet était l’homme (américain) de son époque dans tous ses vices et sa splendeur pathétique, mais jamais un millilitre de morale ne perle à la surface de ses histoires. Ses personnages toujours ambigus sont souvent aux prises avec des conjonctures dantesques (George Mills débute pendant les Croisades, The Living End se passe entre le Paradis et l’Enfer, la Vierge Marie fait une apparition dans Le rabbin de Lud) mais ils ne prononcent jamais une seule sentence métaphysique. Ses intrigues sont redoutablement édifiées mais ne sauraient en aucun cas se priver de leurs détours, anomalies et flottements cryptiques. Ses romans prennent des airs de critique acerbe de l’âge pop mais tournent systématiquement le dos à la cohérence obligée des romans sociaux et propres sur eux. Tout ça pour dire que Elkin avait les fesses entre trois chaises : il aimait trop se délecter de gros mots pour le commun de l’avant-garde, et laissait trop volontiers sa prose « aigre et frénétique » diffracter la substance romanesque de ses livres pour le grand public. Fatalement, c’est ce paradoxe qui le rend majeur. Evoquant Un sale type dans l’essai On Being Blue, Gass comparait ainsi Elkin à un pur poète, et un idéal pourvoyeur de « phrases sexuelles » : « Il faudrait être aveugle au point de ne pouvoir distinguer un homme d’une femme pour ne pas se rendre compte qu’aucun écrivain de notre temps n’écrit une poésie plus chaleureuse, plus opulente ».

Humain trop humain

Paru la même année que le Blanche-Neige de Donald Barthelme (1967), le deuxième roman d’Elkin lui valut d’être plutôt rangé dans le même sac que Mel Brooks et Terry Southern. Première méprise : gigotant et feuilleté, Un sale type ne fait jamais rire aux éclats et ne saurait se conformer à un seul genre de littérature. En premier lieu, il contourne l’exercice de style existentialiste attendu puisqu’en dépit de son titre, personne ne saurait dire si son héros Leo Feldman en est effectivement un, de sale type. Patron d’un grand magasin, il est coupable volontaire de faveurs cradingues monnayées en sous-main dans son sous-sol, mais c’est un bug informatique qui l’envoie derrière les barreaux. Enfermé dans un établissement pénitentiaire kafkaïen jusqu’au burlesque, on le retrouve presque victimisé par les exactions d’un chef de prison curieusement pervers, et fatalement incapable de se trouver sur la grande échelle du bien et du mal. Pris dans une tempête extatiques de flashbacks vils ou émouvant et de dialogues beckettiens en diable, le lecteur lui-même est sollicité sur tous les fronts, poussé ici à croire à une reconstitution de l’Ancien Testament où tous les protagonistes arborent des noms allégoriques (Feldman pour « fell man », homme déchu), là à un flagrant délit d’autobiographie ou un pensum sordide sur la misère sexuelle du couple contemporain. Alliage incassable de cruauté entière, d’humanisme total et de finesse intense, Un sale type fait surtout une expérience de lecture impossible à résumer, dont on sort aussi crevé et abasourdi que d’un grand roman russe. Ou d’un match de boxe. Elkin livrait d’ailleurs le secret de son art à Tom LeClair en 1976 : « Je ne crois pas que le moins soit l’ennemi du mieux. Je crois que le plus fait le plus. Je crois que le moins fait le moins, le gros fait du gros, le mince fait du mince et que quand y’en a marre, y’en a marre ».

Siriusmo, De toutes les couleurs (paru dans Trax, mars 2011)

Conseil d’ami : ne demandez pas à Moritz Friedrich où diantre il se place sur le vaste échiquier des musiques électroniques. Si le mélomane casanier et le blogger hystérique peinent à faire rentrer son compactage unique d’electro boogie anabolisée, de funk épileptique et d’étrangetés mélodiques sans (presque) aucune ascendance dans les petites boites qui s’empilent sur leurs étagères, l’Allemand comprend encore moins bien la couleur de ses pulsions : « Je suis un redneck, je crois ». Comprendre : un philistin, un incorrect, un iconoclaste involontaire perdu dans son monde et paumé dans La Mecque de la musique électronique protestante (Berlin), un schizoïde dont l’univers est ravagé par la tension entre ses moitiés masculine (tabasseries electro house, drop bass viriles piquées au garage londonien, editing electronica nerd, viande rouge) et féminine (douceurs pop, suavité funk, fantôme d’enfants, crème fouettée). Mais demandez-lui seulement si la dance music est un horizon ou une contrainte (il n’est absolument pas DJ et il n’aime pas beaucoup les boîtes de nuit): « Il y tant de musiques colorées et intéressantes autour de nous, je me sens influencé par presque toutes, et incapable de choisir. J’ai grandi en écoutant les Beatles, The Police et Public Enemy, je n’ai jamais appris la musique, et je n’ai jamais pris le temps d’apprendre à jouer correctement du piano. Je me fiche des catégories et je suis incapable de comprendre pourquoi c’est la scène dance qui m’a adopté ». Une seule chose est claire : Moritz ne voudrait être qu’un « artiste », avec un grand A, il « adore et déteste la musique » à la fois, et il ne comprend pas tout à fait l’engouement limite religieux que lui vouent certains. Aussi, sa musique spasmodique et virtuose jusqu’à la nausée, tour à tour merveilleuse ou monstrueuse, évoquerait presque un cas aigu d’attention-deficit hyperactivity disorder (trouble du déficit de l'attention), ce mal moderne qui touche de plus en plus de gamins sacrifiés par notre époque malade : « J’ai passé ma vie à changer de boulots. Je suis un vrai redneck, je suis un artiste ». Presque un leitmotiv, donc.

Pour son tout premier long player qui vient de sortir sur le Monkeytown de Modeselektor, Friedrich avait fort à faire: ramasser 10 ans de carrière et douze mini-albums explosés entre house jazzy futuriste (le tout premier Ne Me Quitte Pas, en 2000), poppy prog électronique (l’adorable Meine Welt, sorti en 2002 sur Bungalow) et electro house cramée à l’absurdisme façon Residents (la plupart de ses très révérés EPs de ces dernières années). Comme son nom l’indique, Mosaik rapièce pourtant l’inrapiéçable et passe sans vergogne de la méchanceté à la gentillesse, de la guerre sur terre aux tendres embrassades, du boucan à la variété schlager. Et plutôt que de contourner le problème de l’excès d’éclectisme, il le met en scène façon hip-hop, à grand renforts de skits étranges et de bruitages enregistrés à la télé teutonne ou dans des vieux trente-trois tours de library music. « J’ai assemblé l’album à partir de tellement d’idées provenant de tellement d’époques différentes… L’idée de la mosaïque, avec ses petits cailloux multicolores qu’on organise pour faire une image cohérente, paraissait évidente. Et pour être honnête, j’aime la sonorité du mot ». C’est entendu, Mosaik sort du cerveau et des machines d’un vrai maverick qui semble presque habiter hors de l’époque : les mêmes sons synthétiques virevoltent en boucle jusqu’à l’obsession, les mélodies semblent se répondrent et se compléter à plusieurs années de distance. « Certains sons et certaines couleurs m’obsèdent depuis mon enfance : le son du Rhodes, le son du piano, et le son de certains synthétiseurs. J’ai fini par me les procurer, et je les utilise presque exclusivement. La seule chose moderne que je me suis résolu à acheter, c’est un ordinateur plus récent. Mais ça ne me rend pas la tâche plus facile : la possibilité virtuelle d’avoir tous les instruments jamais inventés à ma portée aurait plutôt tendance à m’enfermer. Je deviens incapable de choisir ». Ne seraient-ce les contrepoints de plug-ins dernier cri et le traitement sonore ultra-contemporain (cette fameuse compression sablonneuse qui marquait au fer rouge la plupart des productions estampillées electro house entre 2005 et 2008) Siriusmo serait presque un miracle tombé des étoiles. Dans ses moments les plus pop, les plus tendres et les plus singuliers, son premier album le frôle, le miracle. Loin du dancefloor et tout près de Sirius, «Idiologie », « Goldene Kugele » ou le déjà célèbre « Einmal In Der Woche Schreien » sont de vrais ovnis esthétiques et des purs ravissements mélodiques, où des voix plus ou moins incarnées (généralement Friedrich lui-même, caché derrière une myriade d’effets) transforment les tracks en chansons : « Mes morceaux ont besoin de voix, parce qu’ils ont besoin d’un rôle principal pour transporter l’auditeur». Et comme par enchantement, c’est Friedrich le bricoleur lui-même qui se mue en grand songwriter : « Je ne me considère pas comme un musicien. Mon seul désir, c’est de créer des petits machins qui me touchent et qui touchent aussi, pourquoi pas, les autres. Peu importe si l’émotion se réfugie dans les jambes ou dans la tête. C’est fabuleux, tout ce que peut provoquer une mélodie. C’est la seule chose qui m’intéresse ».


Kami-Sakunobe House Explosion– Cognitive House Hero (paru dans Trax, mai 2011)

A chaque fois que l’on doit présenter Terre Thaemlitz, le même méchant problème se pose : comment diable résumer une carrière aussi follement dense, complexe et contradictoire en quelques lignes ? De notre côté, on a commencé à entendre parler de son œuvre très engagée à la fin des années 90, quand il publiait des disques d’ambient post-digital et fracturé sur le label le plus emblématique du genre, Mille Plateaux. Contrairement à la plupart de ses camarades de jeu de la « laptop music», Thaemlitz nous passionnait pour sa manière d’envisager sa musique comme essentiellement engagée contre la propagande de l’entertainment de masse, et vectrice de « désaliénation » dans la cause de l’émergence de la culture Queer. Et puis en fouillant un peu dans l’historique de sa discographie, on s’était rendus compte que l’on avait raté plusieurs étapes antérieures : une éternité plus tôt, en 1991, l’Américain avait notamment gagné un « Underground Grammy » sous le nom de DJ Sprinkles pour son prosélytisme house dans les très underground fêtes des drag houses et le milieu gay new-yorkais en général.

C’est la réincarnation de ce Terre féru de house music qui a fait beaucoup parler d’elle en 2009 avec la sortie chez les Japonais de Mule Musiq de Midtown 120 Blues, classique annoncé (puis confirmé) de deep house à l’étrange goût de sang et de stupre. Pour beaucoup, le disque fut une découverte et une révélation. Encore une fois, on aurait mieux fait de se renseigner : Terre était déjà revenu à la house plusieurs fois, sous le nom de Teriko et surtout Kami-Sakunobe House Explosion en 2006. Notre seule excuse : un peu loin de Tokyo (où il habite depuis une dizaine d’années), on n’avait pas pensé à se procurer ces quelques sorties très limitées, emballées à la main pour les habitués de ses fameuses soirées DJ Sprinkles Deeperama au Club Module… On peut donc chaleureusement remercier le label parisien Skylax de rééditer ce fabuleux Routes Not Roots, grimoire de « fag-jazz » (un clin d’œil à la fameuse homophobie dans les milieux jazz new-yorkais des années 50), de deep house classique et de « sensibilité dancefloor crossover » à peu près aussi indispensable que Midtown 120 Blues. Moins monotone que l’album de DJ Sprinkles, l’album multiplie les détours (collages enfumés à la Moodymann, deep house dubby et glacée à l’allemande ou parenthèses pianistiques à la Sakamoto) et intègre pour une fois sa partie théorique de manière explicite : entre les tranches club ou rêveuses, plusieurs interludes nous font découvrir l’univers de Saki, transsexuel japonais qu’on ne se lasse pas d’écouter parler. Une porte d’entrée idéale à l’un des territoires esthétique et conceptuel les plus fascinants du royaume électronique mondial.

Kami-Sakunobe House Explosion « Routes Not Roots » (Skylax/Module)

Ratatat – Bis Repetita Placent (paru dans Chronic'art, juin 2010)

Dans les premières lignes de Chambre obscure (1932), Vladimir Nabokov commet un sacrilège romanesque: il révèle à l’avance l’intégralité du récit qu’il va conter, arguant au lecteur qu’il doit être attentif à la manière dont le récit sera raconté plutôt qu’au récit lui-même, puisqu’à quelques détails près tous les récits du monde dérivent d’une petite dizaine de canevas narratifs qui étaient déjà usés jusqu’à la lie à la Chute de l’Empire Romain. La première écoute d’un nouveau morceau ou d’un nouveau disque de Ratatat s’apparentant toujours à un troublante impression de déjà-entendu, on serait tenté de penser qu’Evan Mast et Mike Stroud nous racontent encore et toujours la même histoire depuis 2003. Se pourrait-il alors que sous leur sobriquet onomatopéique et leur carapace de grosse machine crossover à faire danser les kids sur des riffs de clavecin à la sixte mineure, Ratatat cachent une ascèse formelle (l’instrumental comme mortification culturelle), rhétorique (à fond la forme, fond informe) voire existentielle (la neutralité zen comme horizon transcendantal) ? Que rien d’autre n’y compte que les textures des vieux instruments bizarres qu’ils empilent dans leur studio des Catskills, shruti box d’Inde, Optigan de Mattel ou Autotune d’Antares? Pour ce questionnement et aussi pour quelques autres (voici l’un des très rares projets de la pop derrière lequel on demeure résolument incapable de lire une intention), on était impatient de rencontrer les gars Mast & Stroud et de déchiffrer le chouette LP4 en leur compagnie… Même si l’on se doutait aussi à l’avance qu’ils seraient les derniers à pouvoir mettre en mots et en idées la beauté de leur geste digne d’une réduction transcendantale.

Entre les doigts
On a donc pas été déçu de notre déception : grâce son bienveillant mutisme, le secret du bonheur selon Ratatat est bien gardé. Parlez donc de Chambre obscure à Mast (qui l’a lu et qui voit très bien de quoi on veut parler): « Pour moi, forme et fond sont indissociables. Ils existent sur un même plan et ils évoluent simultanément. Ce qui ne change pas, c’est cette foutue guitare qui est très spécifique, et peut-être certains sons de synthé. Mais pour moi, LP 4 marque une rupture » . Bis repetita pour Stroud, bien embêté qu’on lui parle de linéarité contrariée et du secret du bonheur par la répétition du célèbre aphorisme horatien (« bis repetita placent »): « On a enregistré très vite, sans réfléchir, dans la foulée de LP3. Les deux disques proviennent des mêmes sessions et en gros, LP3 c’est les treize premiers morceaux qu’on a enregistrés, et LP4, les douze derniers. Mais de fait, les idées les plus bizarres sont arrivées vers la fin, et je trouve les deux albums très différents ». A la sortie de la méprise, les deux concèdent une seule volonté : quoi qu’il arrive, leur musique doit glisser entre les références et entre les doigts. Si la pochette de LP4 met en scène le perroquet de Stroud, c’est parce qu’il était présent pendant les sessions d’enregistrement : « Pas de visage, pas de titre, pas de personnages… On ne veut attacher aucun contexte, aucune image à la musique. Il est impossible de produire et d’arranger des mélodies ex nihilo à notre époque, mais on vise une certaine pureté. C’est pour ça que nos titres restent ouverts, poétiquement ambigus. Ils n’engagent à rien, ils ne dirigent presque nulle part ». La question qui les fait le plus rigoler ? « Ratatat, c’est quoi comme genre ? »


Dans les limbes
Entre les lignes et entres les instrumentaux, LP4 raconte pourtant une sorte d’histoire, à reconstituer à partir des fragments de voix qui éclosent dans les intervalles et dont la genèse est une histoire à elle toute seule. Evan : « On voulait utiliser un sample des Moissons du ciel, de Terrence Malick, qui est vraiment un film bizarre où les dialogues sont couverts par du bruit ou du silence. Après le montage, il a demandé à l’actrice Linda Manz, qui avait douze ans à l’époque, d’improviser des impressions sur le film et c’est la voix off qu’on entend dans le film. On a fini par rencontrer Manz et à l’interviewer avec ma sœur. Toutes les voix qu’on entend sur le disque viennent de là, et ça fait une sorte de narration sous-jacente pour le disque ». Evidemment, pas la peine de demander de quoi ça parle. C’est de la musique instrumentale, ça ne parle pas. En attendant un hypothétique LP5 qu’on rêve en hommage différé à un autre duo, Autechre, on continuera à danser et à rêver sur les chants muets de LP4 et ses prédécesseurs, les yeux fermés, bien heureux de pouvoir flotter dans les limbes de notre ignorance. Une fois n’est pas coutume.

sunnO))) – musique nouvelle (Chronic'art 58)

Le contexte est étrangement cossu: quelque part au milieu de la rue Richer, un studio très cosy et tout à fait neuf, embaumant encore le vernis et l’oxyde de titane; à gauche, sur l’écran de l’iMac, on distingue Jenifer et DJ Cam dans les listes de lecture de iTunes, certainement utilisées par les ingés-son comme étalons pour leurs masterings deluxe; devant, les mille potentiomètres lumineux de la grosse console en plastique font une constellation, mais nos yeux ne quittent pas le vumètre qui oscille péniblement entre l’orange et le rouge derrière une grosse reverb Lexicon. Si le mot avant-première peut encore dire quelque chose, nous sommes en train d’écouter Monoliths & Dimensions un mois avant sa sortie : pour faire une vraie fête de la promotion de ce septième album de sunnO))) qu’il envisage certainement comme exceptionnel, Stephen O’Malley est ainsi venu nous le faire écouter en personne, dans les meilleures conditions possible (« MAXIMUM VOLUME YIELDS MAXIMUM RESULTS »), brisant par la même merveilleusement nos routines trop casanières de petits pigistes des années 2000 en nous renvoyant à celles de nos aînés (moins fauchés) des années 70 : « On prend tout ce bazar très au sérieux. On trime pour que nos concerts soient uniques, que nos pochettes de disque sont uniques. Et pour présenter ce disque, nous nous déplaçons en personne pour le faire écouter dans des studios professionnels. Et c’est de l’amour ! Evidemment, je ne vais pas mentir, c’est aussi une solution contre les fuites… Mais avant ça, nous souhaitions, une fois n’est pas coutume, profiter de notre position avantageuse dans les médias pour présenter le disque dans les meilleures conditions possibles». Traduire : fort, très fort, trop fort - à en faire shunter les gros speakers tout neufs et à donner des sueurs froides au patron. Deux fois. Celui de droite puis celui de gauche. On est venus, on s’est concentrés, on a gribouillé des notes au dos des photocopies du kit promo ; surtout on a aimé, en ces temps méchants, tâter un peu de la valeur de la musique avec ceux qui ont sué, peut-être, pour l’écrire et la bâtir. Une seule fois et puis s’en va : « Une première écoute, c’est une porte d’entrée. Vous pourrez toujours le réécouter quand il sortira dans un mois ». Dans le salon, même le grand Dennis Cooper, sunnO))) addict devenu bon ami d’O’Malley depuis que KTL a fait la musique du spectacle Kindertotenlieder, attend son tour.

Nœuds & dimensions
« Ce titre, Monoliths & Dimensions, c’est simplement la formule la plus descriptive et la plus littérale qu’on ait pu trouver pour désigner cette musique. Les monolithes, on voit tout de suite le rapport que ça a avec la musique de sunnO))). Et Dimensions, c’était d’abord le titre de travail du disque : il explique bien le processus que nous avons adopté pour les arrangements, avec le cœur monolithique des basses et des guitares jouées par Greg (Anderson, ndr), moi et Oren (Ambarchi), et puis toutes ces couches beaucoup plus complexes en termes d’harmonies et de tessitures, qui démultiplient leur essence. Cette musique exigeait un titre plus littéral, moins littéraire que White One ou Black One ». Tout aussi littéraux, les titres qui ornent les quatre mouvements de l’album sont autant de points d’entrée vers ces arbres de références qui font toujours les fondations du groupe : l’Aghartha de Jacolliot déjà utilisée par Miles Davis pour son dernier grand live électrique, l’Alice de Lewis Carroll qui est surtout un hommage à Alice Coltrane, ou encore la cité grecque de Cydonia qui a donné son nom à un autre groupe de metal italien et à deux immenses reliefs sur Mars… Confirmant par là que sunnO))), né comme un groupe de reprises de Earth et formé par deux insatiables mélomanes est autant un déluge de boucan pur qu’une maille très resserrée de références. « Les gens ont décelé des références à Miles Davis ou Celtic Frost, mais c’est accidentel. La musique abstraite permet de déchiffrer les quelques indices que tu égrènes d’une infinité de manières, selon la météo ou ton état d’esprit du jour. En ce qui concerne Alice, nous voulions rendre hommage à Alice Coltrane de la manière la plus délicate possible, même si l’ambiguïté permet aussi le rapprochement avec Alice Cooper (rires). Mais nous sommes aujourd’hui moins un tribute band qu’un groupe soucieux de s’inscrire dans une certaine tradition expérimentale. Toute musique dérive d’une autre ».
Cœur des ténèbres
Elaboré intégralement avec le vocaliste Attila Csihar, le guitariste Oren Ambarchi et une pléthore de beaux invités, ce septième album en dix ans d’existence revitalise effectivement prodigieusement le vocabulaire drone metal du duo qui s’était pourtant largement enrichi au fil des disques et des collaborateurs en provenance de toutes les familles du metal, du harsh noise et de la musique expérimentale (Merzbow, John Wiese, Boris, Xasthur, Leviathan, Joe Preston, Julian Cope…). Notamment grâce aux arrangements occultes du violoniste/altiste Eyvind Kang, pourvoyeur aux côtés de John Zorn ou Secret Chiefs 3 d’une oeuvre ésotériques percutant musiques nouvelles et musique ancienne, ou du génial Steve Moore de Zombi. Epaissis par le chœur féminin de l’autrichienne Jessica Kenney, un ensemble de cuivres éclairé par le trombone de Julian Priester (collaborateur de Coltrane, Herbie Hancock ou Sun Ra) ou des mille-feuilles synthétiques, les drones en ciment du duo s’envolent vers d’étranges cimes de dissonance qui rappellent, au-delà du metal tout noir, autant l’oeuvre spectrale des compositeurs Gérard Grisey et Iancu Dumitrescu que les clusters solaires du free jazz des années 70. « Travailler avec un arrangeur comme Eyvind Kang fut une expérience inédite pour nous. Nous souhaitions mettre en relation notre pratique du metal avec d’autres écoles musicales expérimentales et ces arrangements nous ont servi d’outil de communication. Du coup, personne ne sait comment qualifier cette musique, nous encore moins : c’est de la musique expérimentale, et c’est formellement du metal. Mais au fur et à mesure des disques, Greg et moi nous trouvons tellement dépassés par nos envies formelles que nous ne savons plus où nous situer sur une carte ». Paumé quelque part entre le bruit et le silence, sunnO))), toujours obnubilés par cette vieille obsession de Joseph Conrad d’user de l’art pour faire voir à l’âme des territoires insoupçonnés de laideur ou de beauté, étendent encore un peu le continent des musiques sombres et nous laisse effectivement entrevoir des nouveaux horizons terribles, sublimes et terrifiants.

David Foster Wallace - Bye Bye Supergraphomane

Pour cause d’aventure éditoriale chaotique, on commençait à peine à entrevoir la portée de son œuvre en France. Le tsunami médiatique provoqué par sa disparition prématurée à l’âge de 46 ans révèle pourtant son incalculable importance pour la littérature mondiale et pour ses lecteurs. Comme le résume la journaliste Jocelyn Zuckerman : "La plupart d’entre nous est dévastée en pensant à tous ses livres que nous ne pourrons pas lire… ».

Le 14 septembre 2008, David Foster Wallace s’est pendu. Il souffrait depuis plus de vingt ans de dépression clinique chronique, et traversait depuis plusieurs mois une terrible récidive d’anxiété qui l’empêchait d’écrire. Le 7 novembre de « l’An de la couche pour adulte Depend® », quelque part dans le futur proche de son chef d’oeuvre Infinite Jest, Joelle van Dyne, alcoolique et addict aux chemicals en tous genres, contemple la corde avec laquelle elle envisage de mettre fin à ses jours ; partout ailleurs dans le roman, à l’Académie de Tennis d’Enfield ou au Foyer de désintoxication Ennet pour drogués et alcooliques, des personnages en rémission de dépression, de traumatismes et addictions diverses, survivent avec plus ou moins de difficulté dans un réel qui leur procure un mal de vivre aigu ; plus généralement, enfin, c’est l’oeuvre toute entière de Foster Wallace, depuis son premier roman Broom of the System (1987) jusqu’à son recueil d’articles Consider the Lobster (2005) qui semble faire lumière, écho et miroir, via sa langue et ses personnages, sur ce terrible fait hagiographique.

Depuis la parution en 1989 de son premier recueil de nouvelles Girl with Curious Hair, Foster Wallace, affectueusement surnommé « DFW » par ses lecteurs en hommage à son penchant pour les acronymes en tous genres, était pourtant surtout perçu comme le nouveau parangon virtuose, hilarant et bankable d’un certain formalisme POMO. Héritier de Nabokov, du Tristram Shandy de Sterne et de l’école Fiction Collective, il ressuscitait et dépassait largement en amplitude et dextérité ce fameux art de l’excès si crucial pour la modernité littéraire américaine : dérivations autoréflexives, perspectives infinies des niveaux d’ironie, gadgets typographiques, translations mathématiques, démesure totale (Infinite Jest compte 1079 pages très, très resserrées, dont presque 100 de notes de bas de page), virtuosité stylistique, explorations stupéfiantes des particularismes vernaculaires et des jargons spécialistes… DFW était autant célébré pour son écriture remarquable, son humour et ses formidables articles (pour Harper’s, Rolling Stone ou… Tennis Magazine) que critiqué pour la complaisance de ses jongleries, dont il était devenu un temps un épouvantail (en 2003, on a fait grand bruit d’une lettre de rupture envoyée à une petite amie, parce qu’elle faisait 67 pages et presque autant de notes).

Pourtant, Foster Wallace se considérait plus volontiers comme un réaliste, et ses sondages interminables de psyché en ruines et ses accrétions géantes de déchets informationnels sont effectivement les symptômes inéluctables de la vie dans les ZAC et des pop-up à toutes les heures de la vie. Comme il l’expliquait à Laura Miller de Salon Magazine, il se voyait plutôt comme un observateur extralucide du zeitgeist américain : « Le monde dans lequel je vis, c’est 250 pubs par jour et une offre fabuleusement variée de divertissement, dont la plupart est financée par des entreprises qui veulent me vendre quelque chose. Il n’y a que les gens avec des rustines en cuir sur les épaules pour penser que ce qui lie toute la merde de ce monde qui agit sur mes terminaisons nerveuses n’est que pop, trivial et éphémère ». De fait, son heuristique pathologiquement scrupuleuse et lucide d’âmes brisées par un monde à la fois source d’opulence obscène et d’anxiété infinie touche invariablement au crucial. Son intention pour Infinite Jest, décrite à Laura Miller éclaire ainsi toute son oeuvre d’une triste lumière : « Je souhaitais faire quelque chose de très américain, sur ce que c’est de vivre en Amérique autour du millénium. Il y a quelque chose de très triste dans cette expérience, qui a peu à voir avec ses circonstances physiques ou économiques, ou tous ces trucs dont on parle dans le journal. C’est une tristesse viscérale, que je vois s’exprimer en moi et chez mes amis, de beaucoup de manières différentes. Une sorte d’égarement. Je ne saurai dire si c’est spécifique à notre génération ou pas ». Il avait 46 ans, et travaillait à un très attendu troisième roman.

(article initialement paru dans Chronic'art à l'occasion de la disparition de DFW. A noter que j'ai consacré un long article à Infinite Jest ici).

Les Chants d’innocence d’Os mutantes (Chronicart #30)


On réédite à nouveau l’intégrale d’Os Mutantes, le plus culte et le plus célébré des groupes siglés Tropicalismo, cet éclair pop libertaire et tapageur orchestré par Gilberto Gil et Caetano Veloso à la fin des sixties dans un Brésil enflammé par la guitare fuzz. Survol rapide d’une trop belle et trop courte histoire.

C’est une histoire d’enfants mutants, qui commence dans un grand déluge de cuivres de quartier. Un faux départ, une bande magnétique qui se coupe violemment, un montage sauvage, quelque chose que George Martin n’aurait jamais permis. Et puis des chœurs qui s’étirent dans une reverb' à ressort un peu saturée, une trompette, une langue pas très pop, plutôt associée à ces vieilles compilations délavées qu’on enchaîne au bord des piscines avec du Herb Alpert, et la bande qui ralentit jusqu’au silence, le pouls qui s’accélère. Une valse d’Offenbach grimace, trois Paulistas aux cheveux hirsutes se reversent un coup, une sirène électronique retentit, le morceau s’arrête, se déverse sur un riff acoustique reconnaissable entre mille. C’est, aussi, une histoire de gamins virtuoses, qui commence à la télé, en 1967, entre de gros grains noirs et gris, devant un public transi de surprise, le tout jeune époux de Nana Caymmi, fille du grand Dorival, abandonne la gloire facile des tubes MPB (Musica Popular Brasileira) qui l’ont fait connaître, pour la violence d’une fanfare de cuivres, la folie d’une vieille samba cassée à la Brit Invasion. Gilberto Gil, c’est de lui qu’il s’agit, s’agite comme un gosse à l’avant de la scène, mais la caméra s’intéresse surtout aux gamins aux dents bien alignées et aux cheveux longs qui font trembler l’audience. Il y a les cuivres fous, les cordes folles, mais il y a surtout une guitare saignante et sauvage : c’est elle qui fait gagner le concours de TV Record à Gil, et qui lance le Tropicalismo dans un Brésil au bord du gouffre, quelques mois à peine avant que l’Acto Instution #5 des militaires ne refroidisse tout. C’est, enfin, l’histoire d’une avant-garde spontanée et totalement naïve, quelques chants d’innocence hystériques anéantis par le succès, la censure, la folie, et, surtout, la musique compliquée.

Sève juvénile
On le sait maintenant, le Tropicalismo, plus important tressaillement de la MPB depuis la révolution Bossa Nova, c’était surtout deux pop stars en devenir, Gil et Veloso, qui jouaient avec le feu. Qui jouaient avec la poésie concrète d’Augusto et Haroldo de Campos, les idées longues de l’arrangeur casse-cou Rogério Duprat, la fusion d’Hendrix et Sgt. Pepper's avec la samba et le choro, Roberto Carlos (l’Elvis local) et John Cage, tout ça, certes, mais également, surtout, avec la patience des militaires arrivés au pouvoir via un coup d’Etat venu renverser en 1964 les idées utopistes de Juscelino Kubitschek. Dans cette histoire d’idées longues et de discussions de salon, cette révolution télévisée, ce raz-de-marée médiatique de quelques mois, le trio des frères Sérgio et Arnaldo Dias Baptista et Rita Lee Jones, fait surtout office d’orchestre génial et juvénile, brut, presque instrumentalisé par la vista de Gil et Veloso. Amenés par un Duprat fasciné (« Ce sont encore des gamins : ils jouent extraordinairement bien et ils savent tout. C'est pas croyable ! »), ces adolescents qui bricolaient leurs propres pédales wah-wah et connaissaient tout de la psychedelia, devinrent immédiatement à l’époque l’avant-poste spontané d’un mouvement en devenir qui cherchait encore les racines de sa folie. Veloso, dans son livre Pop tropicale et révolution, évoque « trois adolescents de Pompéia, un quartier de la petite bourgeoisie près de São Paulo (…) qui commençait à devenir une célèbre pépinière de rockers. Arnaldo chantait et jouait de la basse et des clavier ; Sérgio, son frère, tenait la guitare, et Rita chantait, tout en jouant de temps en temps de la batterie et un peu de flûte (…). Ils étaient des amateurs : ils ne ressemblaient pas à des copies des Beatles, et encore moins à d'autres groupes moins populaires ou plus éloignés musicalement. Ils paraissaient plutôt avoir le potentiel pour devenir leurs égaux, des créateurs de même niveau ».
Rupture adolescente
Pendant que le petit groupe de Bahianais monté à Rio et São Paulo, Gil, Veloso, la petite sœur Gal Costa, le grand frère Tom Zé, s’escrimaient à théoriser la fusion idéale de la tradition et de l’avant-garde pour assembler une nouvelle pop MPB aventureuse et délestée du joug impérial de l’Occident, les Mutantes accouchaient, dans le boucan de pop-songs rapiécées génialement disjointes, de la sève furieuse qui allait la définir. Moins préoccupés par la samba et ses ramifications modernistes, que les immigrés de Salvador (il faut écouter le premier chef-d’œuvre éponyme de Veloso, le Gil de 1968, ou encore le premier solo de Gal de 1969, élaboré en collectif, pour se rendre compte à quel point la musique des tropicalistes bahianais payait son tribut à la tradition sambiste et aux aînés bossanovistes), les Mutantes, paulistas cosmopolites de naissance, étaient alors proprement pop, ils étaient la rupture adolescente. Ils chantaient bien les chansons emblèmes de Veloso et Gil (les hymnes Panis et Circenses, Baby, Bat Macumba), mais leur faisaient faire des acrobaties qui laissaient pantois jusqu’au grand architecte lui-même, Rogério Duprat. Les manipulations électroniques du troisième frère Baptista, Cláudio, la guitare crade de Sergio (essentielle, avec celle de Lanny Gordin, dans l’architecture tropicalista), la folie totale d’Arnaldo, les Mutantes incarnaient spontanément la texture du tropicalisme, son inconscient essentiel.

Age adulte
Mais le reste de l’histoire est un passage à l’âge adulte difficile, un coup d’Etat rationnel et la mort d’un génie adolescent. L’histoire de la pop s’est d’ailleurs bien arrangée pour le garder confiné aux frontières du Brésil, où le groupe a pourtant continué à avoir un succès considérable. Après deux chefs-d’œuvre éponymes absolus, les Mutantes grandirent donc tout d’un coup. L’amourette de jeunesse entre Arnaldo et Rita devint un mariage, puis une séparation ; la drogue et la route devinrent le quotidien ; le tropicalisme s’exila de force, l’AI5 des militaires ne gagna pas vraiment (de Tom Zé à Veloso ou Edu Lobo, trop de chefs-d’œuvre dans le Brésil des 70s pour dire ça), mais les soli de guitare s’approprièrent l’horizon des chansons, la musique folle devint prog compliqué. Rita, virée, devint finalement devenue idole rock de stade, Arnaldo péta un plomb jusqu’à rater un suicide à l’orée des 80’s. Et puis, la suite, Kurt Cobain ou Beck qui crient leur amour à leur adolescence, une reformation chiche sans Rita l’année dernière, des disques trop chers sur eBay, jusqu’à cette ré-ré-édition événementielle, histoire de se faire enfin, tranquillement, son propre avis sur une trajectoire et une discographie fabuleusement désenchantées. Un grand moment encore trop méconnu de pop folle, tsunami dada, dont on peut encore sonder le pouls, trois décennies dans les pattes. Immense.


Discographie sélective
Joie : tous les album d’Os Muntantes sont à nouveau réédités. Petite plongée dans une discographie exceptionnelle.

La disco des Mutantes est facile à suivre : les deux premiers en tandem mis à part, plus le temps avance, moins c’est bien. Os Mutantes (1968) s’ouvre sur le "Panis et Circenses" de Gil et Veloso, qui donne aussi son nom à l’album collectif des tropicalistes, invite le parrain Jorge Ben, chante en français, se permet même de faire grimacer le "Baby" de Veloso, mais n’autorise pas un temps mort : chef-d’œuvre hyperdense, fabuleux, vertigineux. L’année suivante, Mutantes, (1969), écartèle un peu plus les données, disjoint tout, et dépasse même son prédécesseur : toutes les chansons, ballades rêveuses, boogie crétin, choro camé au R&B (2001, avec Tom Zé), citation des Stones ou grosses tranches psyché, sont géniales. Tout de suite après, A Divinia Comédia complique les choses : ça commence à réfléchir, à s’écouter jouer, mais les chansons tiennent bon : "Ave, Lùcifer" filtre un berimbau et fiche la frousse, "Jogo de Calçada" est une sublime resucée de Rubber Soul, Rita chante son frigo et commence à crooner soul tout court. Un peu le même, mais en moins bien. Jardim Elétrico (1971) sent un peu la (dé)confiture, mais ça sourit sec : entre les soli, il y a de beaux restes idiots, Arnaldo qui croone, défoncé, et puis deux chansons immenses : "Tecnicolor" et "Virgìnia" (aussi sur Tecnicolor, album en anglais enregistré en 1970, mais sorti en 2005), et puis l’hilarant "El Justiciero", en mexicain s’il vous plaît. Du gentiment médiocre E Seus Cometas No Paìs Do Baurets, on ne retiendra qu’une ballade fabuleuse, "Vida De Cachorro", dernier ressort juvénile avec cris d’animaux. Et on en profitera pour diriger le lecteur vers les deux premiers solo de Rita : le premier Build Up, de 1970 surtout, son "Hulla Hulla" tropical adorable, produits de bout en bout par les Mutantes en entier. Et puis, on conseillera, en évitant astucieusement d’évoquer A e o Z, l’éminemment étrange et malade Lóki ? d’Arnaldo Baptista, élaboré à l’orée d’une dépression nerveuse, entre Bach, glam et Elton John, qu’on peut considérer comme le testament définitif du groupe.
Tous les albums d’Os Mutantes sont aujourd’hui réédité chez Polydor / Emarcy.

Sunroof ! Bruit de Fond (Chronicart#38, septembre 2007)

Légende méconnue de l’underground britannique depuis plus de deux décennies, Matthew Bower est un peu le parrain du grand déballage freak noise qui enflamme, du free metal au free folk, toutes les musiques improvisées arty de la planète. Plus actif que jamais, il publie en cette rentrée rien de moins que deux nouveaux albums de son projet Sunroof ! Présentations.

Père de famille imprimeur dans le civil, Matthew Bower est, en profondeur, ce gaillard à guitare immense qui n’a eu de cesse, via ses groupes et projets Pure, Total, Skullflower, Hototogisu, Total ou Sunroof ! de forger et d’accoucher ce bruit de fond mal connu mais tout à fait séminal de la musique moderne. Née dans la tourmente des franges les plus radicales du post-punk, descendance frontale des grands axes de musique rituelle de bruit en liberté (de Blue Cheer à Tony Conrad, de Terry Riley à Black Sabbath), la musique sans obsidienne telle que l’active et la pratique Bower en solo ou dans la conversation, depuis le début des années 1980, est une sorte d’écheveau ultime du psychédélisme, de quête ultime du grand orgasme noise par le feedback et le bourdon sans la contrainte rock déballé par le Theatre of Eternal Music et le Metal Machine Music de Lou Reed. Son influence, surtout via le collectif informe Skullflower (il est, avec le batteur Stuart Dennison, seul membre permanent depuis 1985) est floue mais persistante, indiscutable, autant sur les séminaux Dead C, Sun City Girls, Godflesh, Jesus & Mary Chain ou, of course, My Bloody Valentine, que sur la myriade de combos plus ou moins bruyants, plus ou moins psychédéliques, qui sont la chair de l’internationale noise actuelle, du versant metal en liberté de Kevin Drumm, Sunn et al, jusqu’à celui du folk quantique de No Neck Blues Band, Circle, Vibracathedral Orchestra, du neo-psyché pas baba de Richard Youngs, Acid Mothers Temple jusqu’aux assemblages hyperactifs de junk sonique de Burning Star Core, Birchville Cat Motel, Black Dice ou Wolf Eyes. Pour ainsi dire très, trop vite, c’est la musique dense tout entière, cette belle anomalie de notre temps qui aime parler par le volume et le cataclysme, qui lui doit la vie.

Au début, il y eut Pure, trio de bruit de guitares sous influence (Butthole Surfers, le prog british, TG) lié par détours et fréquentations au Power Electronics de Whitehouse, Consumer Electronics, Ramleh et, dans le chaos d’une scène grouillante gravitant autour du label emblème Broken Flag, deux projets emmêlés, Total et Skullflower, et une infinité de line-ups incorporant jusqu’à Stephen Thrower de Coil ou Richard Youngs. Sans plan de vol, Skullflower devint ensuite presque un vrai groupe, évoluant vers des horizons de plus en plus denses, chaotiques, heurtés, quand Total rabougrit en projet solo de Bower, d’obédience initiale plus apaisée. Mais rien ne restera longtemps lisible, logique, dialectique dans le flot bouillonnant et incessant qu’est le rendement discographique tumoral de l’anglais, et bien vite, les deux projets se retrouvèrent, se croisèrent, échangeant leur raison d’être au gré des invitations, des absences, des formats quasi lisibles de transe rock mur-du-son vers du purs implosions de musique improvisée sans pulsation. En 1998, Bower lâche le nom Total pour faire plaisir à Puff Daddy, qui lance un girl-band du même nom, et crée Sunroof !, nouvelle identité, suite immédiate, réinvention, d’abord plus psychédélique, plus solaire, puis endort Skullflower. Rien, à nouveau, ne demeure lisible bien longtemps : Bower tue ou ressuscite les projets au gré des sorties ultra-limitées, des envies, des intuitions, performe Sunroof ! en duo, ressuscite Skullflower en solo, calme le jeu, électronicise, re-radicalise un projet reconnu plus apaisé, invente un nouveau pseudo sans raison précise (Mirag), collabore autant avec des labels de metal (Crucial Blast) que de musique expérimentale (VHF, Drone Disco) quand il ne sort pas les disques lui-même sur ses propres Rural Electrification Program et Heavy Blossom. « L’humeur dicte complètement quel alias je choisis quand je finis un disque. J’aime beaucoup éditer et séquencer mon propre flot, et c’est en faisant ce travail que se précise à quel projet appartient la musique. Pour aller vite, Skullflower est plus sombre. Mirag, c’est aussi Skullflower. Sunroof !, c’est de la lumière blanche, quelque chose de plus extatique ».

Bénéficiant depuis quelques années d’un regain de popularité (qu’il attribue « juste à internet »), notamment via l’admirable production de Sunroof ! ou son duo Hototogisu, avec Marcia Bassett (Double Leopards, Zaimph), Bower n’a pas ralenti la cadence : après un Skullflower en solo furieux en 2006, le premier album de Mirag, une floppée d’albums de Hototogisu en collaboration avec Prurient et Burning Star Core, voilà déjà deux items Sunroof ! furibonds (« Panzer Division Lou Reed » sur VHF, et « Spitting Gold Zebras », sur Bottrop-Boy), ainsi qu’un autre, tout à fait enragé, avec l’artiste basque Mattin». Artisan autoproclamé d’une musique « verticale », empilage trépignant, turbulent d’informations, Bower enchaîne ainsi ces jours les productions comme il édite, brutalement, sans passer par le chichitage précieux des fade-ins et fade-outs, le flot ininterrompu de sa musique de vertige, d’éternité. Chose incroyable, paradoxale, ce flot hyperdense, hyper varié, d’apparence immobile, ne cesse pourtant de se sublimer, de se surpasser. Il devrait bientôt, si tout se passe bien, dépasser la vitesse de la lumière.


Discographie sélective

En guise de guide impossible, quelques pépites exemplaires piochées dans une discographie colossale de projets emmêlés et de collaborations ponctuelles ou régulières : ou comment aborder le continent Bower sans faire trop de détours.

Skullflower « Ruins » (Shock, 1990)

Compilation qui rassemble, dans la confusion, des extraits remaniés des deux premiers jets du groupe, « Birthdeath » et « Form Destroyer » (88 et 89) : un rock machinique glacé, flouté punk, nauséabond metal, viscéralement psychédélique, déjà héroïque.
Skullflower “Carved Into Roses” (VHF, 1994)
Un des plus variés du groupe, écrasant free rock ultra-sauvage et musique improvisée dans un immense déluge flouté. Contient en outre, dit la légende, un extrait de la plus honnie des performances du groupe, à Londres, en 1993.
Sunroof ! « Silver Bear Mist » (VHF, 2005)
De son aveu, le plus « complet » des Sunroof ! (« Bliss » le talonne juste derrière), ce double album cathédrale aurait pu devenir un étalon absolu, si Bower, intarissable, n’en avait pas déjà publié quatre autres depuis, presque tous aussi indispensables. A ranger, quand même, entre le Early Minimalism de Tony Conrad et les deux premiers Velvet, pas moins.
Sunroof ! « Wings Over America » (VHF, 2003)
Le temps d’un split avec Vibracathedral Orchestra, Bower joue à l’électronicien pour un résultat époustouflant de finesse et de pertinence, explosant les textures orgasmiques et feux d’artifices par milliers dans un immense déluge numérique, dantesque, Oval de l’âge de pierre. Juste après, le presque apaisé « Cloudz » magnifie la formule en version presque folk, presque bucolique.
Hototogisu “Green” (Heavy Blossom, 2005)
Duo avec Marcia Bassett, Hototogisu est le plus saumâtre, le plus sombre des projets actuels de Bower. « Green » est une impitoyable vallée pleureuse d’assauts en stereo et de tapis de guitares hurleuses qui paye même son tribut au metal extrême.
Skullflower “Tribulation » (Crucial Blast, 2006)
Dans le déluge de sorties récentes, le plus impitoyable, le plus suppliciant des assauts de Bower qui en profite pour ranimer le nom Skullflower, « Tribulation » ne quitte les hautes fréquences de trois cent Matamp en dérivation que pour renouer avec des tapis doom viscéral monstrueux, à faire passer Sunn O))) pour un combo fluo.

Xiu Xiu, Mélodie Entropie (Chronicart #40, février 2008)

Surprenante créature addictive, Xiu Xiu se ballade, béat, depuis deux, trois disques, dans les limbes supérieures d’une musique radicale et inspirée plus que de raison. Survol de cette belle aventure de musique risquée, à l’occasion du nouveau Women As Lovers.

Le magnifique crooner Jamie Stewart est avide. Avide de musique, de mots, de bruit, et de sa propre voix. Son animal Xiu Xiu, six albums, douze mille mini plus un gros tas de pépites en coopération semés sur la route, ne beugle que ça, et est devenu par l’appétit ce gros bubon blindé ras la gueule de musique batailleuse, bataillienne, insolemment créatif et systématiquement, exponentiellement passionnant. Débuté dans un danger intimiste élaboré en réaction au post-punk formateur plus affable de IBOPA et Ten in the Sweat Jar, Xiu Xiu n’a jamais cessé depuis de grossir, de bouffer, de grandir, de bouffer encore, feuilletant et refeuilletant la même idée de pop music électronique et microphone, va-t-en-guerre et exubérante, en quête possédée de mélodies suppliciantes et de stratégies pour, tour-à-tour, les enluminer ou les liquéfier.

Faux Départs
« J’aime l’idée d’avoir foi en le son. Pourquoi faire de la musique si on passe à côté de cette foi ? L’idée, c’est de montrer que la musique a un sens ». Sans ironie, sans peur de l'allogène, Stewart a trouvé la voie de Xiu Xiu en lui élaborant des structures à pratiquer mécaniques, hautement instables et foncièrement insolites, nourries de tentatives et d'épreuves, se déployant en retour en étranges symbiotes de chansons qu’on aurait juré fragiles comme des fétus de paille, ou comme sa voix de Stewart quand il se prend à fricotter avec les hauteurs soprano. Des mobiles semi électroniques, semi électriques, bosselés de crevasses et de bombes en bruit, susceptibles de péter à tout moment à la gueule de pop songs déjà brutalisées par les caprices chichiteux d’un songwriting précaire, et une symbiose étourdissante entre les arrangements téméraires et les schèmes structurels, donnant l’impression que Xiu Xiu accouchent leurs chansons en usant de miracles biomécaniques pas encore inventés. « Tous les sons finissent dans une chanson pour une bonne raison. Mais ils agissent en assemblage, ils jouent ensemble, s’écrasent ou bouillonnent les uns dans les autres, et il n’y a aucun son qui possède une nature inhérente. Le bruit n’est pas cathartique, furieux ou taré par nature. De la même manière qu’un mot possède peu de sens inhérent sans contexte. Mon père était ingénieur du son, et m’a un jour dit que tu te dois d’honorer tout ce qui te donne l’impression d’être mal et erroné. Si tu te sens mal à l’aise, c’est que tu es dans tes derniers retranchement, et si tu ne te pousses pas à grandir et à prendre des risques, tu ne respectes plus les gens qui écoutent tes disques ».

« There is no right, there is only wrong »
Il n’y a pas que des prises de risques inconsidérés chez Xiu Xiu, pourtant. Il y a également une science, exacte, aiguë, de l’équilibre, de l’économie, précisant une alchimie de la mélodie qui irradie toutes les couches de la musique, d’une basslines à une aubade de xylo, d’un chœur unisexe à un contrepoint synthétique. Ainsi depuis Fabulous Muscle (2004), depuis que le groupe pratique moins ses assauts par la violence des contrastes (une ballade chuchotée défigurée de bruits) que par les trous d’air à même la matière (ce fameux alliage fond/forme stupéfiant), la grande pop, celle qui transporte et qui assomme, a élu domicile dans les paysages organiques pointus de Xiu Xiu. The Air Force (2006), énormité rutilante, empilait même pour la première fois les avancées conquérantes, upbeat, à sautiller comme un dératé. Women As Lovers, pas moins majestueux, lui emboîte le pas et se permet même de délaisser la composante compil qui plombait toujours un peu les machineries, faisant jour sur un Xiu Xiu fabuleusement cohérent, racé, lucide de ses démons. « J’imagine que la hasard a bien fait les choses, parce qu’il ne nous est encore jamais arrivé de commencer un disque avec une idée claire de comment il allait sonner, au-delà de grandes lignes du genre “essayons de faire un disque de pop”, comme pour The Air Force, ou, pour Women As Lovers, “faisons un disque sans programmations midi”, parce que nous en avons beaucoup utilisé par le passé. J’aimerais beaucoup que nous ayons effectivement l’air focalisé (bien que je sois persuadé du contraire), mais il se trouve que nous nous occupons surtout du sort de notre musique chanson par chanson, et que nos albums sont plutôt les documents des périodes de temps pendant lesquelles nous les avons enregistrées». Débuté avec Cory McCulloch comme un amalgame informe pour habiller les chansons dermiques de Stewart, Xiu Xiu a peu à peu grossi, en longueur, en largeur, en vrai communauté créative, et sa musique en sort étonnamment grandie, focalisée. « Depuis que Ches Smith (percussioniste réputé qui a joué avec Mr. Bungle ou Fred Frith, ndr) a rejoint le groupe, nous composons de manière beaucoup plus collective. Caralee (McElroy, cousine de Stewart, ndr) est devenue beaucoup plus confiante et expérimentée. Je suis si heureux qu’ils pensent enfin que leurs idées puissent être essentielles pour le groupe ». Autre artisan allié dans la capture de la tourmente et dans la construction, Greg Saunier, batteur et metteur en son de Deerhoof, a enfin beaucoup œuvré en rendant plus lisibles les enluminures soniques naguère brouillonnes, du groupe. « Pour certains, ils nous a aidé à accéder à une autre dimension. Il a un niveau d’exigence exceptionnellement élevé, et il nous a aidé à travailler plus dur et plus en détails. Il a également un merveilleux sens de l’harmonie et de l’arrangement, il a ajouté des petites choses qui ont complètement accouché les chansons. Je le vénère un peu ».

Amours supplices
Esquissant une petite phénoménologie du songwriting en strates de Stewart, on se rend compte à quel point la voie qu’il esquisse est importante. Flux tendu d'émois ardents, d’expression frontale, la musique de Xiu Xiu est complètement emo, trépignante, adolescente dans sa manière de convoquer ses arrangements symbiotes en montagnes russes pour incarner les émotions. Pourtant, elle prend aussi un malin plaisir à flinguer tout pathos. Car les histoires de Stewart n’ont, c’est un fait, rien à voir le train-train de la pop music, évoquant l’amour par ses succédanés contradictoires (asservissement, cruauté, douleur, porno) et, souvent, dans le contexte des marges, misérables et exterminatrices, de nos sociétés. Ce n’est donc pas un hasard si Women As Lovers fait référence à un roman de Elfriede Jelinek (Les amantes, en VF), et que Dennis Cooper soit un des plus grands supporters du groupe. «Nous nous connaissons bien avec Dennis. Ses livres m’ont libéré par rapport à certaines limites que je m’imposais encore sur certains sujets. Il nous soutient beaucoup, et il devait écrire des paroles pour ce disque. Quant au livre de Jelinek, il me passionne pour la manière dont il évoque la violence et la haine de soi, la nature parfois immonde de l’amour et du sexe entre les hommes et les femmes. (…) Je n’ai jamais été un très bon amant, ni avec les hommes ni avec les femmes, et en même temps que je le lisais, je me suis retrouvé face à face avec la personne que Dieu avait peut-être mis sur la terre pour moi, et vice-versa. J’étais si embrouillé dans le roman, ses descriptions horribles et trompeuses de ce que peuvent être l’amour et le sexe, en même temps que j’étais embrouillé dans la possibilité effrayante de quelque chose de merveilleux dans ma vie, comme une chance de rédemption de ma cruauté passé, le roman est devenu le catalyseur de tout ce contre quoi je devais me battre. (...) Utiliser ce titre exprime autant une soumission à la réalité qu’un désir de s’insurger contre elle ». Avis : le grand vertige musical de 2006 est déjà là.

Tom McCarthy, Différence et répétitions (Chronicart #40, Novembre 2007)


Roman de l’indicible, évocation de l’oubli par le vertige de la répétition, le premier roman du Britannique Tom McCarthy est un objet littéraire excentrique qui a fait grand bruit en Grande-Bretagne l’an passé. Expérience inédite ou bizarrerie artificielle ?

Et ce sont les chats qui tombèrent est une proposition littéraire bien singulière, jusque dans ses petites aventures éditoriales. Après avoir été refusé par la plupart des grandes maisons anglaises, cet étrange roman a effectivement d’abord atterri à Paris, chez Metronome Press, petite maison éditrice de la revue du même nom qui se rêve en résurrection conceptuelle de l’Olympia Press de Girodias et qui entretient plus volontiers des relations avec l’art contemporain. C’est donc presque sans surprise que l’on remarquera que McCarthy s’est fait connaître comme inventeur et « secrétaire général » d’un organe réseau semi-fictif à l’activisme étrange et multidisciplinaire, la « Société Necronaute Internationale » Homme de lettres autoproclamé, McCarthy considère à son propre propos, diantre, que « l’art permet de placer l’action dans l’espace, un espace de devenir-actif dans lequel on peut agir plutôt que juste représenter». Et son premier roman possède un pitch que l’on pourrait aisément confondre avec le projet immense d’un artiste contemporain démiurge de notre étrange époque.
Plot étrange
Considérons donc l’histoire feuilletée du roman (intitulé de manière bien plus parlante Remainder en britton original, mot-valise intraduisible fabriqué avec remain, « ce qui reste » voir vestige, dépouille, et reminder, « pense-bête », « rappel »): un narrateur sans nom est la victime anonyme d’un mystérieux accident, qui le plonge dans le coma et le laisse amnésique psychomoteur et des raisons de son malheur. Après de longs mois d’une pénible rééducation durant lequel il devra réapprendre jusqu’au plus insignifiant des gestes de son corps, la mystérieuse entreprise responsable de l’accident le transforme en multimillionnaire en le dédommageant, sous condition que les raisons dudit accident, trou noir et horizon de son black-out, ne soient jamais révélées. Après une période de désoeuvrement absolu et de déception nostalgique, notre everyman extraordinaire, qui a l’impression d’exister, en différé, en dehors d’un monde qu’il ne perçoit plus qu’en liserés rationnels, trouve sa raison d’être dans la salle de bain d’un ami, frappé d’un déjà-vu vertigineux provoqué par une fissure dans le mur. Il décide alors de consacrer sa fortune à la recréation, tous sens mêlés, du flash qui s’est fortuitement échappé de l’oubli, moins en quête du mystère de son accident que du lien qui tenait son esprit, son corps, ses gestes au réel sans médiation. Et l’histoire qui s’ensuit, les détails concrets de la mise en œuvre d’une telle entreprise aporétique de répétition de la matière subatomique de l’expérience réel, la vue d’une fenêtre ou un hold-up sanglant, et la spirale d’addiction absurde qui y naît, prend curieusement la forme d’un véritable thriller cérébral, à la langue simple, à la forme résolument banale.

Aporie
Sur le papier, les enjeux théoriques du livre, que McCarthy lui-même connecte à Don Quichotte, sont, de plein fouet, immenses : la mise en scène du réel, les illusions du réel, la texture du réel, tout ce qui permet à la raison de le reconstituer pour y séjourner. Le roman est, encore selon son auteur, une tentative d’illustration littérale de L’écriture du Désastre de Blanchot, de l’indicible expérience de la mort, et on songe aussi, horizons en tête, à L’invention de Morel de Bioy Casarès, à Beckett, au Ballard volontiers expérimental de la Foire des Atrocités. Mais c’est surtout le déroulement étonnant du récit, les évolutions terrifiantes du narrateur au cœur de l’ouragan des artefacts, ses accélérations subites vers l’issue lacunaire, qui tiennent l’esprit pendant la lecture, et la spirale très noire des évènements évoque plus certainement Chuck Palahniuk que, disons, Platon. Car McCarthy élude sans effort, en petites ellipses éhontées, le cœur atomique de son sujet, l’horlogerie maniaque de la reconstitution littérale d’un souvenir indicible : l’entreprise littéraire nécessaire aurait été aussi folle que celle de l’histoire, et à cet effet, le détail d’un tel récit aurait effectivement débordé, échelle et forme, du carcan du roman traditionnel. Gageons que la tâche n’intéressait pas le pressé McCarthy - qui publie déjà au Royaume-Uni son deuxième roman, Men In Space, à la fin de ce mois – mais l’œuvre demeure, par son intrigue et son projet, suffisamment gonflée et insolite pour, on l’espère, faire des vagues jusqu’à nous.

Cristian Vogel – Dada Data (Chronicart, décembre 2007)


Le triple retour du techno héros Cristian Vogel en cette fin d’année 2007, c’est un peu la circonstance idéale pour fêter presque quinze ans de musique électronique étrange et résolument moderne.

Magnifique vétéran d’une époque où les stries entre techno à danser et musique électronique à réfléchir semblaient encore infranchissables, le chilien Cristian Vogel est comme une sorte d’exilé permanent de la musique électronique, muant à chaque nouveau projet sans jamais se contredire, avec une seule obsession dans la caboche : dégonder la techno music, la dévier des piquets midi des boîtes à rythmes, la redessiner, d’un trait tremblant, avec les outils les plus futuristes possibles sous le trackpad. Évoquons donc, pour débuter, cet âge d’or de la musique électronique, quinze en arrière, quand elle était encore un peu amnésique de ces fondations, toute tournée vers un beau futur imaginaire où toutes les tentatives faisaient grand bruit sans vraiment choquer personne. On a suivi les errances azimutes de ce weirdo sonique obnubile, diplômé en Musique du 20ème siècle à l’université du Sussex, depuis les caves du sud de l’Angleterre avec le Cabbage Head Collective, Neil Landstrumm ou Dave Clarke, jusqu’à quelques entrepôts en Allemagne, de Mosquito Records jusqu’à la communauté virtuelle d’Erutufon. On a suivi les détours compliqués autour d’une techno futuriste, tarée, insolite (chez Mosquito, Force-Inc, Ferox ou Tresor) et d’une electronic listening music glaciale, visionnaire, fatalement groovy chez Mille Plateaux. Une hélice bien vite indifférenciée, via la grâce hyperfunky d’objets musicaux inédits, albums-mondes de cutting-edge music sans âge, sans territoire, pour Novamute (Rescate 137 et Station 55, chef d’œuvre en paire) ou avec Super_Collider, super projet de stockhausen funk avec Jamie Lidell, vibrant d’un même paradoxe permanent: c’est un vent glacial qui souffle toujours les braises, pour faire naître la danse au fin fond des boulons de machineries toujours plus zarbies et isolationnistes.

Double-Deux
En 2007, revoilà Vogel là on ne l’attendait pas. D’abord avec Night of the Brain, un vrai groupe d’indie rock muté, chtarbé, syncopé, dans lequel, c’est vraiment inattendu, il chante et tient la guitare, empilant les chansons à des milles et des lieues de l’univers qu’il arpente depuis le début de sa carrière. Ensuite avec la bande-son énorme - deux disques - récapitulative de son travail pour le chorégraphe Gilles Jobin, faisant montre de l’incroyable vélocité de ses recherches les plus poussées en musique générative. Il explique : « Franz Treichler des Young Gods a composé de la musique pour Gilles jusqu’en 2003, avant de décider de consacrer toute son énergie à son groupe, et Jobin cherchait quelqu’un pour le remplacer. C’est comme ça que je me suis retrouvé à travailler dans le monde de la danse contemporaine. Il est très difficile de parler du processus créatif en jeu dans le travail de composition pour la danse. On pourrait consacrer tout un livre au sujet. Pour faire simple, chaque chorégraphe travaille à sa manière, donc quoi que je puisse en dire est spécifique au travail avec Jobin. Ce boulot est en tout cas l’une des opportunités de composition musicale les plus libres et les plus créatives qu’il m’ait été donné de faire. Composer pour des productions théâtrales d’une envergure aussi grande que celles de Jobin, c’est du pur luxe. Son langage est totalement abstrait, ce que la musique se devait de le refléter. Les danseurs ne dansent pas sur la musique, la musique est plutôt comme l’un des danseurs, et elle ne dirige pas les mouvements sur la scène, elle n’est pas plus importante que n’importe quel autre élément ».

100% Computer Music
Enfin, Vogel revient chez Tresor pour reprendre les choses exactement là où ils avaient laissées avec son disque précédent pour le label berlinois, Dungeon Master, à savoir une techno sibylline formées de matières instables, volontiers ésotérique, dure, pourtant extraordinairement novatrice. Prétextant une déclaration d’intention occulte (citant Wilhelm Reich et ses mystérieux orgones), The Never Engine a été effectivement composé et élaboré avec des logiciels de musique générative très poussés : «Il s’agit de computer music à 100%, écrite et jouée avec Kyma, une usine de calcul sonore et un langage de design sonore haut de gamme. Il n’y pas de vraie idée derrière la musique en fait, les mots et les concepts que j’ai rajoutés dans la bio et la pochette sont juste une sorte de science-fiction, des références à une sorte d’hyper-réalisme futurisme, du dada data. Tout a été joué en direct, puis ré-édité simplement, en deux pistes. Je ne voulais pas essayer de faire des chansons, il s’agit de techno après tout, et pour être honnête, je sais que je me retrouve plutôt isolé par mes vues sur la techno, je n’écoute presque pas ce que font les autres, et je préfère m’intéresser aux techniques de programmation, et aux différentes approches de la musique générative en temps réel ». Des vues, des intentions qui le tiennent quelque peu à l’écart, à Barcelone, où il vit depuis quelques années, du reste de cet étrange macrocosme qu’est devenu la techno nation… « Il s’agit bel et bien d’un album de techno rentre-dedans. C’est un disque hardcore, parfois difficile, parfois hyperactif, parfois hypnotique et dubby, parfois de la pure énergie. C’est comme ça que je vois la techno. Peut-être que je suis nostalgique, peut-être même que j’ai encore chez moi un exemplaire d’un manifeste techno du début des 90s… J’ai décidé de dédier ma vie à la musique. Mec, j’ai même commencé à ressembler à un vrai musicien ! ».

Discographie sélective

Cristian Vogel « Beginning To Understand » (Mille Plateaux, 1994)
Empilant midtempi complexes, nuages industriels et courbes psychotropes, ce premier album irréel inventait à lui tout seul, complètement en dehors de son époque, l’avant-garde nocturne d’une musique électronique cérébrale, sans bride, sans horizon. Contrairement à Amber d’Autechre, sorti la même année, Beginning To Understand n’a pas pris une ride.










Cristian Vogel « We Equate Machines With Funkiness » (Force-Inc, 1994)
Exemple ahurissant et légendaire (le banger Ninjah) du genre de grooves rhizomiques que raffinait Vogel à ses débuts comme fuel à rave parties : quelque chose comme le cri déchirant de boîtes à rythmes grinçant des beats éreintés dans la débâcle de leurs derniers retranchements.











Cristian Vogel « Busca Invisibles » (Tresor, 1999)
Techno, no techno ? Kicks mats, snares slappés, nœuds de bruit liquides, basslines atonales flinguées dans des compressions sales, grooves interstitiels indéchiffrables mais super funky, l’intégralité de ce Busca Invisibles irrésistible est comme habitée d’un feu obscur. Un chef d’œuvre historique et incomparable de musique électronique tout court, pas moins.









Cristian Vogel « Rescate 137 » (Novamute, 2000)
Tentative cartographique d’une île imaginaire, retour aux sources fictif et vicelard, cet album ambitieux et très inspiré combine quelques oripeaux culturels (sud-américain, berlinois, américain, martien) pour mieux tisser une vraie étrangeté contre-nature, dissonante, dansante et rêveuse.










Super_Collider « Raw Digits » (Rise Robots Rise/Erutufon, 2002)
Impossible sur le papier, mirifique dans les speakers : Vogel et Lidell associent leur noise making ascensionnel, nourri à la musique électronique contemporaine la plus exigeante (stochastique, générative, granulaire) pour habiller leurs bangers funk et r’n’b inespérés.