Jim O’Rourke – Le déclassé (paru dans Chronic'art, septembre 2009)

Quand, à l’occasion des 10 ans de Chronic’art, il a fallu faire la liste des musiciens qui avaient le plus compté dans nos cœurs et nos oreilles pendant la décennie 1997 - 2007, Jim O’Rourke fut sans détour le premier nom à sauter du maelström – et ce pour un nombre incalculable de raisons. Enorme passeur, immense phare dans l’impétueuse parenthèse moderniste de la fin des années 90, O’Rourke fut d’abord le premier et le dernier grand nomade de cette époque révolue où un artiste pouvait encore exister par sa collection de disques. Débarqué chez beaucoup du grand nulle part d’un non-genre, le post-rock, il tissait par une lame de fond indifférenciée de collaborations, de productions et d’improvisations un territoire impossible entre toutes les familles, tous les pays (Japon, Allemagne, France, USA) et toutes les époques de la musique expérimentale la musique improvisée, le minimalisme, la musique concrète et/ou post-industrielle, la musique d’ordinateur en liberté), de l’indie rock, du non-rock et du rock tout court. Sa série d’albums solo pour le label Drag City entamée en 1997 avec le fabuleux Bad Timing, ensuite, résonne encore aujourd’hui pour beaucoup, beaucoup (dont nous sommes) comme le bruit de fond le plus naturel et le plus persistant de son époque. Après des années de quasi omnipotence qui le menèrent jusqu’à une position idéale et enviée dans Sonic Youth, ce héros fantasque, trop sincère (et trop fragile) déserta pourtant la musique et le studios exactement au moment où son statut exceptionnel devenait la nouvelle norme, pour vaquer à ses petites affaires dans sa deuxième maison, le Japon. Huit ans de faux silence plus tard (il n’a pas tout à fait chômé, enregistrant ici ou là une pièce expérimentale de Toru Takemitsu, une b.o. pour Kôji Wakamatsu ou la plus belle chanson du dernier album de Kahimi Karie), il n’est pas prêt de quitter Tokyo, même pour un concert. Il a tout de mêmes trouvé le temps d’enregistrer une nouvelle pièce musicale en dehors du temps, en double forme de bilan et de nouveau départ – et c’est, au moins dans nos vies, un vrai événement. Nous lui avons parlé au téléphone, au milieu de la nuit (pour lui), alors qu’il rentrait d’un concert avec Mike Watts, pour constater que même à 10000 kilomètres, rien ou presque n’a changé dans la vie de ce vieil ami.


Tu rentres d’un concert avec Mike Watts. Comment se passent ces concerts à Tokyo ? Est-ce que tu attends les invitation?
Dans le cas de ce concert, Mike m’a simplement demandé un coup de main. Mais effectivement, j’attends les propositions. Et parfois – pas toujours ! - j’accepte. Je n’ai jamais couru après le concerts de toute façon. Je n’aime pas assez ça. Je dois même avouer que je n’ai jamais, jamais éprouvé du plaisir à jouer sur scène.

L’enregistrement de ce nouveau disque semble avoir pris une éternité. Est-ce que ça s’est fait dans la douleur ?
Dans la douleur ? Hum. Ca a pris presque trois ans. Tu sais, je crois bien que n’ai jamais enregistré un disque pour moi sans que ce soit douloureux (rires). Je ne prends pas de plaisir à faire de la musique.

Comment expliques-tu que tu continues malgré tout à en faire ? Comment expliquer The Visitor?
Au début, je n’avais aucune idée que ce morceau de musique finirait en disque, voire même qu’il serait écouté par quelqu’un d’autre que moi. Je voulais essayer d’enregistrer quelque chose de valable pour le monde. Il se trouve que c’est mon « nouvel album », et pas une de ces centaines de projets qui se sont retrouvées à la poubelle. Mais j’exagère, je n’ai pas enregistré grand chose d’autre. The Visitor n’a qu’un seul mérite : c’est un morceau de musique terminé. En vers et contre tout ce qui aurait du l’empêcher d’exister.

Comment expliques-tu justement ce long hiatus loin de la musique ? Un manque d’intérêt, ou étais-tu seulement trop occupé pour t’en soucier ?
En fait, j’étais si occupé que je me suis trouvé physiquement incapable de m’en soucier. Je n’avais pas l’énergie de même y penser. J’ai besoin de beaucoup de temps pour faire les choses, et j’avais beaucoup d’autres choses à faire. Ca a commencé avant que je vienne au Japon. Entre 1999 et 2000, j’ai passé mon temps à travailler sur la musique des autres.

Il fut une époque où il ne se passait pas un mois sans que cinq disques sortent avec ton nom dans les crédits, sans compter tes propres albums. Comment t’en sortais-tu à l’époque ?
J’étais incroyablement occupé. Entre le moment où je suis arrivé à la Fac et mon départ de New-York, je n’ai pas arrêté. Surtout, j’ai été très chanceux. On était très peu à faire le grand écart entre tous ces territoires de la musique. Ca a beaucoup changé aujourd’hui, et je dis ça sans arrière pensée critique. A l’époque, il était beaucoup plus facile de se faire remarquer par les labels et les professionnels de la musique, et par le public. Il faut remercier certains de nos aînés, qui ont vraiment œuvré pour faire connaître certaines musiques et ouvrir l’esprit des gamins. Quand j’ai découvert la musique, il était très difficile de se procurer des disques de Derek Bailey ou Pierre Henry, surtout au fin fond des Etats-Unis. Aujourd’hui, les gamins peuvent les découvrir en un claquement de doigts, en même temps que le Hafler Trio ou Rafael Toral. Je pourrais jouer le même rôle aujourd’hui beaucoup plus facilement. Et tout le monde s’en ficherait.

Tu vois cet accès facilité à la culture comme une bonne, ou une mauvaise chose ?
Un peu des deux, en fait. Surtout, je suis très heureux d’en être suffisamment éloigné pour ne pas avoir à trancher. Ca ne m’intéresse pas beaucoup, en fait. C’est au tour de nouveaux artistes de s’en soucier.

Tu penses avoir passé ton tour ?
Oh non, le mien est toujours d’actualité (rires). Seulement j’ai envie de me consacrer entièrement à lui, précisément. A moi. Il y a dix ans, je passais une grande partie de mon temps à pointer du doigt les musiques qui m’avaient permis de devenir le musicien que j’étais, je dirigeais des labels de rééditions (Dexter’s Cigar et Moikai, ndr) pour rendre la pareille à ceux à qui de je devais tout ou presque… C’est fini. Je suis très content que des jeunes aient pris le relais, mais je ne vois pas pourquoi je devrais consacrer mon temps à les soutenir (rires). Ca a l’air horrible de penser ce genre de choses, mais je ne pense pas à mal.

C’est plutôt eux qui devraient consacrer du temps à te soutenir.
Ce n’est pas le cas, pourtant (rires).

Ce recentrage s’entend dans la musique de The Visitor. Autant Bad Timing, Eureka et Insignificance étaient remplis de références extérieures, autant ce nouveau disque semble complètement autoréférentiel.
C’est certain. Je n’y pensais pas en l’enregistrant, mais je crois que j’ai appris à m’accepter. Je dois accepter le fait que je sors des disques depuis vingt ans. Ceci dit, les références à ma propre musique n’éclosent pas par hasard : j’aurais beau essayer d’être quelqu’un d’autre, je serai toujours au milieu de la pièce. Je ne voulais pas qu’on entende Jim jouer du Jim… Je voulais inventer un nouveau cadre à certaines idées musicales, mais pas nécessairement que ça s’entende dans la musique.

C’est une musique qui a l’air de jouer avec les attentes de l’auditeur. Ca commence comme du pur Jim O’Rourke, pour que les déviations trouvent du sens.
C’est comme une tradition. La série des albums sur Drag City fonctionne comme une chaîne : chacun prend le relais de la fin du précédent comme le point de départ d’une sorte de réflexion. C’est une manière d’amener la nouveauté, et ce n’est possible que parce qu’il y a une attente de la part de l’auditeur. Le bagage existe, autant jouer avec. Mais la suite du disque n’a plus rien à voir. Les albums sur Drag City ne sont pas plus spéciaux dans mon oeuvre que n’importe quel autre, parce que j’attache la même importance à tout ce que fais. Mais ils sont à part, précisément parce qu’ils sont liés. A une époque, je les voyais comme une ligne continue.

Est-ce que le fait d’avoir attendu si longtemps rend The Visitor spécial ?
Pas pour moi. Je n’ai jamais rien fait qui ne m’ait pris beaucoup de temps, même si à une époque les sorties étaient rapprochées. Si je considérais ce disque comme spécial, je me passerais de la pommade. J’ai seulement envie de souligner le lien narratif qu’il entretient avec les autres disques sur Drag City. Ca n’enlève rien en importance à Long Night, par exemple (long drone enregistré en 1991 et récemment édité par Streamline/Drag City, ndr).

Et le fait de vivre au Japon, d’avoir quitté les Etats-Unis ?
Techniquement, je n’avais déjà plus de groupe quand je vivais encore à New-York, Glenn (Kotche, actuel batteur de Wilco, ndr) est devenu célèbre, et Tim (Barnes, ndr) a arrêté la musique. Et comme j’ai tendance à vivre un peu dans ma tête, je pense que The Visitor aurait été la même pièce de musique si je l’avais enregistrée n’importe où dans le monde. De la même manière, je n’aurais pas fait Eureka 2 si je vivais encore à Chicago. C’est simplement du passé. Tout le monde a changé. Tout ce qui importe dans le fait d’avoir enregistré ce disque à Tokyo est que j’ai été suffisamment tranquille pour travailler dessus en paix, sans qu’on me sollicite tous les jours.

Tes différentes activités, comme le fait que tu aies appris le japonais ou les quelques collaborations que tu as faites ces dernières années avec Kahimi Karie ou pour le cinéaste Kôji Wakamatsu, n’influencent pas directement ton travail ?
Pas vraiment. Les gens avec qui je joue à Tokyo, je les connaissais bien avant de déménager. J’avais plus d’amis ici que dans n’importe quel autre pays. Venir habiter à Tokyo ne fut pas une « expérience », plutôt un soulagement. Je suis heureux rien qu’en vivant ici.

Tu pourrais être aussi débordé à Tokyo qu’à New-York. Comment as-tu réussi à te préserver ?
Je n’y ai pas vraiment pensé. Ca n’avait rien à voir avec le fait de faire ou de ne pas faire de la musique, même si c’est ce que beaucoup de gens ont l’air de penser. Je n’ai jamais démissionné de la musique, j’ai juste arrêté d’en faire parce que je n’avais plus le temps. J’étais d’abord venu pour apprendre la langue, parce que je me l’étais promis il y a très longtemps, quand j’ai commencé à me casser les dents sur des livres ou des films qui n’avaient jamais été traduits. Mon désir de venir au Japon pour apprendre le japonais fut plus fort que celui de rester à New-York pour continuer à produire la musique des autres. Ensuite, j’ai passé une année entière à obtenir un visa… Tout de même, je dois avouer que la musique ne m’intéresse plus comme avant. Si je pouvais m’exprimer à travers un autre medium artistique, je le ferais immédiatement. Enregistrer de la musique ne me rend pas heureux, ça m’empêche seulement de devenir fou (rires). Je sais seulement que je suis en train de vivre la période la plus heureuse de ma vie.

Est-ce que le fait d’avoir en plus terminé The Visitor participle à te rendre si heureux ?
Je suis plutôt du genre à passer à autre chose dès le lendemain du jour où j’ai mis la touche finale à un disque. Le bonheur n’a rien à voir avec le sentiment d’accomplissement, je ne pense qu’à ce que je vais pouvoir faire, étudier ou apprendre ensuite. Malgré le fait que j’ai passé trois ans de ma vie sur ce disque, je m’en rappelle à peine.

Est-ce que tu te rappelles tout de même ton intention ? Après une bonne dizaine d’écoutes, je trouve que c’est ton oeuvre la plus difficile à cerner, la plus insondable.
C’était mon intention, en tout cas. J’y ai passé tellement de temps...

J’ai réécouté The Harp Factory on Lake Street de Gastr del Sol l’autre jour parce que j’avais remarqué que le sous-titre était en japonais, et la musique que tu faisais à l’époque avait beau être expérimentale et mystérieuse, elle n’était pas aussi insondable.
Hum. Ce disque n’est pas vraiment mon meilleur souvenir musical (rires). On peut encore l’acheter?

Je ne sais pas, je l’avais acheté à l’époque.
Je ne crois pas qu’on m’ait jamais donné un exemplaire de ce disque. Je ne savais pas qu’il y avait du japonais dessus, ce n’était sûrement pas de mon fait.

Selon toi, The Visitor est-elle une pièce de musique complexe ?
Je ne sais pas. Je me rappelle que je voulais faire un long morceau. Je me rappelle aussi que ça nécessiterait une structure particulière, dans laquelle le début et la fin se répondraient en miroir. Je me rappelle enfin qu’un musicien français a joué un rôle très important en termes d’influences.

Qui ça ?
Je me demande si un français peut deviner. C’est quelqu’un qui m’a toujours influencé, même si je ne l’ai pas trop dit et que personne ne l’a jamais deviné. Pour moi, son influence sur ma musique est évidente. Tous mes amis et mes musiciens sont au courant, parce que je les ais harcelés en les forçant à écouter sa musique.

Est-ce qu’il est encore vivant ?
Oui, et encore très actif, même si c’est un vieux monsieur maintenant. Il fait de la musique avec des instruments traditionnels, ce n’est pas Pierre Henry – même si je l’adore aussi. Beaucoup de gens pourraient penser que sa musique est trop prog, trop orientée avec Zappa, pour être associée à la mienne.

Albert Marcoeur ?
Oui, c’est lui ! Bon dieu, je l’adore ! Celui où il y a Joseph est un de mes albums préférés sur la terre. Attends. (il va le chercher). Je l’ai en vrai disque, pas un de ces horribles CD. Il est juste avant Merzbow et juste après Walter Marchetti dans ma discothèque - j’ai du réduire ma collection de manière drastique en déménageant ici. Ce disque est fabuleux.

Tu ne l’as jamais contacté ?
Oh non, non, non. Je ne voudrais pas le déranger. Je ne vois pas ce qu’il pourrait trouver d’intéressant à un crétin d’américain qui vit au Japon (rires). Mais il est très important pour moi, et pas seulement parce qu’on a des influences communes – Zappa ou Bartok. Ses idées son parfaites. Ses frères sont des musiciens formidables, aussi.

Tu dirais que Marcoeur est l’influence principale de cet album ?
Oui et non. C’est une influence tout court. Et j’ai eu la chance de le découvrir très tôt. Donc il a toujours été là, au deuxième étage. Bad Timing était un travail sur le mythe de l’americana, Eureka était autre chose… Mais c’était seulement la première couche. Tous mes disques précédents étaient comme des commentaires critiques sur ces choses qui m’avaient influencées, et The Visitor est plutôt un commentaire critique sur mes disques précédents.

C’est un commentaire très singulier, intense. C’est la pièce de musique la plus mouvementée et la plus changeante que tu aies enregistré.
Les couleurs, les volumes changent plus vite. Surtout, ce sont mes vieux disques qui changeaient très lentement. Par exemple, tous les morceaux de Insignificance étaient construits sur des schémas quaternaires - comme dans la pop, tout est répété quatre fois – parce que je voulais faire un commentaire sur cette fiction, ce mythe de la pop music où l’auditeur s’imagine que le chanteur chante pour lui. Si The Visitor a l’air moins traditionnel que Insignificance, c’est qu’il aborde un sujet différent. Cette fois ci, je n’avais aucune envie de jouer avec des formes de musique préexistantes.

Quel genre d’écoute conseillerais-tu pour The Visitor ? Plutôt une écoute attentive et active, ou une écoute distraite, comme une oeuvre ambient ? La seule indication que tu donnes dans le livret est : « please listen on speakers, loud ».
C’est parce que je l’ai conçu comme ça. Il y a beaucoup de dynamique, et à faible volume, on passe à côté de la moitié du disque. De la même manière, des écouteurs ne restitueront pas les effets de la dynamique avec la même efficacité. C’est un disque supposé résonner dans l’air, autour des choses. Enfin, si on l’écoute en MP3… Je ne sais même pas quoi dire (rires). On ne devrait pas écouter de musique en MP3.

La dynamique a presque disparu de la musique moderne. Doit on y lire une sorte de commentaire ?
En quelque sorte. Surtout, c’était une manière de prouver que je n’allais pas me laisser dicter mes envies musicales par la musique actuelle. Je n’ai pas l’impression d’en faire partie. Je ne voulais pas aller contre la musique actuelle, faire un pénible comparatif nostalgique sur le passé et le présent ou je ne sais quoi… Je voulais juste me tenir à distance. Toute la musique du monde devrait se tenir à distance. Je sais pertinemment que la moitié des gens qui vont écouter ce disque l’écouteront en MP3, et je ne peux rien y faire – à part refuser que mes disques soient en vente sur Itunes, mais ça ne suffit pas. Mais j’ai passé une année entière à mixer ce disque, et l’idée que quelqu’un passe une année à mixer un disque pour qu’il soit écouté en MP3 sur des écouteurs me semble complètement absurde. C’est comme regarder un film sur un Iphone. C’est complètement aberrant. Je n’arrive pas à comprendre. On ne voit pas le film, on en voit un fantôme. Je me rappelle quand j’étais un enfant, je devais avoir dix ans, mon père m’a demandé pourquoi je regardais à nouveau un film que je venais de voir, et je lui ai répondu « ils ont du passer un an à faire ce film, comment est-ce que je pourrais le comprendre en deux heures? ». J’étais un petit garçon très intelligent, apparemment.

Tu conseillerais donc d’écouter The Visitor plus d’une fois.
Et comment! Les artistes font des choix. Il y a une raison pour laquelle ils passent tant de temps à composer leur musique et tant de temps à la faire sonner de telle ou telle manière. Je sais bien que la majorité des gens n’écoute de la musique que pour se divertir. Mais ce n’est pas une raison pour écouter des avatars, des représentations de disque plutôt que d’écouter les disques eux-mêmes. Il m’arrive de regarder des choses sur internet, mais tant que je ne les ai pas vues en vrai, je sais bien que je ne les ai pas vues. Je n’ai fait que confirmer mon intérêt pour elles...

Est-ce que cet état de choses te fait peur ? Est-ce qu’il te met en colère ?
Je suis trop vieux pour m’en soucier. Je sais que ça a l’air bête, mais c’est vraiment ce que je ressens. J’ai passé ma jeunesse à trop me soucier. Je veux continuer à faire ce qui m’intéresse, et si d’autres se trouvent être sur la même longueur d’onde, tant mieux pour moi. De la même manière, je me fiche vraiment d’être aimé. Etre aimé, c’est un truc de jeunesse, quand on a encore besoin d’être félicité.

C’est un paradoxe : il y a toute une floppée de labels dans le monde – Headz, Streamline/ City, Touch, Editions Mego ou No Fun - qui continuent à te réediter tes vieux et à sortir des inédits que tu as enregistrés quand tu étais adolescent. Et tu t’en fiches.
Je ne m’en fiche pas complètement. Mais je n’en ai plus besoin. J’en suis arrivé à ce moment de ma vie où je n’ai plus besoin des avis des autres pour savoir ce que je veux faire. C’est très bien que des gens s’enthousiasment pour ce que je fais ou ce que j’ai fait, c’est aussi très bien que d’autres trouvent ça sans intérêt, mais ce ne m’aide pas à savoir ce que j’ai envie de faire. Parce que je le sais déjà.

Tu ne réécoutes jamais tes œuvres du passé pour y voir plus clair dans ce que tu veux faire, justement ? Editions Mego a réédité les albums de Fenn’O’Berg et I’m Happy and I’m Singing and a 1,2,3,4 avec des bonus, et je me demandais ce que tu pouvais bien penser de la musique que tu faisais à cette époque.
Ces rééditions, c’est une histoire très compliquée, qui n’a pas grand chose à voir avec la musique. En fait, à cause du management un peu chaotique du premier Mego, je n’avais pas touché un centime malgré le fait que I’m Happy and I’m Singing and a 1,2,3,4 s’était très bien vendu, et Peter (Rehberg, aka Pita, ndr), qui est un très bon ami et qui a bien plus que moi fait les frais du désastre humain et financier du premier Mego, voulait que je touche enfin de l’argent. J’ai d’abord refusé, parce que j’étais assez content que le disque ne soit plus disponible et parce que je pensais que tous les gens susceptibles d’être intéressés par le disque l’avaient déjà, mais il m’a harcelé pendant des années pour que j’accepte. Je l’ai fait par amitié pour lui.

Tu ne penses pas que cet album peut encore intéresser des gens ?
Peter m’a convaincu que des gamins seraient heureux de l’entendre. Et puis j’ai vu qu’il se vendait à des fortunes sur internet… Je me suis tout de même mis en tête qu’il fallait faire plus qu’une simple réédition, et j’ai commencé à fouiller mes archives de la même époque, autour de 1996, 97. Et ça m’a pris deux ans, parce qu’il fallait absolument que je trouve quelque chose à la hauteur, et ça ne fut pas une mince affaire (rires). Je pense que c’est la pire période musicale de ma vie. J’ai enregistré une quantité incalculable de déchets à cette époque. Dieu que c’était mauvais.

Ce fut tout de même une période très enthousiasmante. Comme une réplique de modernisme.
Je passais mon temps à faire des concerts. J’enregistrais peu, je faisais peu de studio. Et je me suis laissé berner par mon enthousiasme. J’étais trop obsédé par la technologie, obnubilé par le plaisir de programmer mes propres applications. Plus jeune, j’étais passionné par les synthétiseurs modulaires, et quand les logiciels sont devenus assez puissants pour faire ses propres instruments et les faire tenir dans un ordinateur qui tenait dans un sac, ça m’a retourné la tête. J’ai un peu oublié la musique. J’adore encore certains disques de Christian (Fennesz, ndr), Get Out de Pita, mais ce que je faisais à l’époque a très mal vieilli, et témoigne d’un manque cruel de perspective de ma part. Et je n’étais pas le seul : il y a tant de musiciens qui se sont engouffrés dans la brèche et qui, en utilisant les mêmes softwares que Pita et les autres, pensaient faire de la musique… Mais ils ne faisaient pas de la musique, ils faisaient du son qui avait l’apparence de la musique. Je préfère écouter Pierre Henry, même ses trucs récents. J’ai acheté 8.0, mais je ne l’ai pas encore écouté. Il faut que je vienne à Paris un de ces jours pour l’écouter jouer dans son appartement.

En parlant de ça, tu n’as pas de projet de concert en dehors du Japon ?
Pas pour l’instant. Et je ne crois pas que ça arrivera, non. En venant m’installer ici, j’ai plus ou moins décidé que j’arrêtais les tournées. De toutes façons, je ne crois pas que ça déplacerait les foules (rires).

Quand tu joues à Tokyo, tu as du public.
Oui, mais j’ai toute une histoire ici. La première fois que je suis venu jouer au Japon, on était très peu d’occidentaux à venir pour jouer de la musique expérimentale. Au milieu des années 80, sous l’impulsion de John Zorn, il y en avait eu beaucoup. Actuellement, il y en a aussi beaucoup. Mais ce n’était pas le cas quand j’ai commencé à venir, et j’ai eu beaucoup de chance. Comme j’ai eu de la chance que les musiciens japonais que j’admirais le plus au monde ont commencé à dire des choses très flatteuses à mon sujet.

Tu as tout de même des projets pour cette année ?
Malheureusement pour moi, j’ai beaucoup de travail. Je dois enregistrer les disques de quelques amis, parce que je n’ai toujours pas appris à dire non aux gens que j’aime. J’avais pensé qu’en venant au Japon, on me laisserait tranquille… Mais maintenant que les gens ont compris que je reviendrais pas aux USA, ils viennent tous me voir à Tokyo. A chaque fois, je répond « oh désolé, je suis au Japon ça ne va pas pouvoir se faire » en pensant que ça sera suffisant. Et après, je n’ai pas le cran de dire « ne viens pas, ne viens pas, en fait je n’ai pas envie de le faire ». Je suis trop gentil.

Il va falloir déménager dans un pays en guerre...
Ou en Antarctique. Mais ils viendront quand même. Il faut que j’apprenne à dire non. J’aimerais vraiment mettre moins de temps pour mon prochain disque. J’ai un projet orchestral que j’aimerais enregistrer depuis plus de huit ans, mais qui me coûterait trop cher à cause du nombre de musiciens. Je ne suis pas sûr que ça vaudrait le coût de me ruiner. Donc je ne pense pas que je pourrai l’enregistrer.

C’est très triste.
C’est la vie. De temps en temps, je ressors la partition, je soupire, je me dis que j’aimerais bien que le morceau existe. Mais je n’y peux rien.

Il n’y a pas de label au Japon qui aurait les moyens de produire le disque ? L’industrie musicale japonaise était la plus riche du monde, à une époque.
Le problème, c’est que je ne veux pas partager mes droits avec un label qui pourrait en faire ce qu’il veut, le mettre dans une pub ou dans un générique télé. C’est ma musique. J’ai toujours payé pour ce que j’avais à payer. Je ne veux pas rentrer dans ce monde, je ne veux rien avoir à faire avec le business de la musique. Même quand je jouais dans Sonic Youth, je n’ai jamais eu affaire à l’équipe du management, je n’ai jamais signé un contrat – et c’est la seule raison pour laquelle j’ai pu jouer avec eux pendant si longtemps. Je voulais juste faire de la musique avec eux. Je me rappelle, à la fin de notre deuxième tournée ensemble – la première, je pensais que c’était une mauvaise blague qu’ils me faisaient – ils m’ont proposé de l’argent qui venait de la vente des stands de t-shirts. C’était adorable de leur part. Mais je ne comprenais pas pourquoi je devais toucher cet argent : les gamins qui achètent des t-shirts de Sonic Youth admirent le groupe pour les choses qu’ils ont accomplis ces vingt-cinq dernières années, pas parce que je joue avec eux sur scène pendant une tournée. C’est trop injuste. Ceci dit, si j’avais accepté l’argent de ces t-shirts, j’aurais peut-être assez d’argent aujourd’hui pour enregistrer ma symphonie (rires). Mais je ne veux pas faire partie du monde professionnel de la musique. Je refuse.

C’est… rare.
Tu peux dire que je suis fou, je comprendrais. C’est ce que pensent la plupart des mes amis.

Ca me fait penser au titre de ton nouveau disque, The Visitor – ça pourrait être un clin d’œil à ton étrange position dans le monde de la musique. Mais ’imagine que ce n’est pas une appréciation autobiographique. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus? Il semblerait aussi que le lien avec Nicolas Roeg soit indirect, cette fois (Bad Timing, Eureka et Insignificance sont trois films consécutifs du réalisateur britannique).
Evidemment, ça ne parle pas de moi. Ca n’a rien à voir avec le fait que je suis un américain au Japon, non plus, ça serait affreux (rires). Si l’on veut faire le lien avec Bad Timing, Eureka et Insignificance, c’est un clin d’œil à The Man who fell to Earth (L’Homme qui venait d’ailleurs). Mais The Visitor est le personnage principal dans le film, qui enregistre un disque pour l’envoyer aux gens de sa planète. C’était une manière de mettre le disque en relation avec les trois autres album sur Drag City, mais aussi de le différencier. Dans le film, la raison de l’enregistrement sert de commentaire au contenu du film. D’un point de vue narratif, c’était idéal pour la position de l’album par rapport aux trois autres. Et puis, soyons sérieux, qui oserait faire un album qui s’appellerait Castaway ? (Castaway est le film de Nicolas Roeg de 1986 qui suit Insignificance, ndr)

Et peux-tu nous parler de la dédicace à… Derek ?
C’est Derek Bailey, bien sûr. (Derek Bailey est décédé en 2005, ndr). Il était comme un père pour moi, musicalement comme humainement. Il m’a pris sous son aile quand j’avais 13 ans. Il m’a soutenu jusqu’au jour où il est mort. C’était mon père adoptif. Avec Henry Kaiser, c’est la personne la plus importante dans ma vie.

C’était plutôt évident.
Oh mais j’ai connu d’autres gens qui s’appelaient Derek. En fait, j’ai fait mon tout premier fanzine punk, au lycée, avec un gars qui s’appelait Derek. J’avais même interviewé les Minutemen à l’époque. J’en ai parlé avec Mike Watts ce soir même et évidemment, il ne s’en rappelle pas. J’étais aussi super fan d’un autre groupe sur SST, qui s’appelait Slovenly. Mais même à l’époque, j’avais des soucis avec mes collègues, parce que j’avais écrit un article sur Peter Brotzmann et Captain Beefheart, et ils ne comprenaient pas le rapport avec le punk rock. Je crois que je n’étais pas trop taillé pour le punk, en fait – je peux apprécier le punk, mais je ne crois pas que ce soit vraiment ma fibre. Je réfléchis trop.

La Grande Librairie: petit parcours initiatique dans la Library Music (Trax, septembre 2009)

Tous les junkie de trésors obscurs, tous les mabouls des bas à soldes vous le diront: revenir sur les traces de la musique d’illustration revient un peu à remonter une affluent parallèle de l’Histoire officielle de la musique pop, bien plus secret encore que ceux de la musique expérimentale et des musiques de film. Car en dehors de quelques hits accidentels à la télévision (le générique des Chiffres et des Lettres, composé par un certain Claude Larson…), rien ne prédisposait ces œuvres indisponibles au public et conçues, composées et enregistrées en secret pour des images qui n’existaient pas encore à connaître des vies nouvelles chez les disquaires spécialisés, sur eBay ou sur les serveurs de quelques sites spécialisés. Comment expliquer un tel engouement ? Se pourrait-il que la frontière entre ces musiques par essence utilitaires et la pop officielle soit moins opaque qu’il n’y paraît, voire que cette dernière n’ait pas le monopole de la créativité ?

Le papier-peint de notre enfance
Connue sous une pléiade d’appellations aussi peu engageantes les unes que les autres (production music, buy-out music, incidental music, mood music, library music), l’industrie parallèle de la musique d’illustration est presque aussi âgée que sa grande sœur officielle puisqu’elle est fut inventée en 1927 par la société britannique De Wolfe Music à l’avènement du cinéma parlant. Conséquence pragmatique de la démultiplication des œuvres et des médias, ses géants (souvent liés à des major companies) et sa myriades de petites entreprises familiales façonnent leur catalogues sur mesure pour le cinéma sans le sou, la télévision, la radio ou la publicité. Théoriquement, les producteurs et les artistes y trouvent donc des équivalents des genres et des standards à la mode, à des prix défiant toute concurrence puisque tout est fait pour en faciliter l’acquisition des droits : les catalogues actuels de De Wolfe, KPM ou Boosey & Hawkes débordent ainsi certainement d’épouvantables spécimens clonés sur les originaux du dubstep ou de la French touch 2.0. Dans les faits, le bouillonnement créatif et technologique des années 60 et 70 et une heureuse conjonction d’événements ont pourtant vu les plus inattendus des compositeurs et sorciers de studio envahir les catalogues des labels de cette musica bis et tisser, à travers la radio ou le tube cathodique, ce que le génial Jonny Trunk de Trunk Records appelle « le papier-peint sonore de notre enfance ».

Paradoxale liberté
Comme l’explique cet étonnant érudit des b.o. de films pornos qui réédite sur son précieux label Trunk monts et merveilles de la library music britannique (l’anthologie Music Library, les œuvres de Basil Kirchin et Sven Libaek, les répertoires de groove du catalogue Bosworth ou les pépites électroniques des pensionnaires du BBC Radiophonic Workshop) : « deux facteurs ont favorisé l’éclosion d’œuvres aussi libres et passionnantes : des nouveaux jouets électroniques venaient d’envahir les studios et poussaient les musiciens à expérimenter, et ces musiciens devaient composer de la musique pour des films qui n’existaient pas encore, ce qui est un contexte de composition très intéressant ». Julian House, graphiste très influent pour Broadcast, Primal Scream ou Stereolab obnubilé par l’univers graphique unique de la library music et co-fondateur du label Ghost Box, confirme le paradoxe particulier qui favorisait l’originalité de ces œuvres musicales pourtant produites dans la contrainte: « Les chansons pop aussi sont créées pour des marchés précis, et je pense qu’on a dépassé depuis longtemps le mythe d’une musique qui serait l’expression pure d’émotions intérieures. L’aspect utilitaire de la library music fait partie des choses qui la rendent unique. Le fait que ces musiciens étaient obligés de réagir à des thématiques spécifiques autant qu’abstraites comme « sous l’eau » ou « progrès industriel » les poussait à utiliser leur imagination et leur bon sens musical en même temps pour créer leurs sons et leur musique ». Plus simplement, le compositeur Janko Nilovic, dont le légendaire Psyc Impressions (sorti sur Montparnasse 2000 en 1970 et réédité en 2003 par Dare-Dare) vient d’être samplé en long et large par NoID & Kanye West pour le Death of Autotune de Jay-Z, expliquait il y a quelques années au webzine Scopia le contexte exceptionnel de liberté dans lequel il enregistrait: « Je faisais ce que je voulais. Je proposais à mon éditeur un disque de percussions ou de big band et il disait OK. Ensuite je lui proposais un disque pour les enfants et ça passait aussi. Toute cette liberté et cette diversité musicale m'apportaient une expérience incroyable ». De fait, certaines propositions parmi les plus singulières de l’histoire de la library music s’apprécient moins comme des accidents industriels que comme des œuvres uniques et passionnantes, creusant souvent des tunnels de traverse totalement inédits entre la pop, le jazz, la musique électronique et la musique savante. Jess, compilateur avec Alex Le-Tan des deux volumes de Space Oddities pour le label allemand Permanent Vacations, résume idéalement: « C’était une autre époque, il suffit de se rappeler les morceaux complètement psyché qui servaient de génériques aux émissions qui passaient à la télé quand on était mômes».

Des samplers vers la gloire
Mais à l’instar des parcours chaotiques d’autres sous-genres mésestimés de la musica bis comme la space-age pop ou l’exotica, la route vers la réhabilitation de la musique d’illustration fut longue et mouvementée, malgré quelques tentatives discrètes de quelques passeurs passionnés (les deux volumes de Nuggets compilés par Luke Vibert ou les Connectors de Barry 7 du groupe Add N To X, tous édités par Lo Recordings). D’abord prisés par les amateurs d’easy-listening, de bizarreries 60s et autres exploitation grooves cinématiques, ses catalogues magnifiquement produits ont vite fait le bonheur des collectionneurs de beats. Comme l’explique Jess, qui a lui-même vu la lumière après avoir acheté un lot de 1500 disques parce qu’il était en quête d’échantillons : « les premiers à avoir fouillé dans les bacs de library, c’est les mecs du hip-hop et de la house, parce qu’ils savaient que la library est bourrée de pépites que personne ne connaît, avec des sons déments. Je connais des mecs qui achetaient des lots de library européenne pour les revendre à Kenny Dope. Mais personne à cette époque ne s’intéressait aux morceaux tels quels, comme aux morceaux disco par exemple, alors qu’il y en a des tonnes». Grâce au travail remarquable de quelques labels (Glo Spot, Pulp Flavor, Finders Keepers, Trunk, Strut, Tummy Touch, Dare-Dare) qui ne rééditent plus seulement des compilations mais des albums entiers, les pochettes génériques des références souvent anonymes de CAM, MTS, Musique pour l’image, Peer, Europhon, Patchwork, Bruton, Chappell, Conroy, Gemelli, Quadriga, KPM, Boosey & Hawkes, Sonimage, Crea Sound, Neuilly, Montparnasse 2000 et St Germain des Prés, Panda, Selected Sound ou L’illustration musicale font désormais rêver les dingos de rock kosmische et de disco synthétique et les aficionados des pionniers les moins révérés de l’avant-garde électronique comme Egisto Macchi, Frederick Judd, Arsène Souffriau, Gerhard Trede, Mark Shreeve, Mike Vickers ou Ron Geesin.

Library disco
Le-Tan, lui, est arrivé à la musique d’illustration directement par le disco : « En bon féru d’obscurités, j’étais à la recherche de morceaux inconnus à mixer. A l’époque, j’écoutais pas mal de mixes de trucs cosmiques de la fin des années 70, et j’ai commencé à repérer quelques morceaux de library dedans. Avec Jess, on a pensé les Space Oddities en réaction à l’engouement pour le Cosmic, à toutes ces compilations qui se contentaient de rassembler les classiques des mixess de Baldelli. Comme on avait toutes ces perles playlistées nulle part sous la main, ça semblait irrésistible ». De fait, les excellentes Space Oddities, avec leur orientations thématiques idéales, ont fait bien plus qu’extirper « Sultana », l’odyssée disco culte du groupe norvégien Titanic, du catalogue April Orchestra : elles ont ouvert en grand les portes de la library music européenne à tout un public avide d’obscurités funky, futuristes et cosmic qui n’avait jamais soupçonné son existence, et sorti de la naphtaline des stakhanovistes oubliés (Yan Tregger, Camille Sauvage, Claude Perraudin, Jean-Pierre Decerf). Miraculeux retour de flamme, Arpadys, groupe parallèle des très successful Voyage (Sauveur Mallia, Marc Chanterau, Slim Pezin, Pierre-Alain Dahan, Georges Rodi, tous contributeurs prolifiques de la musique d’illustration de la fin des années 70) s’est récemment reformé pour un concert au Cargo de Londres, et une compilation initiée par le site DJ History voir leurs tubes enregistrés pour le label Tele Music remixés par les jeunes pousses novo disco (Faze Action, Mudd, Prins Thomas, Idjut Boys). Plus chanceux encore, Bernard Fèvre est un autre bricoleur de l’illustration musicale à avoir bénéficié de l’engouement pour le disco européen après la résurrection du « Disco Club » de Black Devil : les fouilleurs zélés des Chemical Brothers et de Rephlex lui ont même offert une nouvelle carrière à 60 ans passés. Lo Recordings sort en cette rentrée une version remixée et réinventée par Fèvre lui-même du Monde étrange de Bernard Fèvre, magnifique pépite de courtes explorations synthétiques originellement publié par l’Illustration Musicale en 1975. Et le français de résumer lui-même son parcours étonnant dans un entretien donné en 2007 à notre confrère Julien Bécourt: « Je suis allé vers l'illustration musicale en espérant aller comme ça vers la musique de film, cela n'a pas fonctionné, j'ai pu seulement me nourrir : c'est déjà formidable ! J'ai beaucoup plus fait de musique pour bouffer que pour le pied. Maman ! Je vais peut-être reprendre mon pied? La disco que j'ai fait n'intéressait personne, elle n'était pas vraiment de son temps, le terme new wave n'existait pas encore, je regardais à l'horizon des spectres que nous étions certainement très peu à voir ».

Roger Roger etc.
Mais parce que leur condition particulière, des artworks occultes et une inclination certaine pour les pseudos idiots les condamnaient à l’anonymat, personne ou presque jusqu’à récemment ne connaissait même les plus vaillants artisans de l’illustration sonore par leurs noms. Certes, on retrouvera la trace de pas mal de compositeurs célèbres en goguette (Ennio Morricone, André Popp, Vladimir Cosma, Jean-Jacques Debout AKA Monsieur Chantal Goya, Jean-Jacques Perrey ou Piero Umiliani) mais les excavations des catalogues de l’illustration sonore ont surtout permis de découvrir une floppée de génies discrets. Ainsi le sculpteur de soleil Sven Libaek, la grande chasseuse de fantômes électroniques Delia Derbyshire ou le jazzman cubiste Basil Kirchin créaient sans se soucier de la postérité des musiques si extravagantes et singulières que la pop music aurait certainement été différente s’ils avaient œuvré dans la lumière. Aucun n’eut pourtant une carrière plus grande et plus secrète que le géant Roger Roger (son vrai nom !). Né en 1911, ce fils de cantatrice qui accompagna même Edith Piaf et Charles Trenet fut engagé en 1955 par Chappell Music, après avoir participé aux toutes premières heures de l’ORTF et composé pour le cinéma. L’auteur de « Versailles » (la musique qui précède toujours les allocutions du président de la république à la télévision française) enregistra ensuite sous son nom ou celui de sa grand-mère (Cecil Leuter) un nombre ahurissant d’albums, dont on retrouve des traces dans une foultitude de soap operas et de séries anglo-saxonnes, dont Le Prisonnier . Dans son mythique studio Ganaro près de Versailles, il explora seul ou avec ses éternels comparses et amis d’enfance Nino Nardini et Eddie Warner tous les genres - de la musique symphonique jusqu’à funk en passant par la musique électronique planante ou l’exotica… Et bien plus encore : un certain nombre de l’immense pile d’albums qu’il enregistra pour Chappell, Crea Sound, Peer ou Neuilly ne ressemble de fait à aucune autre musique connue. Internet, quelques admirateurs fanatiques (Vibert ou Stereolab) et quelques rééditions fondamentales (la compilation Grands travaux, le Pop Electronique de Cecil Leuter ou Jungle Obsessions, avec Nino Nardini) font heureusement oeuvre de réhabilitation, et Roger Roger a désormais rejoint Raymond Scott, Jean-Jacques Perrey et Wendy Carlos au Panthéon des pionniers de la pop électronique.

eBay et les philanthropes
Si personne ne sait ce que le nouveau « Do the Joy » de Air doit à un certain Jean-Pierre Decerf, et si comme l’affirme Le-Tan, « la musique d’illustration et les Space Oddities n’intéressent vraiment que quelques nerds », les nerds en question n’ont semble-t-il jamais été aussi nombreux qu’en ce moment. A une époque où le fétichisme pour les disques rares atteint grâce à Internet une nouvelle apogée, l’attrait pour ces disques autrefois interdits à la vente publique est énorme. Les références cultes (ou moins cultes) des labels phares (ou complètement obscurs) de la musique d’illustration s’échangent à prix d’or sur eBay, certains n’hésitant pas à faire du business en gonflant les cotes de certains disques. Ce que Jonny Trunk, immense connaisseur et collectionneur, déplore : « Je consacre moins de temps à la chasse aux disques oubliés qu’avant, mais j’y passe tout de même beaucoup trop de temps. Internet a bien sûr définitivement changé la donne : des disques extrêmement rares connaissent des expositions énormes, les prix sont devenus imprévisibles et beaucoup de revendeurs passent leur temps à essayer de revendre des disques médiocres à des prix insensés. Bien sûr, je préfère fouiller dans les médiathèques et les bacs de disquaires, mais c’est de moins en moins possible. Et c’est très triste ». Heureusement, Internet a aussi ses généreux bienfaiteurs. Dans sa superbe volonté philanthrope d’utiliser les serveurs de ses sites et de ses blogs pour remettre à disposition les références oubliées par les majors, une communauté sans cesse grandissante d’insatiables collectionneurs enregistre, encode et uploade une pléthore de disques rares, cultes ou les deux, pour ceux qui veulent bien se donner la peine de les chercher. Ainsi cet article n’aurait pas été le même sans leur étonnant travail.

Eye openers
Finalement, l’âge d’or de la musique d’illustration a joué un rôle décisif dans l’imaginaire de quelques musiciens parmi les plus singuliers et les plus intrigants de notre temps. Après la belle idylle entre Sonic Boom de Spacemen 3 et Delia Derbyshire (avant son décès en 2001), nombre de satellites de la nébuleuse Birmingham dont les toujours formidables Broadcast de Trish Keenan et James Cargill nourrissent leur pop farouche à tout ce que la library music a produit de plus excentrique, de Basil Kirchin aux artisans du Studio G et du BBC Radiophonic Workshop. Surtout, leurs bons amis du label Ghost Box (Julian House alias The Focus Group et Jim Jupp alias Belbury Poly, le Mount Vernon Arts Lab de Adrian Utley de Portishead ou le mystérieux Advisory Circle) produisent une musique hyper spécifique influencée par le surréalisme anglais, la library music et les bandes-son des vieux films documentaires qu’on projetait dans les salles de classe. Pour le co-créateur du label Julian House : « nous sommes surtout inspirés par l’esprit de la library music : l’étrangeté de la musique, les pochettes génériques et colorées, les liens incertains avec notre subconscient à travers des émissions de télé dont on ne se souvient qu’à moitié… La musique de l’enfance agit sur nous à un niveau inconscient, et remonte depuis un recoin perdu de l’esprit vers la surface dès qu’un signal visuel la stimule. Nos disques sont en partie des disques de library music oubliés, en partie des rêves ». En attendant d’être sollicités par KPM ou De Wolfe, les artistes du label bricolent des disques de library music imaginaire référencés jusque dans les descriptions des morceaux sur les pochettes. Une démarche qui résume à la perfection le regard fasciné et gorgé de fantasmes que pose notre époque sur ces musiques d’un autre temps : toujours plus paradoxalement à l’heure des labels indépendants, de Myspace et des home-studios dans toutes les maisons, les musiciens d’aujourd’hui reviennent sur ces havres inattendus de créativité, pleins de fascination, d’envie et d’admiration pour leur étonnante, totale liberté.