Rodrigo Fresán – Zappeur de mondes (paru dans Chronic'art, septembre 2010)
Stanley Elkin – More is More (paru dans Chronic'art, janvier 2011)

Ce n’est pas parce que la formule est éculée qu’il n’arrive pas qu’elle soit vraie : Stanley Elkin (1930 – 1995) est l’un des secrets les mieux gardés de la littérature américaine. Ou plus précisément, il fait partie des très grands auteurs américains les plus injustement méconnus du 20ème siècle. Y compris dans son propre pays où, ne serait-ce l’activisme de l’éditeur mécène Dalkey Archives, il ne serait plus lisible du tout. En France, il a été traduit ici ou là dans les années 70 et 80 (chez Plon, Denoël, au Seuil ou au Mercure de France) mais suivre la trace de ses livres tous épuisés tient du parcours du combattant. A le lire, c’est à la fois trop vraisemblable et incompréhensible. A l’instar de son ami Saul Bellow ou de Philip Roth, Elkin fait partie de ces auteurs qu’on étiquette « juifs » avant d’évoquer sa littérature, et dont on brandit l'humour noir comme un inéluctabilité, un obligatoire trait folklorique. Sur l’autre versant des clichés, on le rattache parfois à l’école post-moderne pour l’extravagance de sa langue, et s’il n’est pas faux que ses plus ardents défenseurs s’appellent William H. Gass (un temps son collègue à l’université de Washington) et Tom LeClair et que l’auteur dont il se sentait le plus proche était John Barth, ses préoccupations littéraires n’avaient rien à voir avec les ambitions cybernétiques des troueurs de page. Au moment où les éditions Cambourakis rééditent Un sale type, le roman qui l’a fait connaître à la fin des années soixante, tâchons donc pour une fois d’évoquer Stanley Elkin comme la singularité absolue qu’il était.
A serious funny writer
Né à Brooklyn en 1930 et disparu l’année où son dernier roman Mrs. Ted Bliss lui valut de remporter le National Book Critics Circle Award pour la deuxième fois (1995), Elkin fit sa carrière loin de New-York, confortablement caché au fin fond du Midwest. Il ne connut pas le succès et n’eut jamais les faveurs du lectorat populaire, ce qui ne fait pas pour autant de lui un « écrivain pour écrivains » (a writer’s writer). Il faut dire que le ton unique qui traverse ses livres est absolument insaisissable. Une formule en américain dans le texte existe, mais elle est intraduisible: « a serious funny writer ». Sans le « and » : Elkin n’était pas drôle et sérieux, il était selon les pages drôlement sérieux, ou sérieusement drôle. De la même manière, ses histoires sont simultanément banales et majestueuses, absurdes et trop signifiantes, paraboliques et douloureusement réalistes. Son sujet était l’homme (américain) de son époque dans tous ses vices et sa splendeur pathétique, mais jamais un millilitre de morale ne perle à la surface de ses histoires. Ses personnages toujours ambigus sont souvent aux prises avec des conjonctures dantesques (George Mills débute pendant les Croisades, The Living End se passe entre le Paradis et l’Enfer, la Vierge Marie fait une apparition dans Le rabbin de Lud) mais ils ne prononcent jamais une seule sentence métaphysique. Ses intrigues sont redoutablement édifiées mais ne sauraient en aucun cas se priver de leurs détours, anomalies et flottements cryptiques. Ses romans prennent des airs de critique acerbe de l’âge pop mais tournent systématiquement le dos à la cohérence obligée des romans sociaux et propres sur eux. Tout ça pour dire que Elkin avait les fesses entre trois chaises : il aimait trop se délecter de gros mots pour le commun de l’avant-garde, et laissait trop volontiers sa prose « aigre et frénétique » diffracter la substance romanesque de ses livres pour le grand public. Fatalement, c’est ce paradoxe qui le rend majeur. Evoquant Un sale type dans l’essai On Being Blue, Gass comparait ainsi Elkin à un pur poète, et un idéal pourvoyeur de « phrases sexuelles » : « Il faudrait être aveugle au point de ne pouvoir distinguer un homme d’une femme pour ne pas se rendre compte qu’aucun écrivain de notre temps n’écrit une poésie plus chaleureuse, plus opulente ».
Humain trop humain
Paru la même année que le Blanche-Neige de Donald Barthelme (1967), le deuxième roman d’Elkin lui valut d’être plutôt rangé dans le même sac que Mel Brooks et Terry Southern. Première méprise : gigotant et feuilleté, Un sale type ne fait jamais rire aux éclats et ne saurait se conformer à un seul genre de littérature. En premier lieu, il contourne l’exercice de style existentialiste attendu puisqu’en dépit de son titre, personne ne saurait dire si son héros Leo Feldman en est effectivement un, de sale type. Patron d’un grand magasin, il est coupable volontaire de faveurs cradingues monnayées en sous-main dans son sous-sol, mais c’est un bug informatique qui l’envoie derrière les barreaux. Enfermé dans un établissement pénitentiaire kafkaïen jusqu’au burlesque, on le retrouve presque victimisé par les exactions d’un chef de prison curieusement pervers, et fatalement incapable de se trouver sur la grande échelle du bien et du mal. Pris dans une tempête extatiques de flashbacks vils ou émouvant et de dialogues beckettiens en diable, le lecteur lui-même est sollicité sur tous les fronts, poussé ici à croire à une reconstitution de l’Ancien Testament où tous les protagonistes arborent des noms allégoriques (Feldman pour « fell man », homme déchu), là à un flagrant délit d’autobiographie ou un pensum sordide sur la misère sexuelle du couple contemporain. Alliage incassable de cruauté entière, d’humanisme total et de finesse intense, Un sale type fait surtout une expérience de lecture impossible à résumer, dont on sort aussi crevé et abasourdi que d’un grand roman russe. Ou d’un match de boxe. Elkin livrait d’ailleurs le secret de son art à Tom LeClair en 1976 : « Je ne crois pas que le moins soit l’ennemi du mieux. Je crois que le plus fait le plus. Je crois que le moins fait le moins, le gros fait du gros, le mince fait du mince et que quand y’en a marre, y’en a marre ».
"Une étrange lumière": a long conversation with Lydia Millet

This long-ish interview with (important) American novelist Lydia Millet happened via email last October, on the occasion of the French publication of Lydia's novel "Oh Pure and Radiant Heart". A shorter edited version was published (in French) by Chronic'art; and following an invitation by Richard Nash (her former editor/publisher at Soft Skull), the complete version was published in English by The Rumpus, and accidental English readers should go there to read it in unspoiled form.
D’où vous est venue l’idée de l’intrigue du roman?
Mon idée était simple : interroger et explorer le sublime du nucléaire à travers un récit et ses personnages. Mais aussi interroger et explorer les esprits des créateur de la bombe atomique. Et j’ai tant bien que mal collé ces deux impulsions ensemble.
Outre Oppenheimer, qu’est-ce qui vous a menée à ces “gentlemen” en particulier? A un moment du récit, vous soulignez le paradoxe de ces scientifiques qui créèrent l’arme de destruction la plus puissante de tous les temps à partir de leur « amour » pour l’atome et la matière.
J’ai lu beaucoup de livres sur la plupart des scientifiques qui participèrent au Projet Manhattan, épluchant des piles de biographies pour trouver ceux qui me fascinaient le plus. Oppenheimer était un choix évident, mais Szilard n’est pas aussi célèbre qu’il devrait l’être, et je me devais de mieux le connaître, notamment son sens de l’humour, son génie et son arrogance. J’ai même essayé de lire son très mauvais livre, dont il était si fier, La voix des dauphins, mais malheureusement je n’ai pas réussi à le terminer. Enfin Fermi est plus connu, et me semblait être un exemple idéal de droiture. Du coup il complétait parfaitement la trinité.
En optant pour cet étrange postulat littéraire de ressusciter des grands hommes de l’Histoire, pensiez-vous plutôt aux effets littéraires (par exemple, cet effet « Lettres Persanes » qui permet de jeter un regard neuf sur notre monde) ou à élaborer un événement fantastique digne d’être apprécié avec tous les effets de réel attenants ?
Le seul texte de Barthes dont je me rappelle vraiment, c’est les Fragments d’un discours amoureux, qui fut très important pour moi pendant ma jeunesse, quand j’essayais de comprendre certaines choses de la vie comme l’égotisme et l’amour fou (je dois partager ça avec quelques adolescentes en France). Pour ce qui concerne la folie de mon geste, la transplantation de personnalités célèbres dans un contexte qui n’est pas le leur sert à tout ce que vous évoquez, et peut autant être utilisée comme une facilité que comme une idée très fertile. Je ne connais pas « l’effet de réel », mais j’imagine que le fait de ressusciter des hommes célèbres dans un roman est plutôt un acte de déni du réel, une fuite. Je ne pense pas que ça rende le roman plus crédible : au contraire, ça va à l’encontre de sa crédibilité. Techniquement, c’est un boulet à son pied. Toutes les tentatives de la science-fiction sont des actes de sape contre la crédibilité, et s’en remettent au ton et au langage pour rétablir la suspension de l’incrédulité. Mais elles séduisent aussi par leur fabulosité même.
De la même manière, on pourrait dire que les trois scientifiques ressuscitent littéralement dans le réel du livre. Doit on y voir un commentaire en creux sur la toute puissance de la littérature ? Est-il plus facile ou difficile, de manipuler les réincarnations fictionnelles de vrais personnages plutôt que des personnages purement fictifs ?
A partir du moment où l’on élude toute revendication journalistique – c’est ce que j’ai fait – il n’y a rien d’intimidant à manipuler un Oppenheimer. Les personnages du roman sont mes versions fantasmées des physiciens de la bombe atomique, des variantes fictionnelles des empreintes laissées dans notre culture par des vrais individus et réinterprétées en toute liberté créative, personnelle et idiosyncrasique par quelqu’un qui ne les a jamais rencontrés. Il suffit de quelques balises, d’un squelette pour faire tenir les choses, les faits de leurs vies et la chair qu’on invente. Je me fiche de la fidélité aux faits. Je mens, je mens, je mens.
A un moment du roman, le personnage de Ann s’interroge de savoir ce qui est le plus vrai, entre le trivial et le sublime. Il n’y a aucune tentation réaliste dans le livre ?
Je ne sais pas ce que le réalisme veut dire pour vous. J’en suis désolée. Mais c’est un terme tellement rebattu dans mon pays qu’il ne veut plus rien dire. Les gens utilisent le terme « réaliste » pour dire « bien », par exempl. Je pense tout de même que Le cœur est un noyau candide est, en termes de voix, bien plus direct et moins détourné ou ironique que la plupart de mes autres romans. C’est mon livre le plus sincère, si j’ose dire.
Pourquoi avoir choisi Ann, « une bibliothécaire pittoresque et modeste », et son mari Ben, un simple jardinier, pour faire le lient entre les trois scientifiques réincarnés et l’Amérique contemporaine ?
Ils sont censés être de gens simples, des symboles de cette part bienveillante et plutôt passive de l’Amérique qui a disparu de sa réputation. Ann aime les livres, et Ben ne désire rien d’autre que de « cultiver son jardin » (en français dans le texte, ndr), quand nous autres Américains sommes plutôt connus pour être bravaches, odieux, narcissiques, et bien sûr ignorants. Et à en croire les statistiques d’ensemble, il y a une grande part de vérité là-dedans. D’après ces statistiques, nous ne savons pas apprécier la culture et l’érudition. Mais dans l’ombre de ces statistiques, il demeure chez nous une tradition de réserve et d’instruction, qui ne vient pas seulement des rigueurs du Puritanisme mais aussi d’une théologie plus généreuse, consciencieuse et libertaire, dont l’héritage est actuellement piétiné et pulvérisé par la droite religieuse. Ce Moi prudent et raffiné se débat dans le monde des nouveaux médias, et contre celui du matérialisme et du consumérisme. Je tenais à ce que Ann et Ben appartiennent à cette Amérique désuète, celle des mes grands-parents en Nouvelle-Angleterre, de mon grand-père de Géorgie, et quelque part celle de mon père, qui était un héritier typique du 19ème siècle réservé et plein de bonnes manières. L’Amérique, en fait, d’Oppenheimer.
Du point de vue des trios scientifiques débarqués de 1945, l’Amérique contemporaine est une dystopie…
Nous vivons effectivement dans une dystopie. Certains plus que d’autres.
Une idée récurrente dans vos livres est que nous vivons après la fin de l’Histoire, que « la fin est déjà venue et repartie ».
Je pense que la Révolution industrielle fut le début de la fin. Et on pourrait débattre longtemps sur la tradition apocalyptique dans l’écriture ; il n’y a rien de nouveau. Et pourtant, tout dans notre temps est spécifiquement nouveau. Tout dans notre existence sur la terre est incroyablement caractérisé par les nouveautés, dans les faits comme dans les chiffres, par les nouveaux venus, les nouvelles habitudes, et l’annihilation pure et simple de l’ancien. Le point crucial de notre situation – tout du moins la partie industrialisée du monde contemporain - est que nous vivons dans une abondance démente et généralisée, une frénésie d’activité économique, artistique, technologique, scientifique, une efflorescence de savoir, de savoir-faire et même, d’une certaine manière, de connaissance de soi, que nous pensions à une époque à même de nous sauver. Et pourtant, nous passons notre temps à tuer le monde avec acharnement et malveillance, exactement en même temps. Nous sommes simultanément à un pinacle de savoir et d’énergie humaine – nous sommes devenus des surhommes – et à l’avant-poste d’une armée d’assassins : nous tuons nos cultures les moins fortes, nos langues les moins parlées, nos peuples les moins peuplés, dans une fabuleuse indifférence. Des langues ne cessent de mourir, les animaux et les plantes disparaissent à une vitesse 1000 fois supérieure au taux d’extinction normal. Nous tuons les bêtes dans les airs, sur la terre, dans lamer. Nous tuons les plantes, les arbres, même l’air lui-même. Nous tuons même l’atmosphère ! Apparemment, même l’atmosphère n’est pas hors de la portée de notre destruction. Nous regardons désormais en l’air pour notre soif assassine, nous tendons le bras vers les étoiles. Aucune ambition n’est démesurée pour nos assassinats. Nous défaisons toute le travail de la création aussi vite que nous pouvons. Bien sûr, puisque nous ne pouvons pas vivre dans le néant, nous seront bien obligés de finir cette série de victoires triomphantes sur le reste du monde en nous anéantissant nous –mêmes. Tout ça, nous l’achevons en poussant des cris de guerre de désir, de certitude, d’autosatisfaction – nous prétendons que nous avons le droit, le droit d’avoir et le droit de tuer. Avoir tout est notre droit naturel. Tuer est notre droit naturel. Ce n’est pas une exagération. C’est qui nous sommes. Et nous sommes aussi très versés dans l’art du déni. C’est même notre principale stratégie pour vivre, en tant qu’individus, dans un monde social qui file tout droit vers un catastrophique effondrement.
Il brille tout de même une lumière étrange dans vos livres : une mélancolie très puissante plutôt qu’un désespoir à proprement parler. La conclusion de votre dernier roman en date, How the Dead Dream, où le personnage principal oublie sa passion de l’argent pour aller dormir avec des bêtes sauvages, est une expérience à la fois gratifiante et foudroyante.
Je suis à la fois encline à de la grande tristesse et de la grande joie dans mon écriture et dans mes lectures. Les œuvres des autres me font souvent pleurer. Mais je n’ai pas beaucoup d’affection pour les œuvres proprement déprimantes. Pour moi, il y a un fossé entre la tristesse et la mélancolie – deux sentiments très beaux – et le déprimant, qui n’est rien d’autre que déprimant, une émotion plate et sans texture. Mon travail s’articule autour de l’empathie et de la distance, le plus souvent en même temps – comme la plupart des œuvres d’art, ou tout du moins les œuvres littéraires qui fonctionnent sur moi en tant que lectrice.
Quelle serait votre définition de la satire ? Est-ce que vous considérez vos romans, notamment Le cœur est un noyau candide et Everyone’s Pretty (non-traduit en français), comme des satires ?
Je sais qu’on les qualifie souvent de satires, et Everyone’s Pretty s’en rapproche effectivement. L’étiquette ne me dérange pas parce que j’aime les satires. Mais c’est un genre littéraire précis, et mes livres ne s’y conforment pas strictement. De mon point de vue, ils contiennent des intentions satiriques, mais n’ont pas la pureté et la rigueur de la vraie satire - c’est-à-dire la Modeste proposition Jonathan Swift. Ils ne suivent pas une structure aussi serrée et unifiée. Ils ne sont pas homogènes, ils sont hétérogènes.
Vous avez un statut assez particulier et isolé dans les lettres américaines. Pouvez-vous nous parler des écrivains qui ont été importants pour vous?
Les écrivains européens ont été très importants pour moi. J’adore Thomas Bernhard, et j’ai beaucoup aimé Robert Walser, Beckett, Calvino, Virginia Woolf. J’aime aussi beaucoup quelques livres isolés de Karel Capel, Elias Canetti, Gombrowicz. Mais certains américains sont tout aussi importants: Gilbert Sorrentino est un héros pour moi, tout comme William Gaddis. Parmi les contemporains, je citerais Joy Williams et Lydia Davis.
Jusqu’à quel point considérez-vous votre oeuvre comme spécifiquement politiquement engagée ? L’un de roman s’appelle George Bush, Dark Prince of Love (publié en 2000, la référence va à Bush père). Surtout, on ne peut s’empêcher à ce moment absurde de Le cœur est un noyau candide où les trois scientifiques sont menacés par le Patriot Act…
Mes romans ont certes une portée sociale et politique. Surtout, ce sont romans philosophiques. Leur sujet est le champ de bataille de l’instinct et de l’expérience humaine plutôt que celui du quotidien, mais raconté, comme l’exige le roman, à travers l’expérience du quotidien.
Faites-vous un lien entre votre travail au Center for Biological Diversity et votre oeuvre ? Plusieurs scènes dans Le cœur est un noyau candide – notamment le retour des grues blanches à la fin – et l'intégralité How the Dead Dream font directement référence aux espèces en voie de disparition.
Mon écriture et mon travail sont deux faces d’une même pièce : mon amour pour les bêtes, les plantes et les formes de ce monde fabuleux et irremplaçable qui est le nôtre, et une croyance profonde en le fait que les hommes ne sont pas, de fait, des soleils autour desquels les autres planètes tournent mais eux-mêmes des planètes qui tournent sans cesse autour d’un cœur ardent qu’ils ne peuvent pas comprendre. Pour autant que je participe à une action – j’écris et je corrige, je ne fais qu’exécuter des tâches mineures pour ceux qui agissent vraiment – je pense que notre séparation avec le reste du monde, notre myopie, notre culture de l’individu sont en train de nous mener tout droit à notre perte. J’assume mon statut de prêcheur de l’apocalypse. J’essaye de me modérer, bien sûr, pour qu’on continue à m’écouter. Je demeure une optimiste presque béate. Je suis profondément emplie d’espoir, c’est une nécessité. Je n’arrive pas à concevoir que toutes ces merveilles finissent en fumée. L’héritage de l’humanisme et du monothéisme a eu des effets pernicieux en même temps qu’il nous a libéré : il nous effacé la mémoire des souvenirs de notre race, nos souvenirs les plus profonds. Nous sommes la terre et l’herbe. Nous sommes l’océan.
Atom™ « Liedgut » (Raster-Noton/Metamkine) (Chronic'art, janvier 2009)

Onuma Nemon, Vaisseaux dans le cosmos (Chronic'art, février 2009)

Roman a l’air d’être un fragment central, voire un pivot de votre Cosmologie. Est-ce la raison pour laquelle vous le publiez aujourd’hui, quarante ans après son écriture ?
Ce sont les éditeurs qui ont insisté pour le prendre à part. J’avais prévu un « prière d’insérer » à inclure dans le livre, mais les éditeurs m’ont persuadé que l’ouvrage se suffisait en lui-même. Je craignais la méprise, car c’est un archaïsme qui date de 1968 : je n’ai aucun désir de revenir à une écriture plus classique ni au roman traditionnel qui est définitivement mort à mon sens. J’ai une autre idée du romanesque aujourd’hui, bien plus épique. Il existe un ouvrage beaucoup plus éclaté, à facettes, Phoenyx Styx, X que j’ai écrit en 1969, et j’avais l’intention de le publier en premier temps. J’avais aussi pour projet de publier un recueil de nouvelles, Maison Lulu, que j’avais donné en 2004 à Verticales et qui s’apparente à un buissonnement idéogrammatique plutôt qu’à un développement autour d’un centre et une périphérie, un voyage au pays des morts et dans un cimetière. Je leur ai enfin proposé une publication en trois temps : ce Roman, ensuite Tubercules du Roman qui date de 1972 et qui est son pourrissement sous forme de nouvelles plus éclatées, enfin Je suis le roman mort, dont figure un très court extrait à la fin de Roman et qui fait partie de la version définitive de la Cosmologie. Je travaille depuis 1984 à une « réduction de tête » de cette dernière, qui fait plus de 30000 pages – ceci dit, le volume ne veut rien dire, ce n’est pas parce que c’est volumineux que c’est intéressant – à 2000 pages en tout. J’avais tenté de monter une traversée dans Quartiers de ON ! mais la multiplicité des territoires rendait l’oeuvre difficile à aborder malgré l’aide du CD audio. Les gens de Verticales ont été emballés par l’idée de publier Roman comme une sorte d’introduction à la Cosmologie, et je me suis laissé convaincre.
La période qui est contée dans le récit semble être un moment charnière de la Cosmologie, c’est-à-dire le moment qui précède immédiatement l’écriture.
C’est un peu ça. Ça fait partie de tout un tas d’exercices techniques, où l’écriture est beaucoup moins élaborée, moins diffractée. Ils baignent dans une réclusion volontaire un peu hallucinatoire qui était la mienne à l’époque. Roman exprime une hébétude, une concentration forcenée. Une fixation visuelle, d’abord, probablement motivée par le fait d’avoir failli perdre un œil, sonore ensuite, car Roman est un livre de voix. A l’époque de la publication de Quartier de ON !, j’avais travaillé avec l’Atelier de création radiophonique sur une oeuvre qui s’appelait Monologre de la Grosse et pour laquelle j’avais rassemblé des bribes sonores que j’avais noté tout enfant, dans les années 50. J’en ai effectivement retrouvé certaines: le retour vers le passé fut assez phénoménal, notamment vers la magie de la radio qui liée à l’endormissement, à l’exotique, au-delà des mers… A un moment donné, on avait pensé avec Tristram faire une édition sonore de la Cosmologie mais son énormité rendait l’entreprise difficile. L’excès formaliste de la poésie du côté de la typographie ou du sonore est une erreur, puisque l’intérêt est de pouvoir jouer sur les deux tableaux. Il faut rester entre les deux.
Comment jugez vous le texte quarante ans après son écriture ? Il a toutes les apparences d’un récit autobiographique, ce qui est tout à fait paradoxal dans votre cas puisque Onuma Nemon est un « surnom » et que vous décrivez l’autobiographie comme « la façon d’éprouver dans un corps la vérité du monde ».
Je ne voudrais pas qu’on prenne Roman pour un roman des origines, je refuse absolument tout rabattement psychologique. Peut-être que la Cosmologie est partie de là, mais l’autobiographie est inventée en partie : dans mon oeuvre, chaque nouveau territoire modifie l’ensemble. Le geste est autobiographique, les sensations décrites ont une origine autobiographique, mais il ne faudrait pas qu’on prenne l’oeuvre comme une régression, car c’est dans le goût du jour de revenir au roman classique comme si rien n’avait eu lieu. J’explique depuis le début que la Cosmologie est un passage, du livre au volume, du livre au rouleau, du livre à ses extensions. Ce qui est dans le livre est l’essentiel, mais ce ne sont que les cendres de quelque chose d’autre, notamment toute une partie graphique (que j’ai montré en partie au Quartier à Quimper en 2005) qui n’est pas réductible dans le livre. Les éléments sonores ne sont pas à délaisser non plus, tous comme les éléments vidéographiques : ce sont des étoilements plutôt que des illustrations, qui éclatent le propos. J’espère qu’à un moment donné, toutes ces interactions seront disponibles sur un site complet de la Cosmologie.
A une certaine époque, des auteurs comme Ted Nelson ou Michael Joyce avaient tenté l’expérience de l’hypertexte en publiant des œuvres en CD-ROM. Ca ne vous a jamais tenté ?
Oui, et la réalisation ne dépend que du temps et des moyens. Nous avions pensé au CD-ROM avec Philippe Prevost de l’IRCAM, quand je l’ai rencontré à Auch en même temps que Sylvie Martigny Jean-Hubert Gaillot au Festival Intercontemporain. Mais ça nécessiterait un investissement énorme.
Vous avez parlé une fois de « l’ouvrage mallarméen » comme horizon formel. Roman adopte un étonnant format court puisqu’il fait moins de 200 pages.
Idéalement, j’aurais aimé ne pas être débordé par cette pléthore, ne pas être envahi : la Cosmologie m’a bouffé ma vie et si j’avais pu avoir la difficulté mallarméenneà l’écriture, j’aurais certainement été moins débordé.
Vous citez Edgar Allan Poe dans le récit. Etait-il une influence en 1968 ?
Je me souviens aussi de Katherine Mansfield, dont l’écriture demeure un idéal de la langue, que je retrouve aussi chez Nerval. Poe, c’est la littéralité magique. J’étais fasciné par ces œuvres qui résistent absolument aux significations avérées : la Cosmologie embarrasse de plus de questions qu’elle ne permet d’y répondre. C’est une concentration d’états-limite, d’extases et d’énigmes. La partie OR de OGR s’arrête au moment où le roman doit prendre, avant que l’histoire ne se constitue, comme un mitraillage d’inachèvements successifs. Mon pari est de faire tenir une oeuvre, des « échardes de réel » réunies comme un train de bois flottant avec tout ça.
Roman s’achève pourtant par une conclusion et une sensation d’achèvement tout à fait satisfaisante.
Jusqu’en 1984, mon écriture était surtout concernée par une division du monde en deux, par l’écriture à quatre mains du frère mort et du frère vivant. J’étais dans une sorte de délire. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a aucune référence politique alors que le livre date de 1968, que j’étais actif politiquement et que j’avais déjà une pratique expérimentale - j’avais travaillé au Centre Pierre Bourdan avec Pierre Schaeffer. Et le livre ne reflète rien de tout ça, comme si le corps avait écrit dans une autre langue que celle de son époque.
Roman est un livre sur la ville, sur les Quartiers, mais le regard de Nycéphore semble chercher en permanence la Nature et les végétaux : qu’est-ce qui motive ce Panthéisme ?
J’étais très marqué par Hugo dans ma jeunesse. Mais Nycéphore cherche surtout les friches, les zones limite. Phoenyx Styx, X se passe dans les alentours d’une copie de la Maison Blanche qui avait été construite à Arlat par un banquier juif qui s’appelait Peixotto. Quand j’étais enfant, elle était abandonnée et elle me fascinait. Cet endroit, comme le quartier de Saint-Michel au-delà de la Garonne, fut déterminants dans l’émergence de l’écriture.
Vous évoquez précisément dans le livre cette « horreur (qui) est un dépaysement dont la griserie peut devenir fantastique dans ces endroits où l’on n’est plus personne ».
Le Quartier, comme morceau de quelque chose, incomplétude, mauvais quartier, cinquième quartier est une notion essentielle de mon oeuvre. Saint-Michel et Saint-Augustin, les deux quartiers de Roman, furent les premiers à jouer un rôle déterminant. Le premier, c’était la grande misère. Le deuxième, c’était le quartier du Phoenix, de l’échappée belle.
Roman est une attaque à charge contre le naturalisme, aussi : chaque fragment de réel, des odeurs de vernis jusqu’à la boutique d’un boucher, est le point de départ vers des paysages tout à fait fantasmagoriques.
Déjà à l’époque, je me sentais proche de Huysmans. Le vernisseur, il est tout à son décadentisme, j’ai envie de dire. Suskind par exemple a repris Huysmans de manière très faible. Après, j’étais très influencé par la littérature expérimentale, par la Beat Generation, les premiers textes qui étaient parus dans les Cahiers de l’Herne. Et mon rapport au réel se résume à ces échardes de réel dont je vous parlais plus tôt : elles sont arrachées au vernis habituel de la représentation, que j’essaye de forcer de toutes les façons. En ce qui concerne Roman, j’ai du mal à juger ce qu’il réussit et ce qu’il ne réussit pas, je ne suis pas assez neutre. Peut-être a-t-il l’air un peu forcé. Mais j’apprécie la manière dont le rêve s’épanche dans le réel, et ce surgissement du fantasmagorique en général. Le fantastique y apparaît de plein pied.
On trouve dans le roman la phrase « ce n’est pas une quincaillerie que la littérature ».
Peut-être le texte est il un peu laborieux ? La magie qu’on y trouve a été perdue : la possibilité d’une énorme cohésion, d’une rivière de diamants, un chatoiement d’états mentaux qui ont disparu. Je regrette doublement cet enfermement: le regret d’avoir perdu cette intensité permis par le fait d’être dans une sorte de coque (comme pour l'œil) du 19ème siècle en plein 20ème, et regret d'avoir été obligé de passer par toute cette quantité “d'exercices techniques” dont le roman traditionnel, les poèmes de forme classique, où réside cette intensité sans avoir pu les court-circuiter.
Comment entrevoyez-vous la forme publiée finale de la Cosmologie ?
Ca s’appellera Etats du monde : la réduction de la Cosmologie en 2000 pages, par exemple en deux gros volumes, avec beaucoup de représentations plastiques et éventuellement sonores. Idéalement, j’aimerais continuer à montrer mon travail plastique en expositions pour que l’on puisse se rendre compte de ce que je fais. Et Roman est certainement un préalable à ça, puisque sa publication constitue un nouvelle porte d’entrée. Le but n’a jamais été l’illisibilité et j’essaye de produire une forme cohérente avec tous ces inachèvements successifs.
Vous êtes finalement un héritier des écrivains encyclopédiques comme Sterne ou Cervantès, qui laissaient entrevoir des totalités sans jamais les livrer totalement.
C’est l’idée du passage au volume : l’écriture c’est la vie, c’est d’abord ce qui est en dehors du livre, la course ou la danse incessante entre le volume et ce qui peut en être donné dans un livre. Cette recherche invétérée est le cœur de mon oeuvre. Les Chinois parlent de la métaphore comme d’un vaisseau pour se rendre d’un point à un autre, qu’on abandonne quand on est arrivé : c’est ma définition de l’écriture.
Cryptacize : des petits trous de ver dans le temps (Chronic'art, février 2009)

Quelle est la signification derrière le titre de l’album ?
"Mythomania" semblait être un titre très approprié pour désigner la manière dont on travaille, à passer nos journées assis en studio et à se perdre dans un trou noir créatif d’obsessions… Le mot résume aussi bien la manière dont je conçois la création: la réalité n’est qu’un faisceau d’apparences, de routines de traitement et de production d’informations qui entraînent une chaîne de phénomènes où une chose doit être faite pour en justifier une autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’histoire devienne vraiment bizarre.
A la lumière des vieux albums des Curtains comme Vehicles of Travel, on réalise à quel point ton songwriting a évolué depuis une excentricité un peu hystérique vers une effusion d’idées beaucoup plus apaisée.
Disons que je suis de moins en moins à l’aise avec mes soi-disant idées mais de plus en plus convaincu que des processus extérieurs échappant absolument à mon contrôle les rendront intéressantes d’une manière ou d’une autre. La musique, pour moi, c’est soit des tentatives, soit quelque chose que j’écoute comme si elle n’était pas de mon fait. Avant, j’étais si enthousiaste qu’il fallait que je sorte tout ce qui me passait par la tête. Je me laissais tellement absorber par mes expériences créatives que je n’arrivais plus à penser sur plusieurs dimensions, ce qui explique pourquoi les débuts des Curtains sont absolument dénués de mélodie. Je dis ça sans juger : la musique que je faisais alors n’est ni meilleure ni moins bonne que celle que je fais aujourd’hui, je note juste que j’ai changé.
Calamity des Curtains and Dig That Treasure étaient des disques très calmes, ce qui n’étai pas si surprenant après tes expériences plus bruyantes dans Deerhoof et Natural Dreamers. Qu’est-ce qui a motivé le retour à un son plus rock sur ce deuxième album de Cryptacize ?
Je ne sais pas trop ce qui s’est passé. Quand j’ai enregistré Calamity, j’étais assez déprimé et j’ai dû me battre pour réprimer les idées noires. Je compose la musique que j’ai envie d’entendre, et j’avais conçu le disque comme un havre où me réconforter et trouver du courage. Pour Dig That Treasure, je ne sais pas trop : nous étions très influencés par notre petit set-up de tournée, des petits amplis et un petit kit de batterie, et Nedelle et moi voulions rester aussi discrets que possible pour s’entendre chanter. L’enregistrement du disque fut simple, parce que nous voulions rester aussi fidèles que possible à cette formule.. Pour l’enregistrement de Mythomania, ce fut tout le contraire. Nous n’avions jamais joué en groupe la plupart des chansons, et nous les avons arrangés au fur et à mesure de l’enregistrement. Ceci dit, je ne crois pas à l’enregistrement naturaliste : un disque, c’est avant tout un collage. Dans Dig That Treasure, on voit moins les pièces du puzzle. Par exemple, le frère de Nedelle, qui est clarinettiste professionnel, était persuadé que les cordes sur Dig That Treasure étaient virtuelles, alors qu’elles sont toutes vraies.
Vous produisez vos albums vous-mêmes. Quel genre de musicien es-tu en en studio ?
Je ne dirais pas que je suis un savant fou : je sais plus ou moins les sons que je veux obtenir au préalable. Mais il arrive aussi que l’on soit à la recherche de sons que l’on n’a jamais entendus. On a essayé ça avec les guitares accélérées sur Tail&Mane, le premier morceau de Mythomania. Mais quand j’enregistre, j’aime avant tout travailler dans l’urgence. Nous sommes déjà si lents pour composer…
Jusqu’à quel point le songwriting est-il collectif ?
Nedelle et moi collaborons à tous les niveaux, aussi bien les paroles que la musique, comme Drew Barrymore et Hugh Grant dans Le Come Back. Mike (Carreira, ndr) intervient dans les arrangements et compose ses rythmes, bien sûr. Il reste en retrait pendant l’enregistrement, parce qu’il n’aime pas enregistrer, en fait.
A écouter la manière dont tu joues de la guitare et au vu de celle dont vous avez recruté Michael Carreira (en regardant des vidéos de démonstration qu’il avait uploadées sur Youtube), il semble que vous soyez très concernés par le jeu instrumental, ce qui est assez rare dans le monde de l’indie rock. Quels rôles ont vos jeux respectifs dans la musique de Cryptacize ?
Je pense qu’il n’y a rien d’aussi important que les chansons. Mais il est évident que nous entretenons des rapports passionnés avec nos instruments. Je trouve que Cryptacize tend vraiment à privilégier le songwriting à la performance, mais j’aimerais bien que ça s’inverse un peu dans le futur : en d’autres mots, j’aimerais beaucoup que le jeu devienne vraiment exceptionnel.
Dig That Treasure était le titre d’une comédie musicale écrite par ton père dans les années 50. Quelle valeur particulière ont ces années là à tes yeux?
Aucune valeur particulière. Toutes les époques se valent. Mais j’adore Duke Ellington, par exemple, même si on ne lui arrive pas à la cheville ! Tout du moins, j’aimerais tant que l’on puisse essayer certaines de ses idées, comme ces harmonies très épaisses, très proches, qui glissent le long des mélodies… Ca serait génial, mais je dois avouer que nous sommes encore bien trop limités. Je me contente d’emprunter à Ellington ses effets de vibrato, ceux qu’on trouvent dans ses cuivres.
La voix de Nedelle semble aussi jouer un rôle essentiel dans ce côté « hors du temps » de votre musique.
Je suis totalement d’accord : Nedelle est le chaînon manquant ! Ses parents l’ont eue très tard et son père, qui était batteur de jazz, a 79 ans. Et elle a hérité d’eux un style très décalé. Elle n’a jamais écouté de rock quand elle était jeune, par exemple. C’est grâce à elle que Cryptacize est si unique et en dehors du monde. Et c’est le message que j’aimerais que nous transmettions : que le mouvement du temps est une illusion, et que différentes époques coexistent dans le présent. « Hors du temps » est une qualité que je chéris et que je recherche en permanence, dans le monde et dans l’art.
Notre époque est si étrange qu’à part les choix de production et la technologie, beaucoup de disques qui sortent seraient impossibles à dater sans contexte. Est-ce que tu serais capable de dater ta propre musique ?
La meilleure musique n’a pas d’âge. J’espère donc que non : en enregistrant de la musique, nous fabriquons des petits trous de ver dans le temps.
Sur le blog du groupe, tu publies des compilations MP3 gratuites et tu fais l’apologie d’internet comme un territoire en friches d’une fabuleuse diversité. Tout est il aussi rose à tes yeux? En tant que musicien, tu dois bien un peu déplorer le peer-to-peer et les albums entiers en téléchargement gratuit…
Je ne fais pas de différence entre mon activité de musicien et ma passion de la musique. Mais je suis d’accord : en tant que musiciens, nous vivons une époque transitionnelle aussi difficile financièrement qu’excitante artistiquement. Il est difficile de trouver de l’argent pour vivre, mais la liberté des flux informationnels est une bénédiction. C’est toujours un peu comme ça : bon et mauvais à la fois. Et j’imagine que la fonction de la musique ici bas est fluctuante et doit s’adapter aux différents schèmes de sa consommation. Mike, notre batteur, a fait la prédiction intéressante que les gens vont sûrement se réunir en orchestres plutôt qu’en groupes : il y a tellement de musiciens dans le monde aujourd’hui, il est peut-être temps qu’ils s’assemblent autrement et oublient les tournées en petits comités. Dans la mesure où il y a déjà des « orchestres indie », on peut dire que ça a déjà commencé.
Une autre influence revendiquée du groupe est la musique pop non-occidentale influencée par la musique occidentale, qu’elle provienne du Cambodge des années 60, de Thaïlande ou d’Afrique.
Je suis juste obsédé par les belles mélodies, peu importe la langue. Je crois que j’ai un goût prononcé pour tout ce qui est exotique, aussi.
Le bel éclectisme qui s’exprime dans vos chansons démontre une créativité vivace et une maîtrise rare du mélange, de la combinaison, de la décontextualisation : tu mélanges l’avant-garde et la pop, la musique occidentale et la musique non-occidentale, la musique ancienne et la musique très moderne. D’autres musiciens se perdent dans le labyrinthe, en tombant dans des niches super spécifiques ou en recréant à l’identique des formes de musique préexistantes : comment arrives-tu à y voir clair ?
C’est difficile. On essaye vraiment de surprendre, de ne pas se laisser happer dans telle ou telle catégorie. Quand on travaille sur l’arrangement d’un morceau, on se demande souvent à quoi il ressemble : et s’il se trouve que la question a une réponse, évidente qui plus est, on sait qu’on est dans la panade et on dynamite toute. On essaye vraiment de combiner un maximum d’esthétiques différentes, dans l’espoir d’en faire naître de nouvelles. Enfin : on ne fait pas vraiment de différences entre les idées qui surgissent, on n’en privilégie aucune, on se concentre seulement sur ce qui nous plaît.
La phrase "Every not is an unfinished song" de Nedelle, dans votre premier album, est un très beau slogan. Est-ce qu’elle conviendrait pour définir ta définition de la musique à l’âge postmoderne ?
Nedelle cherchait une image pour décrire l’étendue infinie de possibilités dans laquelle on vit. Quelque part, je crois que les chansons que l’on compose sont déjà terminées dans un ailleurs idéal, et que le songwriter se contente d’en choisir une version. Je ne suis pas sûr que Nedelle partage cette vue des choses.
T’arrive-t-il de t’imposer des limites quant aux idées qui surviennent pour une chanson ?
L’écriture pop est une tradition, que l’on connaît bien et dont on use seulement comme une aide, ou comme un outil pour améliorer nos idées et les rendre plus articulées. Comme toutes les traditions, elle a tendance à vieillir prématurément si on la suit au pied de la lettre ! Je suis arrivé à la pop par des voies détournées, et ce n’est pas la première forme de musique que j’ai pratiqué : je suis autodidacte, et pendant longtemps c’est l’improvisation qui m’a le plus attiré conceptuellement. Le problème, c’est que cette dernière n’était pas vraiment en phase ni avec ma personnalité, ni avec mes compétences. Je ne toujours pas un très bon improvisateur, mais on aime bien improviser dans Cryptacize, aussi.
Quelle est ta définition d’une bonne chanson ? D’une bonne mélodie ?
Les bonne chansons sont celle que l’on aime, rien de plus. J’aime beaucoup les longues mélodies, celles qui ont des moments pas très glorieux, un peu laids, des formes irrégulières, toutes ces choses qui marquent mais dont on a du mal à se souvenir., comme celle de The Ballad of Sexual Dependency de Kurt Weill, par exemple.