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Rodrigo Fresán – Zappeur de mondes (paru dans Chronic'art, septembre 2010)

Expérimentateur impénitent mais hospitalier des formes kaleïdoscopiques, l’Argentin Rodrigo Fresán connaît depuis ses débuts un succès critique remarquable, notamment en France où le monumental Mantra l’a consacré chef de file d’un certain renouveau sud-américain aux côtés de ses amis Roberto Bolaño et Alan Pauls. Ce grand frère tutélaire se définit pourtant plus volontiers comme un éternel adolescent et, à l’instar de Borgès en son temps, déteste être défini comme un auteur argentin : il vit d’ailleurs à Barcelone et s’exprime volontiers en anglais. Surtout, en dépit d’hérédités incontestables (le roman encyclopédique, la métafiction américaine), ses œuvres mutantes, interconnectées et sans cesse mises à jour forment un estuaire très à part de la littérature contemporaine, à mi-chemin entre la tradition expérimentale et le roman de genre. Le Fond du ciel et Vies de Saints, les deux œuvres majeures et fatalement interconnectées qui paraissent en France en cette rentrée datent respectivement de 1993 et 2010 et permettent autant, en regard, de juger l’exceptionnelle marge de progression de son auteur que la cohérence de son univers et la profondeur de ses obsessions.


A bien des égards, Le Fond du ciel ressemble à une nouvelle étape dans votre carrière: il est plus court dans sa forme que n’importe lequel de vos romans précédents, et vous y tentez des expériences inédites.

On ne peut réellement se rendre compte de la taille du chemin parcouru qu’avec de la distance. Mais l’impression d’avoir franchi une nouvelle étape est effectivement tenace. J’ai essayé et, je crois, j’ai réussi à enchaîner des numéros inédits, presque du premier coup et sans entraînement : c’est la première fois que j’écris une histoire d’amour, c’est mon livre le plus sentimental et le plus passionné, et c’est un roman relativement court. Pour la plupart des écrivains, ça serait une plaisanterie ; pour moi, c’est un bouleversement technique majeur. La première version du roman, qui était très avancée, était trois ou quatre fois plus longue, et assez proche des Jardins de Kensington, de Vies de Saints et, dans une certaine mesure, de Mantra : des livres qui incluent tout et n’excluent rien et qui font de leur trop plein leur principal argument esthétique et métaphysique. Faire la même chose avec la galaxie de la science-fiction était très tentant, mais c’était finalement hors-sujet avec mon projet. J’avais peur d’écrire un deuxième Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, et je tenais à laisser les sentiments occuper le premier plan et remettre les paysages et les décors à leur « juste » place. Ca pourra paraître paradoxal à mes lecteurs, mais je tenais aussi à laisser plus de place au langage : le fait que ces trois garçons se retrouvent être le même nécessitait trois langues différentes. Et j’ai pris énormément de plaisir à me glisser dans ces langues, notamment celle très élégiaque qu’on peut lire dans les descriptions de fins du Monde.

C’est aussi votre roman le moins linéaire, puisqu’il est construit selon un schéma circulaire.

C’est Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, et c’est un procédé vieux comme la littérature. On m’a dit que c’était le plus romanesque de mes livres. C’est en tout cas le plus ambitieux en termes de structure. J’ai beaucoup pensé à Abattoir 5 de Vonnegut, et à la définition des romans infinis des Trafalmadoriens, les extraterrestres du livre, où toutes les scènes et tous les points de vue peuvent se lire en même temps : je voulais écrire un livre trafalmadorien.

Selon vous, cette volonté d’écrire un roman du point de vue d’un extraterrestre s’apparent à une envie de renouveler le roman tout court ?

Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je me sens de plus en plus comme un romancier extraterrestre parmi les romanciers terriens. Je déteste m’imaginer comme un écrivain argentin ; je suis seulement un écrivain qui se trouve être né en Argentine. Je dis toujours que j’aimerais que soit écrit sur ma pierre tombale : « Il est né Argentin mais mort Ecrivain ». Tous les écrivains argentins que j’admire sont des aliens : Cortázar, Borgès, Piglia et surtout, surtout, Bioy Casarès. Je me demande souvent pourquoi les écrivains canoniques argentins pratiquaient tous le genre fantastique, mais si je suis d’une tradition, c’est de celle-ci. Les grands écrivains argentins écrivent toujours depuis une planète extérieure, et ils abordent toujours le fantastique comme un élément réaliste. La littérature argentine de testament et militaire qui est la plus médiatisée actuellement ne m’intéresse pas, parce qu’elle est inscrite dans la pierre. Le titre original de mon premier roman était Historia argentina (traduit en français sous le titre L’homme du bord extérieur, ndr), mais c’était par pure provocation.

Votre sujet est pourtant très terre-à-terre, puisque c’est l’Humain.

C’est une histoire d’amour, sujet humain par excellence. J’ai façonné une  petite formule à répéter aux journalistes dont je suis assez fier : c’est une histoire d’amour dans une combinaison de cosmonaute. Je parle d’amour, mais depuis très loin, dans très longtemps. L’amour inscrit dans l’infini, c’est la plus belle histoire d’amour jamais racontée. Bien sûr, j’ai pris un malin plaisir à la faire conter à un personnage incapable d’aimer parce qu’on a opéré sur elle une ablation de la glande d’amour.

Avez-vous vu ce remake récent de Star Strek, dont le défi du récit était de raconter l’histoire d’amour de Spock, qui est par définition incapable d’amour ?

Bien sûr. Il y a d’ailleurs le même paradoxe au cœur de L’invention de Morel de Bioy Casarès. J’ai surtout pris beaucoup de plaisir à écrire du point de vue d’une femme, perdue dans la jungle verte des banlieues américaines. Le parallèle entre la maîtresse de maison parfaite des années 50 et le robot est assez évident.

Vous dites que Le fond du ciel est moins surchargé et encyclopédique que vos précédents romans ; vous avez tout de même pris un malin plaisir à y faire apparaître plusieurs écrivains totémiques de la science-fiction.

C’est presque plus fort que moi. En fait, c’est l’un des mes plus grands plaisirs de lecteur. Mais je n’oserais plus mettre un vrai écrivain au premier plan d’un de mes livres, comme je l’ai fait avec Barrie dans Jardins de Kensington. C’est pour ça que j’ai changé les noms dans la version finale, et aussi parce que la narratrice se fout complètement de Philip K. Dick et Lovecraft. Elle est une victime de la science-fiction.

Ces deux écrivains connurent, à la fin de leur vie, la malédiction de croire en ce qu’ils écrivaient. Dans Vie de saints, un de vos personnages écrit, de manière très borgèsienne: «  Au commencement était le Verbe, et le Verbe était croire ». Faites-vous un parallèle entre la nature kaléidoscopique de vos livres et les théories de la nature multiple de l’univers ?

Je hais la définition de l’écrivain créateur comme Dieu ; mais je crois que la tâche de créer des mondes crédibles, donc possibles, fait partie de sa malédiction. Et un  monde n’a pas besoin d’être décrit de manière réaliste pour être vraisemblable. 

En postface du Fond du ciel, vous répétez à plusieurs reprises qu’il ne s’agit pas d’un roman de science-fiction, et que vous exécrez cette manie de la plupart des œuvres du genre à empiler les détails incongrus et les descriptions pour justifier ce qu’elles racontent.

Je hais la science-fiction qui veut vous faire croire à la moindre de ses voitures volantes, parce que leur décor devient leur raison d’être ; généralement, ces romans ne racontent rien d’autre que des histoires de guerre, des calques de mythes ou des mauvais whodunit. Les grands écrivains de science-fiction comme Dick, Sturgeon ou Ballard se fichent du futur.

L’idée du futur a été remplacée par une nouvelle eschatologie.

Le futur, en 2010, c’est la prochaine génération de l’iPad. Personne ne s’en est rendu compte. Et plus personne ne souhaite voyager dans l’espace : les nouvelles frontières sont à l’intérieur de nos corps, dans notre ADN. Aucun extraterrestre n’aura le temps de venir sur la Terre pour nous détruire, nous nous serons autodétruits avant. Les vrais aliens de l’Occident sont les Irakiens.

Vous passez pourtant une partie du livre à détruire le Monde. Un nombre incalculable de fois.

La première fois que j’ai détruit le Monde, c’était dans Historia Argentina. Kurt Vonnegut a dit qu’il était de la responsabilité de tout écrivain de détruire le Monde au moins une fois dans sa carrière.

Vonnegut avait vu le monde détruit une fois devant ses yeux, à Dresde.

J’imagine que dans son cas, il s’agissait de raconter le jour d’après, quand les hommes le reconstruiraient. Dans mon cas, je ne sais pas d’où vient le bonheur de raconter la fin du Monde. Il y a une vraie ivresse de l’imagination à en imaginer les détails, à en établir des listes. Les listes me permettent de ne rien jeter. C’est un processus écologique.

Détruire le Monde, n’est-ce pas une manière de repartir à zéro et de se débarrasser de ces monceaux d’information qui sont cette grande malédiction des temps modernes ?

Il y a de ça. Sans les montagnes d’information et le contenu infini des bibliothèques qui est devenu plus lourd que la planète, je ne serais probablement pas devenu écrivain. Mais nous vivons une époque de transition, et nous avons la chance probable d’avoir connu le monde avant internet. Je ne sais pas comment penseront et écriront nos enfants qui n’ont pas connu l’ère du papier.

Dans Le Fond du ciel, vous dites que les livres électroniques sont déjà obsolètes.

Leur talon d’Achille, c’est qu’ils ont besoin d’électricité pour diffuser leur contenu. C’est la vraie fin du Monde qui nous arrivera probablement : quand le savoir universel ne sera plus disponible que sous forme de mémoire électronique et qu’un grand black out effacera tout. Il y a trop d’électricité dans le monde, trop d’ondes, trop de mini-satellites dans nos poches.

Auriez-vous été un écrivain différent à une autre époque ? Comme le 19ème siècle ?

Il y avait une sacré quantité d’écrivains très étranges au 19ème siècle. Et d’autres avant ça, comme Laurence Sterne. Mais quand on me demande sur quel roman j’aimerais apposer mon nom, je répondrais sans hésiter Les Hauts de Hurlevent ou Dracula, ces romans gothiques où les personnages passent leur temps à écrire.

Dans de nombreux interviews, vous dites souvent détester les « livres pour lecteurs ».

Selon moi, il y a deux types d’écrivain : l’écrivain qui lit et le lecteur qui écrit. Je suis un lecteur qui écrit, sans hésiter. C’est pour ça que je ne planifie jamais rien à l’avance avant d’écrire. J’ai besoin de découvrir mes livres au fur et à mesure que je les écris. Je suis conscient qu’outre quelques lecteurs égarés, mes lecteurs sont des écrivains en puissance ; ils font partie de la même secte que moi, même s’ils n’ont pas forcément de livres à leur actif. Pour chaque lecteur qui me découvre, j’aime à penser que c’est « le début d’une belle amitié », pour citer la fin de Casablanca

Dix-sept ans séparent Vies de Saints et Le Fond du ciel : comment jugez-vous votre évolution ?

J’ai beaucoup changé et très peu évolué en même temps. Le Fond du ciel est le livre qui m’a demandé le plus d’efforts, mais c’est mon livre le plus humble. A l’époque de Vies de Saints, mon premier plaisir était de faire compliqué. Je faisais des claquettes. C’est un livre assez immature, et j’étais surtout préoccupé à l’idée de me reconstruire après l’énorme succès en Argentine de Historia argentina. L’idée de m’en prendre à Dieu, c’est un pétage de plombs de jeunesse.

Vous ne cessez de mettre vos livres à jour, et la version Vies de Saints que découvre le lectorat français contient des référence au 11 septembre, à la télé-réalité et à vos livres ultérieurs, comme Mantra.  Il devient difficile de remettre le livre dans son contexte, voir dans la chronologie de votre oeuvre.

Je me vois en apprentissage permanent, tous mes livres ne sont que des étapes. J’ai tendance à voir toute mon oeuvre comme un seul long livre dont les parties s’interpénètrent, ou pour faire référence à K. Dick,  une grande planète avec plusieurs continents. Ou mieux : une grande maison avec plusieurs pièces, le grenier, les toilettes, la salle de bains… Et chaque nouvelle n’est qu’un objet, une chaise ou un cendrier… Banville, Nabokov, Borgès ou Vila-Matas sont de ce genre d’auteur. C’est peut-être pour ça que je ressens le besoin de mettre mes livres à jour. C’est ma revanche contre la pop music, où l’on ne cesse de rééditer des albums légendaires avec des démos et des inédits, ou le cinéma, où les director’s cuts ont toujours la préférence des cinéphiles. Je dois avoir huit versions différentes de Forever Changes de Love.

La littérature devrait être préservée de ça. Nabokov disait que seul le résultat final d’un livre importe. Changer un signe de ponctuation dans un livre de Beckett peut suffire à faire s’écrouler l’édifice.

Nabokov est Nabokov, Beckett est Beckett. Je suis plutôt comme Tolstoï, qui pensait que ses livres étaient toujours perfectibles. Mais j’imagine que Le Fond du ciel est mon livre le plus « terminé » à ce jour. J’aime assez l’idée qu’il sorte en même temps que Vies de Saints, parce qu’en dépit du temps qui les sépare, il y a beaucoup de liens plus ou moins dicibles entre les deux. Vies de Saints parle de la religion catholique comme d’un sous-genre de science-fiction. Les Actes des Apôtres sont plein de chevaliers Jedi. Le romancier de science-fiction Philip Pullman vient de sortir sa version de la vie de Jésus, dont l’argument principal est qu’il avait un frère jumeau : je l’ai fait avec vingt ans d’avance (rires). Et d’un point de vue purement littéraire, j’aime bien cette vieille théorie des années 70 qui dit que les Pyramides ont été construites par des extraterrestres. Ca aurait été tellement chouette que ce soit vrai…

Dans Vies de Saints, vous opérez un véritable blasphème en utilisant Dieu comme personnage littéral.

C’est un personnage de littérature fabuleux, je n’ai pas pu m’en empêcher. Il a créé le monde dans ses moindres détails en sept jours ! Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en des gens qui croient en Dieu, comme ma femme ; bien sûr, je hais le Vatican et toutes les religions organisées comme je hais les groupies autour des rockstars.

Dans cette version mise-à-jour de Vies de Saints, vous écrivez avec une facilité déconcertante une parodie remarquable du DaVinci Code.

J’aurais pu en écrire trente autres. Je crois que nous vivons moins une crise de la littérature que du bestseller. Il n’y a pas moins de bons livres qui paraissent, ni moins de lecteurs de bons livres ; en revanche, on se fiche vraiment des lecteurs occasionnels qui n’aiment pas la littérature. L’offre est de plus en plus lamentable. Quand on compare les livre de Irving Wallace, Morris West ou Robert Ludlum à ceux de Dan Brown, ou les livres de Ann Rice à ceux de Stephanie Meyer, on dirait du Proust. Et je ne parle même pas de Dickens, Thomas Mann ou Somerset Maugham… Que s’est-il passé ? J’imagine que l’argent oblige les auteurs à écrire de plus en plus vite. Surtout, on vise le lectorat en le sous-estimant.  L’idée de ces livres pour les adolescents ou les « jeunes adultes » est atroce. Et je ne parle même pas des vampires qui peuvent se balader en plein jour. C’est un scandale.

Vous êtes l’un des rares auteurs à ne pas faire de distinction entre littérature et bestseller, ou tout du moins à réellement affectionner la littérature de genre.

Ca vient de ma vie de lecteur. Mais mes auteurs préférés sont tous des deux côtés de la barrière : des auteurs de best-sellers, et des innovateurs. Je n’aime pas prendre parti pour l’avant-garde ou la littérature populaire, parce que je pense qu’ils ne sont pas en opposition. William Burroughs, qu’on taxait toujours d’être expérimental, disait que les seuls livres expérimentaux sont des expériences qui n’ont pas marché. Je crois qu’aux expérimentations qui marchent, comme Moby Dick ou A la recherche du temps perdu.

Stanley Elkin – More is More (paru dans Chronic'art, janvier 2011)

Ce n’est pas parce que la formule est éculée qu’il n’arrive pas qu’elle soit vraie : Stanley Elkin (1930 – 1995) est l’un des secrets les mieux gardés de la littérature américaine. Ou plus précisément, il fait partie des très grands auteurs américains les plus injustement méconnus du 20ème siècle. Y compris dans son propre pays où, ne serait-ce l’activisme de l’éditeur mécène Dalkey Archives, il ne serait plus lisible du tout. En France, il a été traduit ici ou là dans les années 70 et 80 (chez Plon, Denoël, au Seuil ou au Mercure de France) mais suivre la trace de ses livres tous épuisés tient du parcours du combattant. A le lire, c’est à la fois trop vraisemblable et incompréhensible. A l’instar de son ami Saul Bellow ou de Philip Roth, Elkin fait partie de ces auteurs qu’on étiquette « juifs » avant d’évoquer sa littérature, et dont on brandit l'humour noir comme un inéluctabilité, un obligatoire trait folklorique. Sur l’autre versant des clichés, on le rattache parfois à l’école post-moderne pour l’extravagance de sa langue, et s’il n’est pas faux que ses plus ardents défenseurs s’appellent William H. Gass (un temps son collègue à l’université de Washington) et Tom LeClair et que l’auteur dont il se sentait le plus proche était John Barth, ses préoccupations littéraires n’avaient rien à voir avec les ambitions cybernétiques des troueurs de page. Au moment où les éditions Cambourakis rééditent Un sale type, le roman qui l’a fait connaître à la fin des années soixante, tâchons donc pour une fois d’évoquer Stanley Elkin comme la singularité absolue qu’il était.

A serious funny writer

Né à Brooklyn en 1930 et disparu l’année où son dernier roman Mrs. Ted Bliss lui valut de remporter le National Book Critics Circle Award pour la deuxième fois (1995), Elkin fit sa carrière loin de New-York, confortablement caché au fin fond du Midwest. Il ne connut pas le succès et n’eut jamais les faveurs du lectorat populaire, ce qui ne fait pas pour autant de lui un « écrivain pour écrivains » (a writer’s writer). Il faut dire que le ton unique qui traverse ses livres est absolument insaisissable. Une formule en américain dans le texte existe, mais elle est intraduisible: « a serious funny writer ». Sans le « and » : Elkin n’était pas drôle et sérieux, il était selon les pages drôlement sérieux, ou sérieusement drôle. De la même manière, ses histoires sont simultanément banales et majestueuses, absurdes et trop signifiantes, paraboliques et douloureusement réalistes. Son sujet était l’homme (américain) de son époque dans tous ses vices et sa splendeur pathétique, mais jamais un millilitre de morale ne perle à la surface de ses histoires. Ses personnages toujours ambigus sont souvent aux prises avec des conjonctures dantesques (George Mills débute pendant les Croisades, The Living End se passe entre le Paradis et l’Enfer, la Vierge Marie fait une apparition dans Le rabbin de Lud) mais ils ne prononcent jamais une seule sentence métaphysique. Ses intrigues sont redoutablement édifiées mais ne sauraient en aucun cas se priver de leurs détours, anomalies et flottements cryptiques. Ses romans prennent des airs de critique acerbe de l’âge pop mais tournent systématiquement le dos à la cohérence obligée des romans sociaux et propres sur eux. Tout ça pour dire que Elkin avait les fesses entre trois chaises : il aimait trop se délecter de gros mots pour le commun de l’avant-garde, et laissait trop volontiers sa prose « aigre et frénétique » diffracter la substance romanesque de ses livres pour le grand public. Fatalement, c’est ce paradoxe qui le rend majeur. Evoquant Un sale type dans l’essai On Being Blue, Gass comparait ainsi Elkin à un pur poète, et un idéal pourvoyeur de « phrases sexuelles » : « Il faudrait être aveugle au point de ne pouvoir distinguer un homme d’une femme pour ne pas se rendre compte qu’aucun écrivain de notre temps n’écrit une poésie plus chaleureuse, plus opulente ».

Humain trop humain

Paru la même année que le Blanche-Neige de Donald Barthelme (1967), le deuxième roman d’Elkin lui valut d’être plutôt rangé dans le même sac que Mel Brooks et Terry Southern. Première méprise : gigotant et feuilleté, Un sale type ne fait jamais rire aux éclats et ne saurait se conformer à un seul genre de littérature. En premier lieu, il contourne l’exercice de style existentialiste attendu puisqu’en dépit de son titre, personne ne saurait dire si son héros Leo Feldman en est effectivement un, de sale type. Patron d’un grand magasin, il est coupable volontaire de faveurs cradingues monnayées en sous-main dans son sous-sol, mais c’est un bug informatique qui l’envoie derrière les barreaux. Enfermé dans un établissement pénitentiaire kafkaïen jusqu’au burlesque, on le retrouve presque victimisé par les exactions d’un chef de prison curieusement pervers, et fatalement incapable de se trouver sur la grande échelle du bien et du mal. Pris dans une tempête extatiques de flashbacks vils ou émouvant et de dialogues beckettiens en diable, le lecteur lui-même est sollicité sur tous les fronts, poussé ici à croire à une reconstitution de l’Ancien Testament où tous les protagonistes arborent des noms allégoriques (Feldman pour « fell man », homme déchu), là à un flagrant délit d’autobiographie ou un pensum sordide sur la misère sexuelle du couple contemporain. Alliage incassable de cruauté entière, d’humanisme total et de finesse intense, Un sale type fait surtout une expérience de lecture impossible à résumer, dont on sort aussi crevé et abasourdi que d’un grand roman russe. Ou d’un match de boxe. Elkin livrait d’ailleurs le secret de son art à Tom LeClair en 1976 : « Je ne crois pas que le moins soit l’ennemi du mieux. Je crois que le plus fait le plus. Je crois que le moins fait le moins, le gros fait du gros, le mince fait du mince et que quand y’en a marre, y’en a marre ».

"Une étrange lumière": a long conversation with Lydia Millet

Cette longue interview avec la (très importante) romancière Lydia Millet s'est tenue par email en octobre de l'année dernière, à l'occasion de la publication française de son roman "Le coeur est un noyau candide" (Lot49/Le Cherche-Midi). Une version plus courte a été publiée en français dans le magazine Chronic'art et à l'invitation de Richard Nash (son ancien éditeur chez Soft Skull), une version plus complète encore a été publiée en version originale par The Rumpus.

This long-ish interview with (important) American novelist Lydia Millet happened via email last October, on the occasion of the French publication of Lydia's novel "Oh Pure and Radiant Heart". A shorter edited version was published (in French) by Chronic'art; and following an invitation by Richard Nash (her former editor/publisher at Soft Skull), the complete version was published in English by The Rumpus, and accidental English readers should go there to read it in unspoiled form.

D’où vous est venue l’idée de l’intrigue du roman?

Mon idée était simple : interroger et explorer le sublime du nucléaire à travers un récit et ses personnages. Mais aussi interroger et explorer les esprits des créateur de la bombe atomique. Et j’ai tant bien que mal collé ces deux impulsions ensemble.

Outre Oppenheimer, qu’est-ce qui vous a menée à ces “gentlemen” en particulier? A un moment du récit, vous soulignez le paradoxe de ces scientifiques qui créèrent l’arme de destruction la plus puissante de tous les temps à partir de leur « amour » pour l’atome et la matière.

J’ai lu beaucoup de livres sur la plupart des scientifiques qui participèrent au Projet Manhattan, épluchant des piles de biographies pour trouver ceux qui me fascinaient le plus. Oppenheimer était un choix évident, mais Szilard n’est pas aussi célèbre qu’il devrait l’être, et je me devais de mieux le connaître, notamment son sens de l’humour, son génie et son arrogance. J’ai même essayé de lire son très mauvais livre, dont il était si fier, La voix des dauphins, mais malheureusement je n’ai pas réussi à le terminer. Enfin Fermi est plus connu, et me semblait être un exemple idéal de droiture. Du coup il complétait parfaitement la trinité.

En optant pour cet étrange postulat littéraire de ressusciter des grands hommes de l’Histoire, pensiez-vous plutôt aux effets littéraires (par exemple, cet effet « Lettres Persanes » qui permet de jeter un regard neuf sur notre monde) ou à élaborer un événement fantastique digne d’être apprécié avec tous les effets de réel attenants ?

Le seul texte de Barthes dont je me rappelle vraiment, c’est les Fragments d’un discours amoureux, qui fut très important pour moi pendant ma jeunesse, quand j’essayais de comprendre certaines choses de la vie comme l’égotisme et l’amour fou (je dois partager ça avec quelques adolescentes en France). Pour ce qui concerne la folie de mon geste, la transplantation de personnalités célèbres dans un contexte qui n’est pas le leur sert à tout ce que vous évoquez, et peut autant être utilisée comme une facilité que comme une idée très fertile. Je ne connais pas « l’effet de réel », mais j’imagine que le fait de ressusciter des hommes célèbres dans un roman est plutôt un acte de déni du réel, une fuite. Je ne pense pas que ça rende le roman plus crédible : au contraire, ça va à l’encontre de sa crédibilité. Techniquement, c’est un boulet à son pied. Toutes les tentatives de la science-fiction sont des actes de sape contre la crédibilité, et s’en remettent au ton et au langage pour rétablir la suspension de l’incrédulité. Mais elles séduisent aussi par leur fabulosité même.

De la même manière, on pourrait dire que les trois scientifiques ressuscitent littéralement dans le réel du livre. Doit on y voir un commentaire en creux sur la toute puissance de la littérature ? Est-il plus facile ou difficile, de manipuler les réincarnations fictionnelles de vrais personnages plutôt que des personnages purement fictifs ?

A partir du moment où l’on élude toute revendication journalistique – c’est ce que j’ai fait – il n’y a rien d’intimidant à manipuler un Oppenheimer. Les personnages du roman sont mes versions fantasmées des physiciens de la bombe atomique, des variantes fictionnelles des empreintes laissées dans notre culture par des vrais individus et réinterprétées en toute liberté créative, personnelle et idiosyncrasique par quelqu’un qui ne les a jamais rencontrés. Il suffit de quelques balises, d’un squelette pour faire tenir les choses, les faits de leurs vies et la chair qu’on invente. Je me fiche de la fidélité aux faits. Je mens, je mens, je mens.

A un moment du roman, le personnage de Ann s’interroge de savoir ce qui est le plus vrai, entre le trivial et le sublime. Il n’y a aucune tentation réaliste dans le livre ?

Je ne sais pas ce que le réalisme veut dire pour vous. J’en suis désolée. Mais c’est un terme tellement rebattu dans mon pays qu’il ne veut plus rien dire. Les gens utilisent le terme « réaliste » pour dire « bien », par exempl. Je pense tout de même que Le cœur est un noyau candide est, en termes de voix, bien plus direct et moins détourné ou ironique que la plupart de mes autres romans. C’est mon livre le plus sincère, si j’ose dire.

Pourquoi avoir choisi Ann, « une bibliothécaire pittoresque et modeste », et son mari Ben, un simple jardinier, pour faire le lient entre les trois scientifiques réincarnés et l’Amérique contemporaine ?

Ils sont censés être de gens simples, des symboles de cette part bienveillante et plutôt passive de l’Amérique qui a disparu de sa réputation. Ann aime les livres, et Ben ne désire rien d’autre que de « cultiver son jardin » (en français dans le texte, ndr), quand nous autres Américains sommes plutôt connus pour être bravaches, odieux, narcissiques, et bien sûr ignorants. Et à en croire les statistiques d’ensemble, il y a une grande part de vérité là-dedans. D’après ces statistiques, nous ne savons pas apprécier la culture et l’érudition. Mais dans l’ombre de ces statistiques, il demeure chez nous une tradition de réserve et d’instruction, qui ne vient pas seulement des rigueurs du Puritanisme mais aussi d’une théologie plus généreuse, consciencieuse et libertaire, dont l’héritage est actuellement piétiné et pulvérisé par la droite religieuse. Ce Moi prudent et raffiné se débat dans le monde des nouveaux médias, et contre celui du matérialisme et du consumérisme. Je tenais à ce que Ann et Ben appartiennent à cette Amérique désuète, celle des mes grands-parents en Nouvelle-Angleterre, de mon grand-père de Géorgie, et quelque part celle de mon père, qui était un héritier typique du 19ème siècle réservé et plein de bonnes manières. L’Amérique, en fait, d’Oppenheimer.

Du point de vue des trios scientifiques débarqués de 1945, l’Amérique contemporaine est une dystopie…

Nous vivons effectivement dans une dystopie. Certains plus que d’autres.

Une idée récurrente dans vos livres est que nous vivons après la fin de l’Histoire, que « la fin est déjà venue et repartie ».

Je pense que la Révolution industrielle fut le début de la fin. Et on pourrait débattre longtemps sur la tradition apocalyptique dans l’écriture ; il n’y a rien de nouveau. Et pourtant, tout dans notre temps est spécifiquement nouveau. Tout dans notre existence sur la terre est incroyablement caractérisé par les nouveautés, dans les faits comme dans les chiffres, par les nouveaux venus, les nouvelles habitudes, et l’annihilation pure et simple de l’ancien. Le point crucial de notre situation – tout du moins la partie industrialisée du monde contemporain - est que nous vivons dans une abondance démente et généralisée, une frénésie d’activité économique, artistique, technologique, scientifique, une efflorescence de savoir, de savoir-faire et même, d’une certaine manière, de connaissance de soi, que nous pensions à une époque à même de nous sauver. Et pourtant, nous passons notre temps à tuer le monde avec acharnement et malveillance, exactement en même temps. Nous sommes simultanément à un pinacle de savoir et d’énergie humaine – nous sommes devenus des surhommes – et à l’avant-poste d’une armée d’assassins : nous tuons nos cultures les moins fortes, nos langues les moins parlées, nos peuples les moins peuplés, dans une fabuleuse indifférence. Des langues ne cessent de mourir, les animaux et les plantes disparaissent à une vitesse 1000 fois supérieure au taux d’extinction normal. Nous tuons les bêtes dans les airs, sur la terre, dans lamer. Nous tuons les plantes, les arbres, même l’air lui-même. Nous tuons même l’atmosphère ! Apparemment, même l’atmosphère n’est pas hors de la portée de notre destruction. Nous regardons désormais en l’air pour notre soif assassine, nous tendons le bras vers les étoiles. Aucune ambition n’est démesurée pour nos assassinats. Nous défaisons toute le travail de la création aussi vite que nous pouvons. Bien sûr, puisque nous ne pouvons pas vivre dans le néant, nous seront bien obligés de finir cette série de victoires triomphantes sur le reste du monde en nous anéantissant nous –mêmes. Tout ça, nous l’achevons en poussant des cris de guerre de désir, de certitude, d’autosatisfaction – nous prétendons que nous avons le droit, le droit d’avoir et le droit de tuer. Avoir tout est notre droit naturel. Tuer est notre droit naturel. Ce n’est pas une exagération. C’est qui nous sommes. Et nous sommes aussi très versés dans l’art du déni. C’est même notre principale stratégie pour vivre, en tant qu’individus, dans un monde social qui file tout droit vers un catastrophique effondrement.

Il brille tout de même une lumière étrange dans vos livres : une mélancolie très puissante plutôt qu’un désespoir à proprement parler. La conclusion de votre dernier roman en date, How the Dead Dream, où le personnage principal oublie sa passion de l’argent pour aller dormir avec des bêtes sauvages, est une expérience à la fois gratifiante et foudroyante.

Je suis à la fois encline à de la grande tristesse et de la grande joie dans mon écriture et dans mes lectures. Les œuvres des autres me font souvent pleurer. Mais je n’ai pas beaucoup d’affection pour les œuvres proprement déprimantes. Pour moi, il y a un fossé entre la tristesse et la mélancolie – deux sentiments très beaux – et le déprimant, qui n’est rien d’autre que déprimant, une émotion plate et sans texture. Mon travail s’articule autour de l’empathie et de la distance, le plus souvent en même temps – comme la plupart des œuvres d’art, ou tout du moins les œuvres littéraires qui fonctionnent sur moi en tant que lectrice.

Quelle serait votre définition de la satire ? Est-ce que vous considérez vos romans, notamment Le cœur est un noyau candide et Everyone’s Pretty (non-traduit en français), comme des satires ?

Je sais qu’on les qualifie souvent de satires, et Everyone’s Pretty s’en rapproche effectivement. L’étiquette ne me dérange pas parce que j’aime les satires. Mais c’est un genre littéraire précis, et mes livres ne s’y conforment pas strictement. De mon point de vue, ils contiennent des intentions satiriques, mais n’ont pas la pureté et la rigueur de la vraie satire - c’est-à-dire la Modeste proposition Jonathan Swift. Ils ne suivent pas une structure aussi serrée et unifiée. Ils ne sont pas homogènes, ils sont hétérogènes.


Vous avez un statut assez particulier et isolé dans les lettres américaines. Pouvez-vous nous parler des écrivains qui ont été importants pour vous?

Les écrivains européens ont été très importants pour moi. J’adore Thomas Bernhard, et j’ai beaucoup aimé Robert Walser, Beckett, Calvino, Virginia Woolf. J’aime aussi beaucoup quelques livres isolés de Karel Capel, Elias Canetti, Gombrowicz. Mais certains américains sont tout aussi importants: Gilbert Sorrentino est un héros pour moi, tout comme William Gaddis. Parmi les contemporains, je citerais Joy Williams et Lydia Davis
.

Jusqu’à quel point considérez-vous votre oeuvre comme spécifiquement politiquement engagée ? L’un de roman s’appelle George Bush, Dark Prince of Love (publié en 2000, la référence va à Bush père). Surtout, on ne peut s’empêcher à ce moment absurde de Le cœur est un noyau candide où les trois scientifiques sont menacés par le Patriot Act…

Mes romans ont certes une portée sociale et politique. Surtout, ce sont romans philosophiques. Leur sujet est le champ de bataille de l’instinct et de l’expérience humaine plutôt que celui du quotidien, mais raconté, comme l’exige le roman, à travers l’expérience du quotidien.

Faites-vous un lien entre votre travail au Center for Biological Diversity et votre oeuvre ? Plusieurs scènes dans Le cœur est un noyau candide – notamment le retour des grues blanches à la fin – et l'intégralité How the Dead Dream font directement référence aux espèces en voie de disparition.

Mon écriture et mon travail sont deux faces d’une même pièce : mon amour pour les bêtes, les plantes et les formes de ce monde fabuleux et irremplaçable qui est le nôtre, et une croyance profonde en le fait que les hommes ne sont pas, de fait, des soleils autour desquels les autres planètes tournent mais eux-mêmes des planètes qui tournent sans cesse autour d’un cœur ardent qu’ils ne peuvent pas comprendre. Pour autant que je participe à une action – j’écris et je corrige, je ne fais qu’exécuter des tâches mineures pour ceux qui agissent vraiment – je pense que notre séparation avec le reste du monde, notre myopie, notre culture de l’individu sont en train de nous mener tout droit à notre perte. J’assume mon statut de prêcheur de l’apocalypse. J’essaye de me modérer, bien sûr, pour qu’on continue à m’écouter. Je demeure une optimiste presque béate. Je suis profondément emplie d’espoir, c’est une nécessité. Je n’arrive pas à concevoir que toutes ces merveilles finissent en fumée. L’héritage de l’humanisme et du monothéisme a eu des effets pernicieux en même temps qu’il nous a libéré : il nous effacé la mémoire des souvenirs de notre race, nos souvenirs les plus profonds. Nous sommes la terre et l’herbe. Nous sommes l’océan.




Atom™ « Liedgut » (Raster-Noton/Metamkine) (Chronic'art, janvier 2009)

Une question très sérieuse se pose très sérieusement à l’écoute prolongée de ce disque fabuleux : s’agirait-il du disque de musique électronique introspective le plus important depuis Radioactivity de Kraftwerk ? On se souvient comment le monument de Ralf et Florian passait en 1975 un écran technique et théorique immense en quittant les bidouilleries naïves dans la campagne allemande pour la beauté anxiogène de la matières électronique immaculée. 35 ans plus tard, Schmidt, pas loin d’être devenu un monument lui-même, se pique de revenir sur ce Passage fondamental et de barbouiller un peu son seuil d’indécision. Arguant d’un pensum sur cet étrange particularisme esthétique germanique qui lie inexplicablement Romantisme et Futur, il invite et brouille en quelques suites succinctes Schubert, Oskar Sala (qui convertit, dit la légende, les Nazis au son électronique avec sa version modifiée du Trautonium) et Kraftwerk à presque toutes les époques de sa vie depuis l’enfance pastorale jusqu’à l’invention de l’homme-machine et fait un très grand disque d’electronica libre et très articulée. Sans autre référent que les trois artistes sus-cités, il va sans dire : explorateur isolé mais crucial des formes comme des matériaux, Schmidt retrouve même une verdeur d’invention inattendue dans ces chansons très germanophiles (dont le mirifique traitement vocal revient en lien direct à la pop artificielle de Lassigue Bendthaus), ces valses et ces moments d’inspection sonique purs et durs. Disque somme de son auteur, disque majeur, énorme condensé, Liedgut est un disque sur la machine et un disque sur l’homme, bien sûr, où l’homme et la machine parlent de concert. C’est Florian Schneider lui-même, qui vient de laisser Kraftwerk orphelin de son invention, qui livre d’ailleurs l’épilogue.

Onuma Nemon, Vaisseaux dans le cosmos (Chronic'art, février 2009)

Artisan, chercheur, artiste, rescapé des années de l’avant-garde, Onuma Nemon tisse depuis la fin des années 60 l’une des œuvres les plus singulières de la littérature française : une immense Cosmologie qui compte plus de 30000 pages accompagnées d’œuvres visuelles, vidéos et sonores dont on a seulement aperçu jusqu’ici des fragments dans des revues (La Main de singe, L’Infini, Les Episodes), son site internet et deux gigantesques multiplicités à l’ambitions synthétique démesurée, Ogr (Tristram, 1999) et Quartiers de ON ! (Verticales, 2004). Il publie aujourd’hui un bref Roman rédigé en 1968 en forme d’autobiographie (un leurre) et au titre programmatique (« l'idée était d'écrire “le roman” comme une sorte d'absolu (…) mais surtout de s'en débarrasser pour passer à autre chose ») qui offre un point d’entrée inespérée sur cette « énorme cohésion » immensément exigeante. Récit hallucinatoire des échappées belles d’un enfant depuis les banlieues « sous-prolétariennes » du Bordeaux d’après-guerre vers une fantasmagorie totale, Roman délivre en substrat très concentré et dans une écriture stupéfiante les lieux (les Quartiers, les banlieues), les personnages (le frère vivant et le frère mort) qui hantent et habitent les immenses territoires de ses autres ouvrages, et comme une explication littérale à la naissance d’une immense voix littéraire. Maître absolu et redoutablement précis de son cosmos littéraire, Onuma Nemon nous en livre quelques explications.

Roman a l’air d’être un fragment central, voire un pivot de votre Cosmologie. Est-ce la raison pour laquelle vous le publiez aujourd’hui, quarante ans après son écriture ?
Ce sont les éditeurs qui ont insisté pour le prendre à part. J’avais prévu un « prière d’insérer » à inclure dans le livre, mais les éditeurs m’ont persuadé que l’ouvrage se suffisait en lui-même. Je craignais la méprise, car c’est un archaïsme qui date de 1968 : je n’ai aucun désir de revenir à une écriture plus classique ni au roman traditionnel qui est définitivement mort à mon sens. J’ai une autre idée du romanesque aujourd’hui, bien plus épique. Il existe un ouvrage beaucoup plus éclaté, à facettes, Phoenyx Styx, X que j’ai écrit en 1969, et j’avais l’intention de le publier en premier temps. J’avais aussi pour projet de publier un recueil de nouvelles, Maison Lulu, que j’avais donné en 2004 à Verticales et qui s’apparente à un buissonnement idéogrammatique plutôt qu’à un développement autour d’un centre et une périphérie, un voyage au pays des morts et dans un cimetière. Je leur ai enfin proposé une publication en trois temps : ce Roman, ensuite Tubercules du Roman qui date de 1972 et qui est son pourrissement sous forme de nouvelles plus éclatées, enfin Je suis le roman mort, dont figure un très court extrait à la fin de Roman et qui fait partie de la version définitive de la Cosmologie. Je travaille depuis 1984 à une « réduction de tête » de cette dernière, qui fait plus de 30000 pages – ceci dit, le volume ne veut rien dire, ce n’est pas parce que c’est volumineux que c’est intéressant – à 2000 pages en tout. J’avais tenté de monter une traversée dans Quartiers de ON ! mais la multiplicité des territoires rendait l’oeuvre difficile à aborder malgré l’aide du CD audio. Les gens de Verticales ont été emballés par l’idée de publier Roman comme une sorte d’introduction à la Cosmologie, et je me suis laissé convaincre.

La période qui est contée dans le récit semble être un moment charnière de la Cosmologie, c’est-à-dire le moment qui précède immédiatement l’écriture.
C’est un peu ça. Ça fait partie de tout un tas d’exercices techniques, où l’écriture est beaucoup moins élaborée, moins diffractée. Ils baignent dans une réclusion volontaire un peu hallucinatoire qui était la mienne à l’époque. Roman exprime une hébétude, une concentration forcenée. Une fixation visuelle, d’abord, probablement motivée par le fait d’avoir failli perdre un œil, sonore ensuite, car Roman est un livre de voix. A l’époque de la publication de Quartier de ON !, j’avais travaillé avec l’Atelier de création radiophonique sur une oeuvre qui s’appelait Monologre de la Grosse et pour laquelle j’avais rassemblé des bribes sonores que j’avais noté tout enfant, dans les années 50. J’en ai effectivement retrouvé certaines: le retour vers le passé fut assez phénoménal, notamment vers la magie de la radio qui liée à l’endormissement, à l’exotique, au-delà des mers… A un moment donné, on avait pensé avec Tristram faire une édition sonore de la Cosmologie mais son énormité rendait l’entreprise difficile. L’excès formaliste de la poésie du côté de la typographie ou du sonore est une erreur, puisque l’intérêt est de pouvoir jouer sur les deux tableaux. Il faut rester entre les deux.

Comment jugez vous le texte quarante ans après son écriture ? Il a toutes les apparences d’un récit autobiographique, ce qui est tout à fait paradoxal dans votre cas puisque Onuma Nemon est un « surnom » et que vous décrivez l’autobiographie comme « la façon d’éprouver dans un corps la vérité du monde ».
Je ne voudrais pas qu’on prenne Roman pour un roman des origines, je refuse absolument tout rabattement psychologique. Peut-être que la Cosmologie est partie de là, mais l’autobiographie est inventée en partie : dans mon oeuvre, chaque nouveau territoire modifie l’ensemble. Le geste est autobiographique, les sensations décrites ont une origine autobiographique, mais il ne faudrait pas qu’on prenne l’oeuvre comme une régression, car c’est dans le goût du jour de revenir au roman classique comme si rien n’avait eu lieu. J’explique depuis le début que la Cosmologie est un passage, du livre au volume, du livre au rouleau, du livre à ses extensions. Ce qui est dans le livre est l’essentiel, mais ce ne sont que les cendres de quelque chose d’autre, notamment toute une partie graphique (que j’ai montré en partie au Quartier à Quimper en 2005) qui n’est pas réductible dans le livre. Les éléments sonores ne sont pas à délaisser non plus, tous comme les éléments vidéographiques : ce sont des étoilements plutôt que des illustrations, qui éclatent le propos. J’espère qu’à un moment donné, toutes ces interactions seront disponibles sur un site complet de la Cosmologie.

A une certaine époque, des auteurs comme Ted Nelson ou Michael Joyce avaient tenté l’expérience de l’hypertexte en publiant des œuvres en CD-ROM. Ca ne vous a jamais tenté ?
Oui, et la réalisation ne dépend que du temps et des moyens. Nous avions pensé au CD-ROM avec Philippe Prevost de l’IRCAM, quand je l’ai rencontré à Auch en même temps que Sylvie Martigny Jean-Hubert Gaillot au Festival Intercontemporain. Mais ça nécessiterait un investissement énorme.

Vous avez parlé une fois de « l’ouvrage mallarméen » comme horizon formel. Roman adopte un étonnant format court puisqu’il fait moins de 200 pages.
Idéalement, j’aurais aimé ne pas être débordé par cette pléthore, ne pas être envahi : la Cosmologie m’a bouffé ma vie et si j’avais pu avoir la difficulté mallarméenneà l’écriture, j’aurais certainement été moins débordé.

Vous citez Edgar Allan Poe dans le récit. Etait-il une influence en 1968 ?
Je me souviens aussi de Katherine Mansfield, dont l’écriture demeure un idéal de la langue, que je retrouve aussi chez Nerval. Poe, c’est la littéralité magique. J’étais fasciné par ces œuvres qui résistent absolument aux significations avérées : la Cosmologie embarrasse de plus de questions qu’elle ne permet d’y répondre. C’est une concentration d’états-limite, d’extases et d’énigmes. La partie OR de OGR s’arrête au moment où le roman doit prendre, avant que l’histoire ne se constitue, comme un mitraillage d’inachèvements successifs. Mon pari est de faire tenir une oeuvre, des « échardes de réel » réunies comme un train de bois flottant avec tout ça.

Roman s’achève pourtant par une conclusion et une sensation d’achèvement tout à fait satisfaisante.
Jusqu’en 1984, mon écriture était surtout concernée par une division du monde en deux, par l’écriture à quatre mains du frère mort et du frère vivant. J’étais dans une sorte de délire. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a aucune référence politique alors que le livre date de 1968, que j’étais actif politiquement et que j’avais déjà une pratique expérimentale - j’avais travaillé au Centre Pierre Bourdan avec Pierre Schaeffer. Et le livre ne reflète rien de tout ça, comme si le corps avait écrit dans une autre langue que celle de son époque.

Roman est un livre sur la ville, sur les Quartiers, mais le regard de Nycéphore semble chercher en permanence la Nature et les végétaux : qu’est-ce qui motive ce Panthéisme ?
J’étais très marqué par Hugo dans ma jeunesse. Mais Nycéphore cherche surtout les friches, les zones limite. Phoenyx Styx, X se passe dans les alentours d’une copie de la Maison Blanche qui avait été construite à Arlat par un banquier juif qui s’appelait Peixotto. Quand j’étais enfant, elle était abandonnée et elle me fascinait. Cet endroit, comme le quartier de Saint-Michel au-delà de la Garonne, fut déterminants dans l’émergence de l’écriture.

Vous évoquez précisément dans le livre cette « horreur (qui) est un dépaysement dont la griserie peut devenir fantastique dans ces endroits où l’on n’est plus personne ».
Le Quartier, comme morceau de quelque chose, incomplétude, mauvais quartier, cinquième quartier est une notion essentielle de mon oeuvre. Saint-Michel et Saint-Augustin, les deux quartiers de Roman, furent les premiers à jouer un rôle déterminant. Le premier, c’était la grande misère. Le deuxième, c’était le quartier du Phoenix, de l’échappée belle.

Roman est une attaque à charge contre le naturalisme, aussi : chaque fragment de réel, des odeurs de vernis jusqu’à la boutique d’un boucher, est le point de départ vers des paysages tout à fait fantasmagoriques.
Déjà à l’époque, je me sentais proche de Huysmans. Le vernisseur, il est tout à son décadentisme, j’ai envie de dire. Suskind par exemple a repris Huysmans de manière très faible. Après, j’étais très influencé par la littérature expérimentale, par la Beat Generation, les premiers textes qui étaient parus dans les Cahiers de l’Herne. Et mon rapport au réel se résume à ces échardes de réel dont je vous parlais plus tôt : elles sont arrachées au vernis habituel de la représentation, que j’essaye de forcer de toutes les façons. En ce qui concerne Roman, j’ai du mal à juger ce qu’il réussit et ce qu’il ne réussit pas, je ne suis pas assez neutre. Peut-être a-t-il l’air un peu forcé. Mais j’apprécie la manière dont le rêve s’épanche dans le réel, et ce surgissement du fantasmagorique en général. Le fantastique y apparaît de plein pied.

On trouve dans le roman la phrase « ce n’est pas une quincaillerie que la littérature ».
Peut-être le texte est il un peu laborieux ? La magie qu’on y trouve a été perdue : la possibilité d’une énorme cohésion, d’une rivière de diamants, un chatoiement d’états mentaux qui ont disparu. Je regrette doublement cet enfermement: le regret d’avoir perdu cette intensité permis par le fait d’être dans une sorte de coque (comme pour l'œil) du 19ème siècle en plein 20ème, et regret d'avoir été obligé de passer par toute cette quantité “d'exercices techniques” dont le roman traditionnel, les poèmes de forme classique, où réside cette intensité sans avoir pu les court-circuiter.

Comment entrevoyez-vous la forme publiée finale de la Cosmologie ?
Ca s’appellera Etats du monde : la réduction de la Cosmologie en 2000 pages, par exemple en deux gros volumes, avec beaucoup de représentations plastiques et éventuellement sonores. Idéalement, j’aimerais continuer à montrer mon travail plastique en expositions pour que l’on puisse se rendre compte de ce que je fais. Et Roman est certainement un préalable à ça, puisque sa publication constitue un nouvelle porte d’entrée. Le but n’a jamais été l’illisibilité et j’essaye de produire une forme cohérente avec tous ces inachèvements successifs.

Vous êtes finalement un héritier des écrivains encyclopédiques comme Sterne ou Cervantès, qui laissaient entrevoir des totalités sans jamais les livrer totalement.
C’est l’idée du passage au volume : l’écriture c’est la vie, c’est d’abord ce qui est en dehors du livre, la course ou la danse incessante entre le volume et ce qui peut en être donné dans un livre. Cette recherche invétérée est le cœur de mon oeuvre. Les Chinois parlent de la métaphore comme d’un vaisseau pour se rendre d’un point à un autre, qu’on abandonne quand on est arrivé : c’est ma définition de l’écriture.

Cryptacize : des petits trous de ver dans le temps (Chronic'art, février 2009)

N’en jetons pas un sac de riz bio: on est fans transis de tout ce que fait Chris Cohen. En 2004, on aimait déjà beaucoup son apport irréel au math rock dégondé de US Maple avec Natural Dreamers ; puis on a chéri l’âge d’or des trois albums de Deerhoof auxquels il a participés (Apple O’, Milkman et The Runners Four) et adoré tous les albums zarbis de son groupe à géométrie transitoire The Curtains, les miniatures noise de Fast Talks (en 2001) comme les réductions pop de Vehicles of Travel (2004). Surtout, on a frémi de son éclosion en songwriter majeur, tout inclus et tout-terrain après son départ de Deerhoof : d’abord avec un Curtains de transition (auguste Calamity) puis avec Cryptacize, formé avec la magnifique hobo d’outre-époque Nedelle Torrisi (on la sacrerait volontiers plus belle voix de l’internationale indie si on nous demandait notre avis) et Mike Carreira, percussionniste de caractère formé à la musique contemporaine. Groupe précieux, idéal dans sa manière de rejouer en toute harmonie l’épuisante partie postmoderne depuis quelque pli très intimiste de l’espace-temps, Cryptacize avaient déjà inversé la complexité sur Dig That Treasure en abordant leurs chansons douces comme des berceuses comme autant de buissons ardents ou d’histoires à rebondissements. Ils réimaginent aujourd’hui depuis ses marges (musiques de film, pop cambodgienne, années 50) et en toute amabilité la pop entière en une party harmonieuse où tout communiquerait et résonnerait de concert, et s’inventent un âge imaginaire où l’exotisme et les mesures impaires suffiraient encore à faire pousser des continents. Le genre de disque qui, alors que vous l’écoutez, vous souffle l’illusion de résumer la musique toute entière ou, tout du moins, la seule qui vaut le coup d’être écoutée, réécoutée, encore et encore.

Quelle est la signification derrière le titre de l’album ?
"Mythomania" semblait être un titre très approprié pour désigner la manière dont on travaille, à passer nos journées assis en studio et à se perdre dans un trou noir créatif d’obsessions… Le mot résume aussi bien la manière dont je conçois la création: la réalité n’est qu’un faisceau d’apparences, de routines de traitement et de production d’informations qui entraînent une chaîne de phénomènes où une chose doit être faite pour en justifier une autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’histoire devienne vraiment bizarre.

A la lumière des vieux albums des Curtains comme Vehicles of Travel, on réalise à quel point ton songwriting a évolué depuis une excentricité un peu hystérique vers une effusion d’idées beaucoup plus apaisée.
Disons que je suis de moins en moins à l’aise avec mes soi-disant idées mais de plus en plus convaincu que des processus extérieurs échappant absolument à mon contrôle les rendront intéressantes d’une manière ou d’une autre. La musique, pour moi, c’est soit des tentatives, soit quelque chose que j’écoute comme si elle n’était pas de mon fait. Avant, j’étais si enthousiaste qu’il fallait que je sorte tout ce qui me passait par la tête. Je me laissais tellement absorber par mes expériences créatives que je n’arrivais plus à penser sur plusieurs dimensions, ce qui explique pourquoi les débuts des Curtains sont absolument dénués de mélodie. Je dis ça sans juger : la musique que je faisais alors n’est ni meilleure ni moins bonne que celle que je fais aujourd’hui, je note juste que j’ai changé.

Calamity des Curtains and Dig That Treasure étaient des disques très calmes, ce qui n’étai pas si surprenant après tes expériences plus bruyantes dans Deerhoof et Natural Dreamers. Qu’est-ce qui a motivé le retour à un son plus rock sur ce deuxième album de Cryptacize ?
Je ne sais pas trop ce qui s’est passé. Quand j’ai enregistré Calamity, j’étais assez déprimé et j’ai dû me battre pour réprimer les idées noires. Je compose la musique que j’ai envie d’entendre, et j’avais conçu le disque comme un havre où me réconforter et trouver du courage. Pour Dig That Treasure, je ne sais pas trop : nous étions très influencés par notre petit set-up de tournée, des petits amplis et un petit kit de batterie, et Nedelle et moi voulions rester aussi discrets que possible pour s’entendre chanter. L’enregistrement du disque fut simple, parce que nous voulions rester aussi fidèles que possible à cette formule.. Pour l’enregistrement de Mythomania, ce fut tout le contraire. Nous n’avions jamais joué en groupe la plupart des chansons, et nous les avons arrangés au fur et à mesure de l’enregistrement. Ceci dit, je ne crois pas à l’enregistrement naturaliste : un disque, c’est avant tout un collage. Dans Dig That Treasure, on voit moins les pièces du puzzle. Par exemple, le frère de Nedelle, qui est clarinettiste professionnel, était persuadé que les cordes sur Dig That Treasure étaient virtuelles, alors qu’elles sont toutes vraies.

Vous produisez vos albums vous-mêmes. Quel genre de musicien es-tu en en studio ?
Je ne dirais pas que je suis un savant fou : je sais plus ou moins les sons que je veux obtenir au préalable. Mais il arrive aussi que l’on soit à la recherche de sons que l’on n’a jamais entendus. On a essayé ça avec les guitares accélérées sur Tail&Mane, le premier morceau de Mythomania. Mais quand j’enregistre, j’aime avant tout travailler dans l’urgence. Nous sommes déjà si lents pour composer…

Jusqu’à quel point le songwriting est-il collectif ?
Nedelle et moi collaborons à tous les niveaux, aussi bien les paroles que la musique, comme Drew Barrymore et Hugh Grant dans Le Come Back. Mike (Carreira, ndr) intervient dans les arrangements et compose ses rythmes, bien sûr. Il reste en retrait pendant l’enregistrement, parce qu’il n’aime pas enregistrer, en fait.

A écouter la manière dont tu joues de la guitare et au vu de celle dont vous avez recruté Michael Carreira (en regardant des vidéos de démonstration qu’il avait uploadées sur Youtube), il semble que vous soyez très concernés par le jeu instrumental, ce qui est assez rare dans le monde de l’indie rock. Quels rôles ont vos jeux respectifs dans la musique de Cryptacize ?
Je pense qu’il n’y a rien d’aussi important que les chansons. Mais il est évident que nous entretenons des rapports passionnés avec nos instruments. Je trouve que Cryptacize tend vraiment à privilégier le songwriting à la performance, mais j’aimerais bien que ça s’inverse un peu dans le futur : en d’autres mots, j’aimerais beaucoup que le jeu devienne vraiment exceptionnel.

Dig That Treasure était le titre d’une comédie musicale écrite par ton père dans les années 50. Quelle valeur particulière ont ces années là à tes yeux?
Aucune valeur particulière. Toutes les époques se valent. Mais j’adore Duke Ellington, par exemple, même si on ne lui arrive pas à la cheville ! Tout du moins, j’aimerais tant que l’on puisse essayer certaines de ses idées, comme ces harmonies très épaisses, très proches, qui glissent le long des mélodies… Ca serait génial, mais je dois avouer que nous sommes encore bien trop limités. Je me contente d’emprunter à Ellington ses effets de vibrato, ceux qu’on trouvent dans ses cuivres.

La voix de Nedelle semble aussi jouer un rôle essentiel dans ce côté « hors du temps » de votre musique.
Je suis totalement d’accord : Nedelle est le chaînon manquant ! Ses parents l’ont eue très tard et son père, qui était batteur de jazz, a 79 ans. Et elle a hérité d’eux un style très décalé. Elle n’a jamais écouté de rock quand elle était jeune, par exemple. C’est grâce à elle que Cryptacize est si unique et en dehors du monde. Et c’est le message que j’aimerais que nous transmettions : que le mouvement du temps est une illusion, et que différentes époques coexistent dans le présent. « Hors du temps » est une qualité que je chéris et que je recherche en permanence, dans le monde et dans l’art.

Notre époque est si étrange qu’à part les choix de production et la technologie, beaucoup de disques qui sortent seraient impossibles à dater sans contexte. Est-ce que tu serais capable de dater ta propre musique ?
La meilleure musique n’a pas d’âge. J’espère donc que non : en enregistrant de la musique, nous fabriquons des petits trous de ver dans le temps.

Sur le blog du groupe, tu publies des compilations MP3 gratuites et tu fais l’apologie d’internet comme un territoire en friches d’une fabuleuse diversité. Tout est il aussi rose à tes yeux? En tant que musicien, tu dois bien un peu déplorer le peer-to-peer et les albums entiers en téléchargement gratuit…
Je ne fais pas de différence entre mon activité de musicien et ma passion de la musique. Mais je suis d’accord : en tant que musiciens, nous vivons une époque transitionnelle aussi difficile financièrement qu’excitante artistiquement. Il est difficile de trouver de l’argent pour vivre, mais la liberté des flux informationnels est une bénédiction. C’est toujours un peu comme ça : bon et mauvais à la fois. Et j’imagine que la fonction de la musique ici bas est fluctuante et doit s’adapter aux différents schèmes de sa consommation. Mike, notre batteur, a fait la prédiction intéressante que les gens vont sûrement se réunir en orchestres plutôt qu’en groupes : il y a tellement de musiciens dans le monde aujourd’hui, il est peut-être temps qu’ils s’assemblent autrement et oublient les tournées en petits comités. Dans la mesure où il y a déjà des « orchestres indie », on peut dire que ça a déjà commencé.

Une autre influence revendiquée du groupe est la musique pop non-occidentale influencée par la musique occidentale, qu’elle provienne du Cambodge des années 60, de Thaïlande ou d’Afrique.
Je suis juste obsédé par les belles mélodies, peu importe la langue. Je crois que j’ai un goût prononcé pour tout ce qui est exotique, aussi.

Le bel éclectisme qui s’exprime dans vos chansons démontre une créativité vivace et une maîtrise rare du mélange, de la combinaison, de la décontextualisation : tu mélanges l’avant-garde et la pop, la musique occidentale et la musique non-occidentale, la musique ancienne et la musique très moderne. D’autres musiciens se perdent dans le labyrinthe, en tombant dans des niches super spécifiques ou en recréant à l’identique des formes de musique préexistantes : comment arrives-tu à y voir clair ?
C’est difficile. On essaye vraiment de surprendre, de ne pas se laisser happer dans telle ou telle catégorie. Quand on travaille sur l’arrangement d’un morceau, on se demande souvent à quoi il ressemble : et s’il se trouve que la question a une réponse, évidente qui plus est, on sait qu’on est dans la panade et on dynamite toute. On essaye vraiment de combiner un maximum d’esthétiques différentes, dans l’espoir d’en faire naître de nouvelles. Enfin : on ne fait pas vraiment de différences entre les idées qui surgissent, on n’en privilégie aucune, on se concentre seulement sur ce qui nous plaît.

La phrase "Every not is an unfinished song" de Nedelle, dans votre premier album, est un très beau slogan. Est-ce qu’elle conviendrait pour définir ta définition de la musique à l’âge postmoderne ?
Nedelle cherchait une image pour décrire l’étendue infinie de possibilités dans laquelle on vit. Quelque part, je crois que les chansons que l’on compose sont déjà terminées dans un ailleurs idéal, et que le songwriter se contente d’en choisir une version. Je ne suis pas sûr que Nedelle partage cette vue des choses.

T’arrive-t-il de t’imposer des limites quant aux idées qui surviennent pour une chanson ?
L’écriture pop est une tradition, que l’on connaît bien et dont on use seulement comme une aide, ou comme un outil pour améliorer nos idées et les rendre plus articulées. Comme toutes les traditions, elle a tendance à vieillir prématurément si on la suit au pied de la lettre ! Je suis arrivé à la pop par des voies détournées, et ce n’est pas la première forme de musique que j’ai pratiqué : je suis autodidacte, et pendant longtemps c’est l’improvisation qui m’a le plus attiré conceptuellement. Le problème, c’est que cette dernière n’était pas vraiment en phase ni avec ma personnalité, ni avec mes compétences. Je ne toujours pas un très bon improvisateur, mais on aime bien improviser dans Cryptacize, aussi.

Quelle est ta définition d’une bonne chanson ? D’une bonne mélodie ?
Les bonne chansons sont celle que l’on aime, rien de plus. J’aime beaucoup les longues mélodies, celles qui ont des moments pas très glorieux, un peu laids, des formes irrégulières, toutes ces choses qui marquent mais dont on a du mal à se souvenir., comme celle de The Ballad of Sexual Dependency de Kurt Weill, par exemple.